Relance verte contre justice environnementale

Menaces sur la précarité énergétique

Yves JOUFFE, 2012

Collection Passerelle

Cette fiche dresse un bilan de la précarité énergétique et de son aggravation, au cours de la décennie passée, en France et en Europe. Par-delà, l’enjeu purement énergétique, voire écologique, l’auteur montre toute la complexité de cette question qui doit être pensée de manière systémique puisqu’elle est au croisement des questions de lutte contre la pauvreté, d’écologie et de préservation des ressources, de droit à la ville et de santé publique.

Le froid ou la dette

Que fait une famille modeste quand les factures d’électricité, de gaz ou de fioul deviennent vraiment difficiles à payer ? On imagine qu’elle aura déjà modéré ses dépenses de toutes les manières possibles. On devine qu’elle n’a pas assez de revenus pour faire de son logement un Bâtiment basse consommation®, ou pour déménager dans un éco-quartier®. Elle peut maintenant accumuler des impayés de plus en plus difficiles à résorber, se financer par un crédit à la consommation à taux usuraire, ne pas honorer ses loyers ou ses remboursements d’emprunt, ou encore manger moins et moins bien, autre forme d’endettement sur son capital santé. Elle peut aussi encore moins chauffer et moins éclairer, accepter le froid et l’obscurité, mettre des pulls, vivre dans une pièce unique, installer des chauffages d’appoint, calfeutrer les murs et les fenêtres. Elle devra alors faire avec l’humidité et l’obscurité, les moisissures et le papier-peint qui se décolle, les allergies et les maladies respiratoires de plus en plus intenses et fréquentes, puis la fin des visites des amis devant qui on a honte, la stigmatisation, le mal-être, la dépression, l’isolement et l’enfermement, et finalement peut-être l’insalubrité, le conflit avec le bailleur, les enfants retirés par les services sociaux, le relogement forcé, voire l’expulsion sans véritable relogement.

C’est cela la précarité énergétique : un processus qui commence par des revenus trop modestes, un logement mal isolé et un équipement inefficace, mal utilisé et dépendant d’une énergie chère ; un processus qui s’achève dans la précarité sanitaire, psychologique, économique et sociale.

Un phénomène très massif en Europe

Quelle est la situation en Europe ? Les réalités sont diverses, entre les pays et même entre régions. Mais les indicateurs eux-mêmes sont disparates. En 2009, 9,2 % des ménages européens (18 pays) se déclarent incapables de maintenir une température adéquate dans leur logement. Ce chiffre varie de 1,3 % aux Pays–Bas à 64 % en Bulgarie, en passant par 5,5 % en France comme en Allemagne. De fait, le chiffre double (21 %) quand on prend la moyenne des 27 pays de l’Union européenne. Si on compte les ménages qui déclarent des impayés, on retrouve des chiffres équivalents (8 à 9 %). Les ménages qui déclarent des fuites ou des moisissures dans leur logement sont par contre plus nombreux dans les 18 pays enquêtés (16 %) mais de manière plus uniforme entre pays et entre classes de revenus. Enfin, les ménages qui dépensent en énergie domestique plus du double de leur moyenne nationale sont 13 % dans l’Union européenne et 16 % en France en 20101.

On retiendra finalement que la précarité énergétique touche environ entre un ménage sur cinq et un ménage sur dix dans l’Union européenne. Un facteur semble l’emporter dans l’explication de la disparité des situations nationales. En confrontant le nombre de ménages incapables de se payer leur chauffage entre le Nord (Pays–Bas et pays scandinaves entre 1,3 % et 1,5 %) et le Sud (Grèce et Portugal à 16 % et 28 %) de l’Europe, il semble que le climat importe peu par rapport à la pauvreté des nations.

