L’opération Territoires zéro chômeur de longue durée

Séminaire Économie et sens - association des amis de l’EDP

Patrick Valentin, Michel de Virville, enero 2017

École de Paris du management

Patrick Valentin a mené, de longues années durant, une activité de créateur et de patron d’entreprises sociales sans but lucratif, pour permettre aux personnes les plus défavorisées

de s’insérer dans la société. En 1994, il lance, à Seiches-sur-le-Loir, une expérience fondatrice.

Après avoir sensibilisé les acteurs du territoire au chômage de longue durée, il demande aux quatre-vingts personnes concernées ce qu’elles savent et veulent faire, et constate que cinquante-neuf d’entre elles sont prêtes à s’investir. Un projet d’entreprise les employant toutes est mis sur pied, le nombre des travaux d’intérêt local recensés étant suffisant pour le faire fonctionner. Il est toutefois nécessaire, pour en équilibrer les comptes, de verser à l’entreprise les indemnités perçues par les chômeurs et de lui rétrocéder les cotisations sociales. C’est l’enthousiasme, vite refroidi par le préfet, qui déclare cette opération illégale. Quelques années plus tard, les conditions semblent réunies pour trouver un cadre légal à ce projet et y associer plusieurs territoires…

Para descargar: es110117_zero_chomeurs_ld.pdf (250 KiB)

L’opération Territoires zéro chômeur de longue durée

Patrick VALENTIN : Mon aventure a commencé en 1971, à la Fédération patronale de la métallurgie, où j’étais chargé de la mise en place de la loi sur la formation continue. À mon grand étonnement, le patronat était parfaitement conscient que le chômage se durcirait et se répandrait parmi les moins qualifiés. C’est ainsi que je me suis orienté, à partir de 1974, vers l’économie sociale et solidaire, et plus particulièrement vers ceux qui ne sont jamais sérieusement embauchés, cantonnés dans le chômage de longue durée, dans les boulots précaires ou dans le travail au noir.

Les prémisses : recruter ceux qu’on ne recrute jamais

Pendant des années, j’ai créé des entreprises et recruté systématiquement les personnes qu’on ne recrute jamais, à commencer par les handicapés, dans le cadre offert par la loi d’orientation de 1975 – mise en application en 1977 –, avant la décentralisation. J’ai participé à la création de nombreuses institutions de travail protégé, centres d’aide par le travail ou ateliers protégés, qu’on nomme aujourd’hui établissement et services d’aide par le travail (ESAT) et entreprises adaptées. Dès 1985, je me suis intéressé à la montée de la protestation des chômeurs de longue durée et j’ai vu comment le pouvoir a brisé, habilement, la volonté populaire. En 1984-1985, de nombreuses associations protestataires ont surgi, financées par les villes et les communes, réclamant le droit à l’emploi, tel qu’on l’avait connu, au moins implicitement, lors des Trente Glorieuses. J’ai rencontré Maurice Pagat, fondateur, en 1982, du premier syndicat de chômeurs et, en 1984, de la première maison des chômeurs, côtoyé Jean-Baptiste de Foucault, qui crée, en 1985, l’association Solidarités nouvelles face au chômage et sera commissaire au plan de 1992 à 1995, connu Pierre Larrouturou ou Jacqueline Saint-Yves, initiatrice, en 1983, à Redon, de l’association Aide, et longtemps présidente du réseau d’entreprises d’insertion solidaires Coorace. En 1990, l’ouvrage de synthèse de Claude Alphandéry, intitulé Les Structures d’insertion par l’activité économique, publié à la Documentation française, jettera les bases de ce champ d’action.

À cette époque, j’allais à la sortie des églises proposer du travail aux gens qui mendiaient et qui, contrairement aux idées reçues, ne demandaient pas mieux que de travailler. Certains usages étaient requis : il fallait s’asseoir à côté de la personne, ne pas la gêner alors qu’elle “faisait la manche” et lui parler au moment opportun.

Quelques jours ou quelques semaines plus tard, cette personne arrivait dans notre atelier et se mettait à travailler avec plaisir. Nous ne demandions ni nom ni date de naissance. Nous procédions à l’envers, puisque l’endroit ne fonctionnait pas. Les gens qui travaillaient chez nous continuaient de faire la manche, à temps partiel, et venaient à l’atelier parce qu’ils s’y sentaient bien. Mais la limite légale du travail en insertion était alors fixée à deux ans, durée tout à fait insuffisante pour réinsérer pleinement ces gens, que nous étions contraints de rendre au trottoir.

