Fiche de lecture : Grandir en humanité – Propos libres sur l’école et l’éducation

Abdennour Bidar, Philippe Meirieu - Autrement, 2022

Jean-Pascal Derumier, febrero 2022

La France comme bien d’autres pays est depuis des décennies en quête de la réforme adéquate qui permettrait de faire correspondre mieux le système éducatif aux attentes et besoins de la société.

Jean Pascal Derumier résume ici « Grandir en humanité – Propos libres sur l’école et l’éducation », de Abdennour Bidar et Philippe Meirieu, paru chez Autrement, en 2022 :

4° de couverture

À quoi et comment éduquer nos enfants aujourd’hui dans un monde déchiré et à l’avenir incertain, il est temps de nous redonner ensemble un grand projet éducatif et une vision pour l’école. Les réformes qui se succèdent sans continuité, les initiatives individuelles qui restent ponctuelles, tout cela ne suffit plus. Il nous faut des finalités capables de mobiliser tous les acteurs de l’éducation. Il nous faut une perspective commune qui puisse, tout à la fois, libérer les initiatives et combler les inégalités, redonner aux éducateurs le goût de l’engagement et permettre à nos enfants et adolescents de retrouver le désir d’apprendre, de comprendre et de réparer le monde. C’est ce cap clair pour l’école et l’éducation qu’ont cherché ici Abdennour Bidar et Philippe Meirieu.

Dans un dialogue en liberté et sans complaisance, le philosophe et le pédagogue ont échangé longuement sur les enjeux auxquels nous avons à faire face et les possibles qui s’ouvrent à nous. Ils appellent à se recentrer autour de quelques principes forts et à transformer radicalement nos institutions éducatives. Ils nous disent que rien n’est perdu si nous savons allier la lucidité et l’imagination, si nous voulons aider les générations qui viennent à « grandir en humanité pour sauver le monde qui vient ».

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Chapitres et extraits marquants

1. Une révolution copernicienne pour l’école

On ne peut créer des liens qu’entre les choses et des êtres qui ne sont pas confondus, mais qui, au contraire se reconnaissent, tout à la fois, comme singuliers et appartenant à un même univers, comme fondamentalement différents et pourtant profondément solidaires (Meirieu P33).

Une société peut-elle déléguer entièrement à son école la charge d’éduquer ses enfants, quitte à mettre en œuvre au quotidien des pratiques radicalement différentes, voire complètement contradictoires avec ce que cette école veut transmettre (Bidar P36).

Les parents d’élève soumis comme tout le monde à une énorme contrainte économique, ne demandant eux-mêmes plus guère à l’école que cela : des « débouchés » pour leurs enfants qui leur permettront d’avoir « une belle vie » synonyme d’argent à dépenser […] Une école qui, jusqu’à présent, n’est plus que la complice objective de l’ordre capitaliste, sa pourvoyeuse en bras et en intelligence servile (Bidar P39).

Le vrai fondamental ? ce serait de créer enfin une école de la liberté […] qui se donne pour tâche de stimuler en permanence l’autonomie […] de passer de la contrainte à la libération de l’initiative (Bidar P43).

L’état ne paiera plus pour une bonne école qu’à la condition que celle-ci produise des individus performants, qui rapportent (Bidar P45).

La société devrait être une école tout au long de la vie permettant à chacune et chacun de grandir en humanité tout au long de son existence, nous sommes face à l’inverse, à savoir une société entière qui est en train de soumettre l’école aux lois de l’économie libérale (Bidar P47).

2. La véritable refondation reste à faire

Il s’agit de faire grandir les élèves en conscience et en humanité par des pratiques pédagogiques qui contribuent, chacune de façon propre et toutes ensemble articulées, à la mise en culture de nos trois liens nourriciers, le lien à soi, vers l’autonomie de pensée et d’action, le lien vers l’autre, vers une fraternité universelle, le lien à la nature, vers l’harmonie de tout le vivant (Bidar 64).

Affirmer clairement que l’école primaire et le collège n’ont pas pour vocation à trier et à sélectionner les élèves, mais bien de les former tous, en mettant en œuvre les moyens nécessaires pour que chacun reçoive un enseignement adapté à ses besoins (Meirieu P 66).

Introduire la dimension culturelle change tout. Car c’est la culture qui a permis, dans l’histoire humaine, la construction des compétences et des connaissances … et c’est ce qui leur donne du sens encore aujourd’hui (Meirieu P67).

