La conception de la voirie comme un projet urbain, l’exemple de Barcelone

Stéphanie Leheis, 2012

Cette fiche présente le cas de l’aménagement de la voirie urbaine à Barcelone depuis la fin du franquisme, cas d’école en matière d’infrastructure de transports conçue sur un mode pluridisciplinaire et systémique.

A partir des années 1990, plusieurs démarches ont été menées en France comme à l’étranger pour mettre en œuvre les grands principes d’une conception renouvelée de la voirie, et construire une démarche partenariale (voir La prise en compte du territoire dans la modélisation). On observe aujourd’hui que l’expérience barcelonaise tient une place à part : c’est le projet emblématique de la mise en œuvre de cette conception renouvelée de la voirie, et plus largement d’une transformation des pratiques dans l’aménagement urbain. Pour David Mangin, Barcelone, avec ses politiques urbaines et sociales innovantes, ses opérations d’envergure visant à créer de nouvelles centralités et son nouveau rapport au rivage (par la réappropriation du littoral), est alors comme la « Mecque des pratiques urbaines ».

L’expérience barcelonaise a donc eu un impact considérable, dès l’immédiate élaboration du projet qui a été très largement diffusé et étudié pendant sa réalisation même, et encore aujourd’hui plus de 20 ans après. Il a été très largement étudié déjà, en particulier en France.

Pour comprendre ce qui se passe à Barcelone, il faut revenir sur le contexte d’émergence des nouvelles modalités d’aménagement dans les villes espagnoles à partir du début des années 1980. En 1979, les premières élections démocratiques après la fin du régime franquiste, permettent la mise en place d’une nouvelle structure gouvernementale et ouvrent des perspectives de changement. A Barcelone, le nouveau maire socialiste ainsi élu lance une première phase de travail sur les espaces publics et sur la création de nouvelles centralités. L’enjeu est double : requalifier les secteurs proches du centre-ville, et décongestionner le centre-ville par la création de nouveaux centres tertiaires à l’échelle métropolitaine. Il s’agit à la fois d’organiser l’urbanisation, de répondre aux demandes de plus en plus fortes en termes de qualité de vie (développer les espaces publics), et d’améliorer la circulation. Le maire nomme l’architecte Oriol Bohigas à la tête du Service d’urbanisme de Barcelone qui devient le Service des projets urbains. Ce dernier est chargé de repenser le Plan général métropolitain, qui avait été approuvé en 1976, et qui prévoyait déjà une grande rocade autoroutière, le cinturon de rondas. L’architecte en propose une réécriture intégrant les critiques du fonctionnalisme, et lance un programme de « Cent projets pour changer la ville », en partenariat avec le gouvernement métropolitain qui met en place une politique de réappropriation du front de mer. Il s’agit alors de transformer les anciennes zones portuaires, les friches industrielles, pour créer à la fois de nouveaux espaces publics, en renouant avec le littoral, et de nouvelles infrastructures routières pour répondre aux besoins de l’extension métropolitaine. Il ne manquait plus à ce cocktail qu’un événement déclenchant pour garantir des financements à la hauteur de ces ambitions. Ils seront trouvés avec l’attribution des jeux olympiques de 1992 à la ville de Barcelone. La décision d’attribution intervient en 1986, et donnera un coup d’accélérateur sans précédent à la politique mise en place.