Un territoire, une expérience fondatrice : Seiches-sur-le-Loir

Le projet des Territoires zéro chômeur de longue durée vient de la déception qui fut la mienne, dès cette époque, devant l’inertie des politiques publiques. En 1993-1994, nous avons lancé une première expérience dans une petite commune du Maine-et-Loire, Seiches-sur-le-Loir, dont le maire se demandait comment faire revenir à l’emploi ceux de ses administrés qui en étaient exclus. La méthode que nous avons alors mise en place est toujours la nôtre. Elle comprend quatre temps.

Créer le consensus

Tout d’abord, nous cherchons l’unanimité sur la nécessité de prendre à bras le corps la question du chômage de longue durée en affirmant, premièrement, que personne n’est inemployable, deuxièmement, qu’il y a plus de travail que de gens pour le faire, troisièmement, que ni l’État ni les collectivités ne sont en faillite, par conséquent qu’il y a de l’argent pérenne pour financer des emplois pérennes. Ce consensus est long à établir, car il faut convaincre les entrepreneurs locaux que nous ne leur ferons pas de concurrence déloyale, et les fonctionnaires que nous ne nous substituerons pas à eux. C’est ce que nous appelons le temps préliminaire. Il nécessite de nombreuses rencontres, notamment avec le conseil municipal, pour que soient établies les preuves de ce que nous avançons.

Rencontrer les chômeurs de longue durée et voir leurs compétences

Le premier temps de l’action, conçue dès le départ comme une expérimentation, s’appuie sur les personnes en situation de chômage de longue durée elles-mêmes et s’attache non pas à savoir s’il y a ou non du travail, mais à identifier qui sont ces personnes et ce qu’elles veulent. À Seiches-sur-le-Loir, elles étaient quatre-vingt ; cinquante-neuf ont accepté notre invitation. Nous avons mené avec elles des entretiens individuels, de plus d’une heure chacun, centrés sur trois questions : que savez-vous faire ? Que voulez-vous faire ? Qu’acceptez-vous d’apprendre ? Nous n’avons vérifié ni les diplômes ni les qualifications. De fait, ces gens avaient de nombreuses compétences, dont ils étaient fiers. La réponse à la deuxième question tenait en peu de mots : « Ce que vous voulez dès lors que je retrouve du travail », nous ont répondu la plupart des personnes interrogées. Quant à la troisième question, elle révélait le rejet de l’enseignement et des formations traditionnelles, mais aussi l’adhésion à la formation en emploi, en situation : apprendre en travaillant.

Identifier les tâches en fonction de leur utilité

Une fois obtenue la réponse à ces trois questions, le deuxième temps de l’action peut être lancé : la recherche auprès de la population locale, rencontrée lors de l’étape préliminaire, des tâches qui seraient utiles à la commune et à ses habitants, sans préjuger de l’aspect pécuniaire. Nous avons été très surpris d’observer que, même à de faibles niveaux de qualification, l’offre de travail était bien supérieure au temps disponible. Ainsi, la commune, qui n’en avait pas les moyens, souhaitait-elle investir dans la création d’un camping et la mise en emploi de ses chômeurs en eût permis l’aménagement. Un boulanger aurait pu doubler son chiffre d’affaires en livrant son pain en campagne, mais l’embauche d’un employé supplémentaire lui eût coûté trop cher ; le recrutement d’une personne pour ce poste par notre entreprise à but d’emploi aurait représenté un gain pour tous.

Aujourd’hui, dix territoires vont pouvoir se lancer, et nous avons des centaines d’exemples. À Nièvre, la forêt génère d’innombrables travaux. À Mauléon, un homme de 40 ans m’a confié qu’on ne lui avait jamais posé auparavant la question de ce qu’il désirait faire, en l’occurrence, prendre des photos, écrire et communiquer.

Cet homme est devenu le journaliste de l’entreprise à but d’emploi que nous avons créée. Il a écrit un livre sur l’histoire de cette entreprise, dont il réalise par ailleurs le journal. Mauléon ne compte guère plus de 7 000 habitants, et lors de la réunion qui a précédé la création de l’entreprise à but d’emploi, nous étions 350 dans la grande salle du cinéma ; c’est dire l’impact de la communication.

Mais à Seiches-sur-le-Loir, voici vingt-deux ans, le préfet ne nous a pas donné l’autorisation de financement et ne nous a donc pas permis de passer à la troisième étape, alors que le projet d’entreprise que nous lui avions présenté indiquait de façon précise les travaux envisagés, les personnels, les horaires, les investissements nécessaires, les clients potentiels et les budgets prévisionnels sur les trois premières années. Nous avions aussi démontré, ce qui était alors plus simple qu’aujourd’hui, que la création de cette entreprise enrichirait considérablement les comptes de la collectivité locale. J’ai noté tout cela dans un livre, publié en 1994 aux éditions Chronique sociale, intitulé Le Chômage d’exclusion… Comment faire autrement ?