Un ménage sur six en France et ça empire

A l’échelle nationale, d’autres statistiques apparaissent. Le taux d’effort énergétique requis désigne les ménages qui devraient dépenser plus de 10 % de leurs ressources pour se chauffer convenablement étant donné la performance énergétique de leur logement. En 2009, ils sont estimés à 18,4 % au Royaume–Uni, alors qu’ils n’étaient que 5,9 % en 20032. En France, le taux d’effort énergétique effectif identifie les ménages qui ont dépensé plus de 10 % de leur budget dans le chauffage et l’énergie domestique (14 % en 2006). Cet indicateur oublie toutefois les ménages qui subissent le froid au lieu de risquer l’endettement. En 2006, 14,8 % ont déclaré avoir eu froid pendant l’hiver 2005 (3,5 millions dont 2,3 dans la moitié la moins riche de la population). Ils n’étaient que 10,9 % en 1996. Ces populations ne se recouvrent presque pas : 2 % des ménages cumulent le froid et l’effort budgétaire, ce qui rassemble tout de même 621 000 ménages en grande difficulté3. 300 000 ménages français ont d’ailleurs déjà pu bénéficier d’une aide financière pour régler leurs factures d’énergie via le Fonds de solidarité pour le logement4 (FSL).

Multiplicité des dispositifs institutionnels

L’action publique prétend changer cette funeste équation entre pauvreté, logement inefficace et énergie chère. Puisque l’énergie va se renchérir, il reste à agir sur la pauvreté, sur le logement et son équipement, mais aussi sur les usages. D’où un ensemble très diversifié de dispositifs dans ces trois domaines : aide pour les impayés ou tarif social de l’énergie ; aide aux travaux et étiquette énergétique des logements et équipements ; conseil et accompagnement pour des éco-gestes.

En Suède, les logements bien isolés, les équipements efficaces et la protection sociale universelle évitent les situations critiques de coupures de l’électricité ou du gaz. L’Allemagne agit peu et surtout dans l’objectif de lutte contre le changement climatique. De nombreux dispositifs, en particulier via les fournisseurs privés d’énergie, existent au Royaume-Uni, entre autres grâce à des luttes sociales pour le droit à l’énergie dès 1975. La France sélectionne avant tout les ménages pauvres et modestes, alors que les programmes britanniques se focalisent sur des populations a priori vulnérables du point de vue sanitaire, du fait de leur présence importante à leur domicile, à savoir, les personnes âgées ou handicapées, les malades et les chômeurs.

La coordination de ces dispositifs au travers de programmes et d’observatoires nationaux constitue une tâche ardue et donc particulièrement soumise aux orientations politiques nationales.

Extension de la notion : énergie, logement, carburant, contraintes, vulnérabilité

Le succès de la notion de précarité énergétique, succès consacré par le Grenelle de l’environnement, a favorisé l’extension de ses contours. Il a absorbé, dans l’accès à l’énergie, toutes les énergies (pas seulement l’électricité et le gaz) et tous les usages domestiques de l’énergie (pas seulement le chauffage). Surtout, le logement lui-même et ses équipements sont désignés comme causes et donc comme critères et objets d’intervention. Autrement dit, les tarifs sociaux d’électricité et de gaz ne suffisent plus. C’est à la fois l’insuffisance des aides financières ponctuelles et l’exigence d’économies d’énergie qui orientent l’action vers l’isolation et les équipements du logement. Le périmètre tend maintenant à inclure le carburant automobile, voire l’eau. Le transport est une contrainte non négociable pour les ménages habitant des territoires périurbains ou ruraux sans transport alternatif à l’automobile. Les dépenses de carburant fragilisent alors le budget énergie. D’autres dépenses contraintes peuvent alors être intégrées dans le phénomène de précarité énergétique. Ce regard englobant permet des dispositifs d’aide qui prennent en compte les arbitrages du ménage entre tel et tel besoin, et qui peuvent donc dépasser les limites d’une action publique sectorielle. Deux modalités apparaissent pour prendre en compte le transport ou d’autres dépenses : la contrainte budgétaire actuelle et la vulnérabilité au futur renchérissement de l’énergie. Comme contrainte budgétaire, la double dimension logement-transport permet de prendre en compte les conséquences du choix résidentiel. Elle appelle une politique publique de mise en œuvre du droit à la ville dont l’action contre la précarité énergétique dans le logement ne serait qu’un pan. La prise en compte de l’ensemble des dépenses contraintes des ménages conduit même à une politique globale de lutte contre la pauvreté et l’inégalité. Par contre, comme domaine de vulnérabilité face au prix de l’énergie, le couple logement-transport appelle plutôt une prospective et une politique publique de transition énergétique, en amont et donc en dehors des situations actuelles de précarité énergétique.