L’individu reste à sa merci (le système dominant) aussi longtemps qu’il n’a pas développé sa « lumière intérieure », c’est-à-dire sa force d’âme, sa puissance d’agir, sa créativité, la mètis (la ressource d’ingéniosité) d’Ulysse, son esprit critique, son indépendance d’esprit, son discernement, mais aussi son empathie, sa droiture, son courage, bref toutes les vertus intellectuelles et morales qui le rendent capable de se diriger de façon toujours plus personnelle, juste et sage (Bidar 78).

L’école est face à un choix radical : conspirer ou résister, être complice ou entrer en rébellion. Il est temps pour elle de se rappeler l’adage du philosophe Alain, dans ses Propos sur le pouvoir : « penser, c’est dire non » (Bidar P83).

3. Des adultes qui tiennent parole

L’école est véritablement révolutionnaire […] quand elle aide un élève à s’exhausser au-dessus de ses préjugés et de ses représentations […] sans enfermer quiconque dans ce dont il a hérité. Sans jamais le réduire à une « nature » ou à une « essence », mais en lui offrant toujours la possibilité d’oser sa « différence », comme le dit Derrida, d’aller au-delà de ce qui le défini, vers ce qu’il décide, ce qu’il crée, ce qui fait de lui un être unique, riche de son intériorité et capable de construire, avec les autres, une relation qui, comme le disait Emmanuel Levinas, « ne soit pas de pouvoir » (Meirieu P89).

Comment exercer l’art de la parole citoyenne critique et créatrice qu’en l’aidant à s’exercer continuellement de manière toujours plus juste, et depuis le plus jeune âge (Bidar P94).

La notion d’équipe me semble tellement sous-évaluée sans notre institution aussi bien du côté des élèves que des adultes (Bidar p102).

On n’exerce les élèves qu’en s’exerçant soi-même, on ne les met en croissance qu’en acceptant nous-mêmes le patient travail de notre propre croissance, indéfinie, dans l’art professoral (Bidar P102).

4. De maîtres habités par l’exigence

Pour que les élèves apprennent vraiment durant nos cours, il faut deux choses : d’abord qu’ils soient embarqués ensemble dans la même histoire que nous, qu’ils se sentent concernés par les mêmes interrogations et se vivent comme profondément semblables les uns les autres … et aussi que, simultanément ils se découvrent comme suffisamment différents entre eux et avec le maître pour que chacun ait quelque chose de spécifique à apporter au groupe (Meirieu P108).

Ce qui se transmet par la parole du maître, c’est tout autant un rapport au savoir qu’un savoir […] un rapport exigeant d’interrogation constante, avec un souci de précision et la recherche de toujours plus exigeante d’une vérité partagée. […] le métier d’enseignant est un métier de concepteur et de décideur, bien loin de l’exécutant docile auquel certains, parfois, tentent de le réduire. […] c’est à mes yeux un « art de faire » […] (pour) saisir des occasions et de construire sa pratique en assumant une part irréductible d’inventivité éclairée et de lucidité sur ce qui se produit sous ses yeux (Meirieu P113).

L’éducabilité, en ce sens, n’est pas de l’ordre d’un savoir sur les êtres, mais d’un pari nécessaire, constitutif de tout engagement éducatif (Meirieu P126).

5.  Des collectifs pour libérer l’initiative

Quand on est professeur dans le système français, on se sent, la plupart du temps, assez seul. On est très seul aussi quand on est directeur d’école […] La pédagogie en France ignore encore trop largement la puissance du travail collectif (Bidar P133).

Les enseignants expriment fortement leurs besoins de conseil et de reconnaissance. Ils souhaitent sortir de l’inspection « couperet » telle qu’elle peut exister par aller vers une inspection « conseil » (BIdar P141).

En dépit des lois d’orientation, notre système est aujourd’hui très girondin sur les fins et totalement jacobin sur les moyens … alors que ça devrait être le contraire (Meirieu P147).

Il faudrait que l’État impose aux écoles et établissements de construire leur projet pédagogique autour des chapitres obligés définis par la loi : la rencontre de la différence et de l’altérité, la formation des élèves à l’engagement citoyen, l’éducation au choix, l’acquisition de la pensée critique, la création artistique ou encore l’accueil et l’information des parents, l’articulation avec le tissu artisanal de proximité, la prise en compte des exigences environnementales, etc. (Meirieu P148).