De l’allocation chômage pérenne au financement pérenne de l’entreprise à but d’emploi

À cette époque, les chômeurs de longue durée bénéficiaient du revenu minimum d’insertion (RMI), qui devenait pour la collectivité un “manque à dépenser” dès lors que les allocataires se trouvaient employés dans notre dispositif ; d’autre part, si les entreprises solidaires et associatives ne paient pas d’impôt sur leurs bénéfices, elles acquittent la TVA, la taxe foncière, et versent des cotisations sociales. Les économies et les recettes induites par l’existence même de notre entreprise couvraient très largement le salaire des employés. Le budget du RMI a connu une croissance constante. Il n’y avait donc pas de raison, rétrospectivement, de ne pas réorienter ce budget de façon pérenne, mais plus astucieuse, dans l’entreprise.

Michel de VIRVILLE : Lorsque le RMI a été instauré, je faisais partie des équipes qui le mettaient en place au niveau national, et nous savions que nous étions en train de constituer un budget pérenne. Nous étions très inquiets de ne pouvoir établir, en regard, des activités d’insertion susceptibles de répondre à cette dépense.

C’eût été une sorte de miracle que les connexions entre les deux initiatives se fussent produites dès ce moment.

Patrick VALENTIN : RMI ou Assedic, notre entreprise ne s’équilibrait que si les aides qu’auraient perçues nos salariés lui étaient reversées, et comme nous entendions payer des charges sociales, nos salariés auraient cotisé. En revanche la loi, comme nous l’a rappelé le préfet, ne permettait pas qu’on effectuât de tels transferts et ne prévoyait pas qu’on y fît exception, même à titre expérimental, sur une portion, même infime, du territoire.

Vers l’inscription dans la loi de l’expérimentation territoriale

Dans les années 2000, s’est popularisée l’idée de ce qu’on nommait alors l’activation des dépenses passives, qui reposait peu ou prou sur le même principe que nos expériences : le transfert des sommes allouées aux chômeurs vers la rémunération d’un emploi. Les critiques ont fusé de toutes parts, accusant cette proposition d’escroquerie à l’assurance. En 2003, le président Jacques Chirac a lancé l’idée de constitutionnaliser le droit à l’expérimentation législative pour les collectivités territoriales. En 2008, le sujet m’a donné matière à un nouveau livre, Chômage de longue durée – Emploi précaire – Plaidoyer pour une économie solidaire, également publié aux éditions Chronique sociale, où j’imagine ce que pourrait être une loi qui ferait de l’emploi un droit. L’ouvrage a été remarqué par le mouvement ATD Quart-Monde.

Le projet a été relancé de 2012 à 2016, avec ATD Quart-Monde, et j’ai rencontré Michel de Virville, de nombreuses années après les premières expérimentations. C’est ainsi qu’est née, avec l’aide du député Laurent Grandguillaume, la loi 2016-231 du 29 février 2016 d’expérimentation territoriale visant à résorber le chômage de longue durée, promulguée et publiée au Journal officiel le 1er mars 2016, qui met en place, pour une durée de cinq ans, dix territoires d’expérimentation. Les quatre premières entreprises à but d’emploi sur les territoires habilités par la ministre du Travail ouvriront ce mois-ci et les six autres entre les mois de mars et d’avril, au plus tard en mai ou en juin. Ces dix territoires ont franchi l’étape préliminaire, la première et la deuxième étapes, et s’apprêtent à entrer dans la troisième phase du projet, en l’occurrence l’ouverture des entreprises à but d’emploi.

Confiance vs contrôle

Michel de VIRVILLE : Je suis entré dans ce projet voici deux ans et demi. J’étais alors conseiller maître à la Cour des comptes. J’ai commencé par rejeter les propositions de Patrick Valentin, pour finir par me convertir à ses vues. Le point fondamental de l’ensemble du dispositif, c’est un mode de gestion des difficultés fondé sur la confiance. Nous sommes dans une société qui a très largement perdu confiance en la vertu et qui s’appuie, par conséquent, sur des procédures. Très souvent, ce fonctionnement complique les choses plus qu’il ne les simplifie.