Focalisation des objectifs : la transition énergétique sans la lutte contre la pauvreté

Alors que la notion de précarité énergétique tend à s’étendre, la nécessité d’une action efficace donc cohérente focalise ses cibles et objectifs. Deux cibles prennent forme, en fonction des forces sociales en présence : un périmètre restreint aux pauvres mal logés et un périmètre étendu aux vulnérables. Ces deux périmètres constituent des périls pour le traitement de la précarité énergétique dans la mesure où ils amènent à se focaliser sur l’énergie aux dépens de la pauvreté, par exemple en finançant l’aide aux travaux et pas les tarifs sociaux du « bouclier énergétique ». Le périmètre restreint aux ménages à la fois pauvres et mal logés délaisse les pauvres bien logés ou en habitat insalubre pour lesquels l’amélioration énergétique du logement et des équipements n’est pas envisagée. Le périmètre étendu à la vulnérabilité énergétique oriente l’action vers des politiques globales et ambitieuses de transition énergétique. Les ménages qui souffrent d’ores et déjà de froid ou d’un effort budgétaire insoutenable peuvent bénéficier plus ou moins rapidement de ces dispositifs mais ils n’en constitueraient plus le fondement ni l’objectif.

La crise comme révélateur du rôle de la pauvreté dans la précarité énergétique

Pourtant, la pauvreté à elle-seule génère de nombreuses situations de précarité énergétique. L’augmentation de la précarité énergétique semble également liée à ce facteur. Certes, les prix de l’énergie montent. Ainsi, entre 2001 et 2006, les dépenses l’énergie dans le logement ont augmenté pour tous les ménages français. Mais la part de ces dépenses dans le budget a fortement augmenté chez les plus modestes (de 10,2 % à 14,9 % pour le quart le plus pauvre de la population) alors qu’elle diminuait chez les ménages aisés (de 6,3 % à 5,9 % pour le quart le plus aisé). En effet, au contraire des plus modestes, les ménages aisés ont accès à des logements bien isolés et équipés, et leurs revenus ont augmenté plus vite que les prix de l’énergie. L’approfondissement des inégalités sociales nourrit l’extension de la précarité énergétique.

De la mobilisation sanitaire et sociale à l’alliance entre écologie et économie

Ce positionnement sectoriel de la lutte contre la précarité énergétique qui délaisse l’action contre la pauvreté monétaire, peut se lire comme son alliance tactique avec l’idéologie écologique. La sortie de la précarité énergétique ne viendra pas d’une lutte moribonde contre la pauvreté. Or, le réchauffement climatique et le renchérissement de l’énergie mobilisent. Surtout, la préoccupation écologique peut se traduire en termes de «croissance verte» portée par l’État et tous les acteurs économiques. Sans passer par la phase britannique de la politique sanitaire ni s’attarder sur la phase de politique sociale, la France rentre déjà dans la phase de capitalisme vert.

Dépasser l’approche de l’efficacité énergétique

Pourtant les enjeux de la pauvreté et de l’écologie, au lieu de s’exclure au bénéfice des investisseurs, peuvent être appréhendés ensemble en situant la précarité énergétique dans le cadre du droit au logement et du droit à la ville, voire de la lutte sociale pour l’égalité. Ces deux horizons corrigent les dispositifs orientés vers l’efficacité énergétique. Ils préservent surtout la visibilité politico-médiatique de la précarité énergétique en tant que révélateur de la pauvreté et de son aggravation. De fait, la pauvreté risque d’augmenter autant que les prix de l’énergie.