Le plan métropolitain aboutit à la création, entre 1982 et 1992, de plus de 200 ha de nouveaux parcs et jardins. Mais ce sont surtout les infrastructures routières qui nous intéressent ici. Quatre objets ont été créés dans cette période et traduisent une transformation profonde de la conception de la voirie. Le plus emblématique est sans doute le boulevard périphérique, long de 36 km, qui ceinture la ville. Il se décompose en deux rondas, la Ronda del Litoral, qui longe la côte, et la Ronda de Dalt, au pied des collines au Nord-Ouest. Les travaux de la première section sont engagés dès 1981 par la réalisation du Moll de la Fusta, face à l’ancien port, devenu un port de plaisance. L’ancienne autoroute urbaine, en 2x6 voies, qui rendait la façade maritime inaccessible aux piétons, est supprimée. Elle est remplacée par une nouvelle infrastructure qui combine une promenade piétonne, des voies de circulation urbaine et de desserte du port (2x3 voies), et une autoroute semi-enterrée (2x2 voies). L’une des chaussées de l’autoroute est recouverte par une voie piétonne, la seconde est franchie par des passerelles. Ce profil expérimenté sur une courte section sera rapidement étendu à l’ensemble de la Ronda del Litoral. Pour la seconde section, la Ronda de Dalt, le choix est fait de réaliser une autoroute à 2x3 voies, qui sera partiellement enterrée, alternant des tranchées ouvertes, et d’autres couvertes sur lesquels des aménagements de surface sont dessinés en concertation avec les riverains. L’infrastructure est réalisée entre 1989 et 1992, sur la base d’un tracé qui dans les années 1970 avait pourtant soulevé de nombreuses oppositions de la part des riverains. Les échangeurs, situés tous les 4 km, assurent la connexion de cette voirie rapide avec la voirie locale. Parmi ces échangeurs, le carrefour de la Trinitat, au Nord-Est, est l’un des plus novateurs. Il combine un échangeur autoroutier, un giratoire pour la voirie locale, une station de métro, dans un vaste anneau de 400 m de large qui est aussi un parc urbain, le Parc del Nus.

Au total, sur l’ensemble de cette rocade, on peut distinguer quatre profils de voirie, pour une emprise variant de 20 à 35 m de large, qui sont autant de nouvelles façons de concevoir la voirie rapide en ville. L’innovation tient ici à trois éléments majeurs.

D’abord, la voirie est conçue en articulation avec l’espace public. L’infrastructure combine les fonctions circulatoires et urbaines dans de nouvelles formes. Cette combinaison des fonctions est d’autant plus forte que la voirie sert aussi de support à la requalification des quartiers traversés, qu’il s’agisse du front de mer ou des quartiers d’habitat dense dans la partie Nord de la rocade. Elle s’oppose clairement à la logique fonctionnaliste, sans pour autant revenir au boulevard classique, puisque les rondas sont conçues pour un trafic important, de 90 000 à 120 000 véh/j.

Ensuite, à l’articulation des fonctions s’ajoute une articulation des échelles, du local au métropolitain. La rencontre dans un même objet architectural entre espace public de quartier et un nœud autoroutier d’envergue métropolitaine, comme dans le cas du carrefour de la Trinitat, est déjà en soit une articulation d’échelles. Grâce aux différents types de profils et d’échangeurs, cette articulation se fait sur l’ensemble du linéaire de l’infrastructure, entre trafic local, trafic d’échange à l’échelle de l’agglomération et trafic autoroutier de transit.

Enfin, l’innovation tient aussi à la façon de concevoir l’infrastructure, dans une démarche de projet, assez proche de celle d’un projet urbain, et surtout pluridisciplinaire. Les rondas sont le résultat d’une collaboration entre architectes et ingénieurs, mise au point en grande partie à partir de l’expérience menée sur le Moll de la Fusta et qui a donnée lieu à la rédaction d’une méthodologie et d’un guide pratique qui seront largement diffusés. Là encore la démarche est clairement conçue en opposition à la logique fonctionnaliste qui avait abouti à une séparation stricte des rôles entre l’architecte et l’ingénieur. Ici la conception de la voirie n’est plus le fait du seul ingénieur routier, mais intègre un projet plus global. La démarche collaborative intègre aussi un troisième acteur, les riverains, par une procédure de concertation très en amont.

Sources

Bonilla, M. (1997). Ville et architecture: dernières nouvelles de Barcelone. Revue de géographie de Lyon, 72 (2), 93-101.

CERTU. (1998). La réhabilitation des voies rapides urbaines. Thème: paysage et insertion. Lyon: Editions du CERTU.

DGUHC, METL. (1998). Architecture et projet urbain en Espagne. Centre de documentation. Paris: Ministère de l’Equipement, des Transports et du Logement.

Mangin, D. (1992). Une Mecque des pratiques urbaines. L’Architecture d’Aujourd’hui (293).

Mialet, F., & Fouque, V. (2001). Voie rapide urbaine et espace public: quelles liaisons? Enquête en France et dans quelques pays voisins sur les nouvelles tendances. Lyon: Editions du CERTU.

Les travaux du CERTU sur les voies rapides urbaines