Notre pratique, ici, fait exactement l’inverse, et tranche avec ce qu’ont connu les personnes auxquelles nous nous adressons lors de leurs précédents entretiens avec Pôle emploi ou de précédentes formations, où elles ont toujours eu l’impression d’être soumises à des contrôles. Lors d’un recrutement, on trie et l’on pose des questions destinées à la sélection des “meilleurs”. Les candidats le ressentent parfaitement et intériorisent ce qu’ils perçoivent eux-mêmes comme une inaptitude à l’emploi. En renversant les questions posées, puisque nous affirmons que l’emploi est garanti, nous transformons le problème, qui devient le “comment” du travail, que nous définissons ensemble.

La gestion locale des conflits d’intérêt

Lors de mes premiers entretiens avec Patrick Valentin, ma principale objection se fondait sur la crainte que les emplois subventionnés ne concurrencent d’autres emplois existants. On pouvait également soupçonner que les maires des communes concernées en profiteraient pour supprimer des emplois publics, allégeant ainsi leur budget et profitant de l’argent de l’État. Dans ces conditions, l’augmentation de la dépense publique ne se traduirait pas par une augmentation de l’activité. À quoi je me suis entendu répondre que mon jugement était déformé par ma position parisienne et centrale. Au niveau local, ces problèmes ne se posent pas, parce que l’existence ou l’inexistence de tels conflits d’intérêt y est évidente et que l’on sait si l’on détruit ou non de l’emploi privé préexistant, si le maire supprime des emplois publics, si l’on concurrence Pôle emploi.

Lorsque la confiance est suffisante au niveau local – et ce que nous faisons ne peut se faire qu’à ce niveau –, lorsqu’il y a suffisamment de vertu, le modèle peut et doit fonctionner, dans une transparence qui dépend de l’intimité des acteurs et de leurs capacités à évaluer, à juger leurs actions. Certains territoires retenus pour l’expérimentation sont urbains et densément peuplés. Cette intimité y est donc moins forte qu’en milieu rural.

Ils sont un test essentiel de ce mode de management fondé sur la confiance, où l’on remplace des sécurités procédurales par un investissement local sur le contrôle par tous d’un fonctionnement qui voit des ressources publiques mises au service de la création d’activités utiles et pérennes pour exercer véritablement le droit à l’emploi. C’est, pour l’administration du travail, une vraie révolution. Les contrats aidés qu’elle est chargée de financer sont soumis à une collection d’interdits visant à éviter leur dévoiement, dans une logique de défiance.

Nous sommes évidemment dans une perspective différente, puisque notre entreprise postule la confiance.

La loi d’expérimentation nous permet d’ouvrir cet espace de liberté. Elle a été votée à l’unanimité de tous les groupes, à l’Assemblée, au Sénat et en Commission mixte paritaire. Seul un sénateur représentant les Français de l’étranger a voté contre. Malgré cet assentiment presque général, il est très difficile pour l’Administration de se placer dans une logique d’accompagnement et non plus de surveillance, d’autant, bien sûr, que nos postulats n’ont pas tout à coup créé un monde universellement bienveillant.

Lorsque la pratique se frotte aux principes : les paradoxes de l’éthique

Patrick VALENTIN : Le choix des territoires illustre ce pari de la confiance et ses difficultés. Je me suis senti, pour ma part, piégé par les processus de surveillance que m’imposait l’administration nationale : nous avons mis en place pour les territoires qui se portaient candidats – une quarantaine environ – des processus de défiance, puisque nous avons dû sélectionner et n’en conserver que dix. Au début, nous n’étions pourtant allés chercher personne. Des gens, en revanche, étaient venus vers la petite équipe d’ATD Quart-Monde que j’animais, en phase avec ce que nous publiions ici et là. C’est ainsi que se sont construits les projets de Pipriac (Ille-et-Vilaine), de Mauléon (Deux-Sèvres) – où le maire et le chef de projet se sont affrontés lors de la dernière campagne municipale !

Michel de VIRVILLE : Le choix des territoires est un bel exemple de la contradiction des logiques. Dans une commune de 5 000 habitants, la confiance n’est pas induite. Il faut y travailler, généralement longtemps, souvent plusieurs années. C’est pourquoi nous pensions que seuls des territoires où des gens étaient déjà investis dans ce type de processus pouvaient constituer des candidats sérieux. Mais cela contrevient au principe républicain de neutralité. Nous avons donc émis un appel à projet, qui a obtenu quarante-trois réponses, dont certaines témoignaient plutôt d’un intérêt pour le projet que d’une candidature argumentée.