D’autre part, une action publique focalisée sur l’aide aux travaux d’efficacité énergétique ou sur une transition énergétique sans sobriété améliorerait la situation des ménages concernés mais alimenterait une élévation des normes d’usage de l’énergie. La population aurait alors «besoin» de consommer davantage d’énergie et verrait sa vulnérabilité énergétique augmenter.

Ensuite, les appels à la sobriété énergétique par vertu économique et écologique posent problème, sans même parler de mesures restrictives comme une taxe carbone. Focalisés, ils stigmatisent. Uniformisés, ils épargnent les riches qui consomment pourtant plus et ont même les moyens d’être vertueux sans effort grâce à un investissement dans l’efficacité énergétique. Normés, ils condamnent un ménage qui se chauffe beaucoup, parfois pour compenser d’impossibles vacances d’ailleurs plus polluantes. Cette discipline écologique permet aux classes dominantes de préserver leur environnement global et leur mode de vie inégalitaire.

Enfin, les dispositifs de lutte contre la précarité énergétique peuvent eux-mêmes renforcer les processus de précarisation. Ainsi, le déclenchement d’une procédure aidée de rénovation au bénéfice de locataires peut provoquer des conflits avec leur bailleur qui les jugerait responsables de la dégradation du logement et refuserait d’y investir. L’intervention des services sociaux peut aussi provoquer une condamnation des éventuelles tactiques de survie qui rentrent dans le domaine de la fraude, ou une réprobation des conditions de vie dans le logement qui entraînerait le retrait des enfants y vivant ou bien le relogement forcé. De manière générale, les politiques de réhabilitation sont susceptibles d’expulser les locataires des logements et quartiers réhabilités du fait de l’augmentation des loyers et des prix des services de proximité. Contre cette gentrification, c’est encore une fois l’enjeu du droit à la ville qui doit être défendu comme cadre de mise en œuvre de telles réhabilitations.

Pour une vraie justice environnementale

Les approches partielles, centrées sur la dimension énergétique, de la lutte contre la précarité énergétique fédèrent des soutiens politiques en particulier parce qu’elles sont censées lutter contre les inégalités environnementales, à savoir protéger les personnes exposées à la fois aux rigueurs du climat et au renchérissement de l’énergie. Pourtant, la justice environnementale a d’autres dimensions auxquelles ces approches centrées sur la dimension énergétique ne satisfont pas. Elles renforcent l’inégalité en aidant les propriétaires et les investisseurs plutôt que les locataires. Elles ne pénalisent pas les ménages aisés alors qu’ils participent plus que les autres à consommer de l’énergie et à définir une norme énergivore. Elles s’imposent aux populations défavorisées qui sont exclues des processus décisionnels. Leur influence sur les dispositifs est cruciale car ils pourraient alors favoriser toutes les dimensions de la justice environnementale. Le droit à la ville et la lutte sociale pour l’égalité fondent leur principe dans le rétablissement du pouvoir des groupes défavorisés sur la ville et la société. Ils constituent donc les cadres optimaux de mise en œuvre de la lutte contre la précarité énergétique dans une visée de justice environnementale.

1 Voir le site du RAPPEL et l’article de Laurent, E., Pour une justice environnementale européenne. Le cas de la précarité énergétique. Revue de l’OFC, Débats et politiques, 2011, p. 99–120.

2 The Poverty Site

3 Voir le site du RAPPEL et Arnault,S., Briant, P., Devalière,I., La précarité énergétique : avoir froid ou dépenser plus pour se chauffer, Insee première n° 1351, mai 2011.

4 Le FSL est institué dans chaque département. Il accorde des aides financières aux personnes qui rencontrent des difficultés pour s’acquitter des obligations locatives et des charges relatives à leur logement.

Referencias

Références sur la précarité énergétique

  • Arnault Séverine, Briant Pierrette, Devalière Isolde, La précarité énergétique : avoir froid ou dépenser plus pour se chauffer, Insee première n° 1351, mai 2011

  • Laurent Eloi, Pour une justice environnementale européenne. Le cas de la précarité énergétique, Revue de l’OFC, Débats et politiques, 2011, p. 99–120.

Sites internet de documentation

France

Royaume–Uni

États–Unis

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