Je suggère depuis déjà longtemps, qu’on regroupe systématiquement les classes par quatre – de même niveau ou de niveaux différents – pour créer des mini-collèges ou mini lycées qui seraient encadrés par des enseignants qui y auraient la majorité – voir, si possible, la totalité – de leur service (Meirieu P151).

6.  Une véritable liberté pédagogique pour les enseignants

La liberté individuelle sans la solidarité collective se coupe d’une ressource vitale sans laquelle, livrée à elle-même, elle meurt à petit feu […] Enseigner est un sport d’équipe (Bidar P155).

Une définition alternative de la liberté pédagogique à celle donnée aujourd’hui par le code de l’éducation : la liberté pédagogique est constitutive du métier d’enseignant. Elle s’exerce dans le respect des objectifs fixés par les programmes nationaux, définis sur l’autorité du ministre de l’Éducation nationale et approuvés par le parlement. Chaque enseignant a la responsabilité d’identifier et de mettre en œuvre les méthodes qui permettent à ses élèves d’atteindre ses objectifs. Il le fait dans le respect des principes de la Convention internationale des droits de l’enfant, en s’appuyant sur la réflexion menée avec ses collègues au sein de son équipe et de son établissement, avec le souci d’évaluer les effets de ses initiatives, et de les ajuster au fur et à mesure. Le ministre de l’Éducation nationale garantit, de son côté, une formation initiale et continue permettant l’exercice effectif de cette liberté. Il mandate des formateurs afin d’accompagner au mieux chaque enseignant dans sa réflexion pédagogique et son développement professionnel (Meirieu P171).

7. Des savoirs pour grandir en humanité

La raison fait comprendre théoriquement qu’il faut sauver la planète, mais seule la sensibilité que procure l’émotion, c’est-à-dire la perception de la détresse du vivant et l’élan d’amour, pour la sauver vraiment. Hélas l’école, dans le droit fil de la modernité rationaliste, a réduit l’élève à un homme rationnel. […] Une éducation juste doit éveiller notre être entier (Bidar 179).

Une manière d’y parvenir (former des individus complets) serait peut-être de respecter la prescription des Pestalozzi qui voulait, dès le XVIII° siècle, que l’on construisit « une école de la tête, du cœur et des mains ».

8. Le professeur à l’épreuve du numérique

Cet homme augmenté sur le plan technologique saura-t-il développer de façon complémentaire et directrice une conscience de soi à la hauteur ? […] une sagesse à la hauteur de notre démesure ? […] quel rôle restera-t-il au professeur ? […] que deviennent ces médiateurs au temps de l’immédiateté ? (Bidar P196 à 198).

Ce qui fait véritablement un maître : la capacité à se mettre au service de l’éveil, chez l’élève, de sa liberté la plus consciente, la mieux maîtrisée. Bref, la capacité du vrai maître à être un anti-maître, qui rend l’autre maître de soi de le traiter de disciple (Bidar P203).

Le professeur ne peut pas être un distributeur de savoir… mais doit être un infatigable créateur de situations d’apprentissage […] On comprend que John Dewey, philosophe et pédagogue à la fois, ait fait de « l’enquête » tout à la fois la démarche fondamentale de l’intelligence en action et matrice des activités éducatives (Meirieu P213).

9. Conclusion : éduquer comme des Sisyphes heureux

En fait, les jeunes générations nous invitent à cesser de réparer en urgence les fuites de tuyauterie de nos anciens systèmes avec l’illusion de parvenir un jour à une école « efficace » que nous proposent les technocrates. Elles nous enjoignent de « bifurquer » délibérément, d’inventer et de mettre en œuvre avec elles une véritable alternative : une éducation de la solidarité entre les humains qui soit aussi une solidarité avec la planète (Meirieu P220). 

L’hégémonie des évaluations quantitatives réduit, de fait, leurs objectifs d’enseignements, à ce qui est mesurable et comparable (Meirieu P222).

L’urgence est donc de créer des collectifs professionnels solidaires qui existent d’abord au quotidien à l’échelle de chaque établissement, primaire et secondaire (Bidar P226).

Sisyphe était seul et puni. Nous ne sommes ni l’un ni l’autre. Nul dieu de l’Olympe ne nous assigne à la répétition absurde des tâches mécaniques. Et, alors que Sisyphe était solitaire, il ne tient qu’à nous d’être aujourd’hui solidaires (Meirieu P229).

Referencias