Questions d’histoire, de géographie, mais aussi de gestion

Michel BERRY : N’est-ce pas le retour des ateliers nationaux, qui, s’ils furent vilipendés, n’en avaient pas moins, à leurs débuts, bien fonctionné ? Mais le risque ne serait-il pas le même ? Une fin précipitée, soit parce que les territoires auront été mal choisis, soit parce les entreprises auront été mal gérées ? Qui seront les managers ? Des entrepreneurs – ou des entreprenants – qualifiés ?

Je pense à l’association 1001fontaines, qui s’occupe de distribution d’eau au Cambodge1, qui a fait le choix de confier ses projets à des entrepreneurs. Lorsque ceux-ci sont choisis par cooptation locale, cela se passe généralement mal. Si l’on en donne les clés à des gens qui n’ont pas le profil, parce qu’ils sont, par exemple, proches d’un chef local, cela tourne mal. N’est-ce pas un risque que courent aussi les entreprises à but d’emploi ?

Michel de VIRVILLE : Nous sommes dans une première phase d’expérimentation, qui a pour fonction de démontrer le bien-fondé des trois principes que Patrick Valentin a présentés : en l’occurrence que les chômeurs de longue durée veulent travailler, que nous sommes capables de leur fournir une activité localement utile et qu’enfin le dispositif non seulement ne coûte pas plus cher que les économies ainsi réalisées, mais crée de la valeur. Nous disposons pour cela de cinq ans – qui nous permettront éventuellement de distinguer les résultats en milieu rural et urbain. Nous espérons passer, dans une prochaine étape, de dix à cent territoires. Dans l’état actuel du projet, le fonds de financement, dirigé par Patrick Valentin, coprésidé par Louis Gallois et moi-même, fonctionne comme un groupe dont chaque territoire serait une filiale. Les qualités nécessaires à la direction des entreprises à but d’emploi sont particulières. Parviendrons-nous à créer, sur les territoires originels, une pépinière d’entrepreneurs qui pourront satisfaire aux besoins de management d’un projet à plus vaste échelle ?

Nous l’espérons.

Débat

Des subventions et de la création de valeur

Un intervenant : Sur les deux sources de financement de l’activité que sont les budgets sociaux pérennes et la création de valeur –, envisagez-vous des chemins susceptibles d’augmenter la seconde ? Avez-vous des points de comparaison avec des initiatives répondant aux mêmes objectifs dans d’autres pays, mais qui privilégieraient l’emploi “pur et dur” ?

Patrick Valentin : Notre projet est très modeste ; c’est une des innombrables possibilités de mieux faire société demain qu’aujourd’hui. Si je m’y suis engagé, c’est parce que j’ai vécu le désespoir de ceux dont on ne veut pas.

Ce désespoir est la seule cible. Ces gens veulent jouer un rôle et recevoir de l’argent en contrepartie. Il faut se méfier de la notion d’emploi “pur et dur”, en d’autres termes d’emploi en apparence non subventionné, car c’est une illusion d’optique, tous les emplois étant cofinancés. En 1975, le plus gros centre d’aide par le travail de France était l’entreprise Bull. Aujourd’hui, ce serait Dell ou Areva. Il n’y pas d’emploi pur et dur. Il y a de l’emploi ou du non-emploi. Les emplois aidés ne sont pas plus de faux emplois que les emplois non aidés sont de vrais emplois. L’augmentation de valeur se fait partout : le salarié reçoit plus que ne lui offraient ses allocations ; le chiffre d’affaires de l’entreprise qui embauche ce salarié augmente.

Michel de Virville : Les biens et les services produits par l’entreprise à but d’emploi sont vendus. Leur financement est donc double : la subvention et le marché. Les activités concernées, si elles étaient rémunérées à un SMIC non subventionné, auraient probablement une tarification trop élevée pour être vendables, au moins au départ. Cependant, on observe que lorsque l’offre est installée et qu’elle suscite suffisamment de demande, ces activités sortent de la zone à subventionner. Nous espérons qu’un certain nombre des activités que nous avons mises en place vont quitter l’entreprise à but d’emploi pour rejoindre, si j’ose dire, le secteur concurrentiel ordinaire, parce que la subvention n’aura plus lieu d’être et que le marché existera à la tarification nécessaire pour faire vivre l’entreprise.

P. V. : Le projet est construit sur du long, voire du très long terme, avec une logique “contracyclique”. Nous pensons qu’il s’agit de créer, à proportion des besoins d’emploi d’une population, l’emploi supplémentaire et utile nécessaire pour cette population. Si l’économie locale augmente, ces emplois complémentaires doivent diminuer ; si elle diminue, ils doivent augmenter. À Prémery (Nièvre) où est prévue l’ouverture d’une scierie, je ne serais pas surpris qu’après le lancement de l’activité, les salariés rachètent l’entreprise, qui n’aura plus besoin de subventions.

M. de V. : Les retombées en dehors même du champ social sont importantes ; elles peuvent créer des relations très novatrices entre les acteurs locaux et produire des effets sur la politique de santé, par exemple.

Du rôle de l’Administration…

Int. : Pôle emploi est-il partenaire ?

P. V. : Les agents locaux réagissent très positivement, ce qui influe évidemment sur le jugement de la direction centrale.

M. de V. : Les agents de Pôle emploi prennent conscience que leur relation avec les chômeurs est perçue comme un contrôle et non comme une aide. Bien sûr, certains agents l’ont compris et ont opéré d’eux-mêmes un retournement, mais notre système leur a permis de se trouver du côté des demandeurs d’emploi. C’est une conversion, l’occasion de transformer leur pratique.

Int. : « Plus mon petit Liré que le mont Palatin », disait du Bellay, et c’est un peu votre propos. Mais comment rendre confiance à ceux du Palatin ?

M. de V. : Comprenons-nous bien : nous ne contestons nullement l’utilité de l’Administration, qui intervient de façon très satisfaisante dans de nombreux domaines. L’Administration et ses contrôles fonctionnent dans toute une série de cas, mais nous faisons précisément ce qu’ils ne savent pas faire. Notre première réussite est d’avoir beaucoup expliqué. C’est la raison pour laquelle nous avons reçu un accueil presque unanimement favorable au Parlement. Nous devons d’abord montrer que notre projet fonctionne sur les dix territoires expérimentaux, puis qu’il est contagieux et peut être mis en œuvre non plus sur dix, mais sur cent territoires. Il ne s’agit pas pour autant de généraliser, puisque notre initiative repose sur un volontariat de terrain.

… et celui des bonnes volontés

Int. : Vous appuyez-vous sur des retraités bénévoles ?

P. V. : Les bénévoles sont nombreux et divers. Nous venons de recruter une personne pour les organiser. Nous publierons des offres de soutien, qui iront de l’aide directe à l’entreprise à but d’emploi aux études scientifiques.

Le regard créateur contre la raréfaction du travail

Int. : Pensez-vous que l’innovation technologique se solde par un effondrement de l’emploi ?

P. V. : L’économiste Jean Gadrey, par exemple, qui s’intéresse aux indicateurs de richesse et aux limites de la croissance, pense que cet effondrement est beaucoup moins probable qu’on ne l’a annoncé. Il se produira des phénomènes considérables, dans le prolongement de ceux que nous vivons depuis les années 1990, mais il est sans doute excessif de parler d’effondrement. Cela dit, nous nous inscrivons dans une action contracyclique.

M. de V. : À vrai dire, on ne sait pas aujourd’hui qui a raison. En revanche, nous affirmons qu’il faut fournir une activité, à temps partiel ou à temps plein, à ceux qui sont durablement poussés à l’extérieur du système et qui veulent travailler : en créant les conditions économiques propices, qui coûtent moins cher que les traitements actuels, il est possible de leur proposer toutes sortes de tâches utiles.

P. V. : Les opportunités existent, encore faut-il les voir. Le regard crée de la réalité, et c’est également vrai pour l’emploi.

Revenus complémentaires ou revenu universel ?

Int. : En Italie, une centaine de villes ont adopté un pacte pour la régénération et l’entretien des biens communs, sur le principe de l’administration partagée, lancé par le laboratoire pour la subsidiarité (Labsus), qui s’appuie sur une disposition de la constitution italienne et a encouragé des accords entre communes et groupes de citoyens. Développez-vous dans le cadre des Territoires zéro chômeur de longue durée des activités à temps partiel ? Quelles sont les éventuelles articulations entre la rémunération de l’emploi et les aides sociales ? Comment jugez-vous, notamment dans ce type de situation, la proposition d’un revenu universel ?

Int. : ATD Quart-Monde n’est pas du tout d’accord avec le revenu universel…

P. V. : Ce qui n’est pas mon cas ! Notre expérience est assez différente des choses très intéressantes qui sont réalisées en Italie, parce que nous partons stricto sensu de la demande d’emploi et non des biens communs. Notre proposition d’emploi est à temps choisi, mais n’a de sens que dans la mesure où elle s’oppose à l’idée générale qu’il n’y a pas d’emploi. C’est cette idée que nous changeons et c’est pour cette raison que les gens viennent vers nous. Notre but est d’abord de soulager la souffrance de ceux qui veulent travailler mais qui se voient opposer la pénurie d’emploi. Quant à l’arbitrage avec les allocations, leur complémentarité est une évidence quotidienne.

M. de V. : Nous travaillons dans les conditions actuelles du droit du travail et des protections sociales. Il m’est difficile de me prononcer sur la question du revenu universel tant les définitions qui en sont données, par ses partisans comme par ses détracteurs, diffèrent.

Accompagner, c’est valoriser l’humain et le local

Int. : Comment animez-vous le suivi des personnes qui ne demeureront pas nécessairement employées par l’entreprise à but d’emploi ?

P. V. : “Faire entreprise”, c’est mettre ensemble les conditions pour que tout le monde ait sa place et soit suivi comme il convient. C’est cela le métier de l’entrepreneur. Nous avons constaté ce que fait gagner en estime de soi le fait d’être recruté. L’autonomisation doit être une deuxième étape.

M. de V. : Lors des discussions que nous avons eues pour préparer la loi expérimentale et les textes d’application, le débat avec l’administration du travail au sujet de l’accompagnement, du suivi et de la formation était piquant. Nous nous sommes entendus reprocher l’absence de dispositions contractuelles obligeant à suivre et former. Nous avons dû céder. Mais les dispositions mises en place sont d’une telle complexité que leur traduction concrète, sans parler de leur contrôle, s’avère difficile. Une telle réglementation n’est pas efficace au niveau central. C’est la confiance dans les patrons et dans les salariés des entreprises à but d’emploi qui permettra de créer, au niveau local, les conditions de suivi et de formation.

P. V. : L’entrepreneur vérifie auprès de ses salariés, en fonction du marché du travail, quels sont ceux qui peuvent et doivent répondre aux offres de Pôle emploi, où ils continuent d’être inscrits. Ces salariés sont, par ailleurs, en emploi formation, si modeste que soit cette dernière.

M. de V. : Nous avions imaginé une disposition, qui n’a pas été retenue en l’état, qui aurait permis au patron de l’entreprise d’orienter les salariés vers des postes dans l’économie “pure et dure”, avec clause de rupture du contrat de travail à la clé.

Int. : Au risque de déséquilibrer l’entreprise ?

P. V. : Notre but, c’est l’emploi, les intérêts des entreprises créées passent après, car elles sont, comme leur nom l’indique, “à but d’emploi”.

Int. : Comment engage-t-on le dialogue avec ceux qui ne peuvent plus se projeter dans l’avenir (c’est souvent le cas des gens du voyage sédentarisés) par le travail et qu’on doit convaincre qu’ils ont eux aussi quelque chose à dire ?

P. V. : Notre projet se veut, autant qu’il sera possible, ouvert à tous. Nous savons pourtant qu’existent des cas limites. La meilleure méthode, pour l’expérience que j’en ai, consiste à insister dans la culture d’entreprise sur la reconnaissance et sur l’accueil de l’autre, sur la valorisation de la différence. Dans une des entreprises dont j’ai eu la responsabilité, s’est présenté le cas d’un psychotique. L’important n’est pas qu’il travaille vite, mais qu’il trouve dans le travail une façon de vivre avec les autres.

Int. : Plus que de la valeur, c’est un capital d’enthousiasme que vous créez. Avez-vous prévu de fêter cet imaginaire nouveau ?

P. V. : Nous avons prévu d’organiser une grève du chômage, le 12 octobre, à laquelle nous aimerions que participent cent territoires. La grève du chômage, que nous avons déjà pratiquée, est un moment symbolique : elle met en évidence ce paradoxe qu’il est tout aussi légitime de faire grève pour dire son mécontentement des conditions de privation de travail que pour marquer son désaccord avec les conditions de travail lorsque celui-ci existe. Pratiquement, cela s’exprime par toutes sortes de travaux utiles réalisés au vu et au su de tous.

M. de V : La presse est évidemment sensible à ce genre de manifestation !

Chercheurs, politiques et cohérence du projet

Int. : Associez-vous des chercheurs – économistes, juristes, psychologues – à votre expérimentation, de sorte d’en tirer les enseignements qu’on imagine nombreux ?

M. de. V. : Bien sûr. Mais notre projet exprime précisément un refus d’une division du travail entre praticiens et chercheurs. Trois membres au moins de notre équipe centrale ont consacré une part importante de leur vie au travail intellectuel. Des équipes de recherche préparent une évaluation. Nos rapports peuvent être amicaux ou plus distants, néanmoins, nous avons le sentiment de faire nous-mêmes de la recherche.

Int. : Les disciplines universitaires sont victimes de leurs rituels, qui les enferment dans leurs champs respectifs…

M. de V. : Il ne faut surtout pas déconnecter connaissance rationnelle et pratique. Il en va de notre survie. Dix territoires sur quarante-trois ont été habilités, mais les bons dossiers étaient plus nombreux. Nous avons donc réuni tous les territoires, retenus ou non, pendant une journée. La discussion était d’un niveau intellectuel et théorique très exigeant. Un chercheur n’aurait pas été dépaysé. La confiance se nourrit de rationalité ; elle se met en oeuvre avec de la raison.

Int. : Avez-vous tenté de conseiller les candidats à l’élection présidentielle ?

P. V. : Nous devons demeurer modestes. Les politiques sont contraints à la simplification.

Int. : Considérez-vous les responsables politiques comme porteurs ou comme obstacles ? Donnez-vous la priorité à des formations locales, qui seraient susceptibles de créer des écosystèmes ?

P. V. : Les maires sont plutôt porteurs. Ils sont sur le terrain, commencent souvent à 4 heures du matin et terminent tard. Les batailles d’ego concernent surtout les grandes villes. La géographie de l’offre de formation dépend de la réalité locale, mais n’exclut ni la formation d’écosystèmes locaux ni le recours à des offres plus lointaines. Les personnes en très grande difficulté ont besoins de formations très spécifiques.

Int. : Avez-vous songé à déposer à l’Institut national de la propriété industrielle le dispositif “zéro chômeur de longue durée” pour protéger votre modèle des éventuelles dérives que lui imposerait la discontinuité du pouvoir politique ?

M. de V. : Le risque que nous courons, si nous connaissons un certain succès (entre 1 500 à 2 000 personnes embauchées sur les dix territoires retenus) serait plutôt celui d’une généralisation, d’une industrialisation hâtive, avant le délai de cinq ans, sans que la pépinière ne se soit suffisamment développée.

À côté du fonds que dirige Patrick Valentin, qui gère les dix territoires retenus, nous avons créé une association dont sont également membres ceux qui ne figurent pas (encore) dans le projet. Les entreprises à but d’emploi peuvent se développer sans nécessairement recourir à des financements publics, dès lors que des fonds propres et un flux de financement pérenne existent. Il est fort probable que des projets de ce type se montent, et nous ne souhaitons nullement les “excommunier”, mais plutôt travailler avec eux, pour que les expériences ne se perdent pas, d’une part, et pour garder, d’autre part, une certaine cohérence.

Affirmer une volonté pour libérer l’emploi

Int. : Le chômage de longue durée se traduit souvent par une sorte d’habitude du mensonge, imposé par des procédures de recrutement ; il frappe aussi, de plus en plus, les professions intermédiaires et intellectuelles, voire les cadres supérieurs. Retenez-vous tous les profils ?

P. V. : La gamme de profils est effectivement très large ; ce qui est un atout pour les entreprises à but d’emploi. Lorsque des gens très qualifiés se retrouvent au chômage sur une longue durée, c’est généralement parce qu’ils souffrent d’un autre problème, que des conditions trop rigides ne leur permettent pas d’affronter.

M. de V. : Le recrutement dépend directement de l’organisation du travail en entreprise, et c’est un sujet auquel on ne réfléchit pas suffisamment. La manière de recruter dit beaucoup sur la vie d’une structure et sur son management. Nos entreprises à but d’emploi sont dirigées pour provoquer un acte de recrutement “libéré”. On ne peut pas en attendre autant d’une entreprise gérée dans d’autres objectifs. Néanmoins, nous jetons une lumière originale qui éclaire aussi l’ensemble de la vie en entreprise.

Int. : Comment la confiance s’ajuste-t-elle à des territoires densément peuplés, par exemple à Tourcoing, ou dans le 13e arrondissement parisien, également retenus dans le projet ? Quelles sont les conditions de préparation des territoires ? Opposez-vous à cet égard France périphérique et métropole ?

P. V. : Ce n’est pas tant la spécificité urbaine ou rurale du territoire – Villeurbanne fait également partie du projet – qui compte, c’est la volonté locale clairement manifestée et si possible unanime. Le territoire n’est que le lieu où peut se manifester cette volonté.

M de V. : Les grandes villes sont nécessaires dans cette première étape, car nous devons y tester notre action pour les étapes ultérieures.

1 Jean-François Rambicur, François Jaquenoud, “1001 fontaines pour demain : pour une nouvelle économie de l’eau potable”,

Para ir más allá