De l’inclusion à la résilience : les mots magiques de la « ville juste »

Alain MUSSET, 2016

Collection Passerelle

Une première version de cet article a été publié en espagnol dans la revue Bitácora Urbano Territorial, n° 25, octobre 2015, avec pour titre « El mito de la ciudad justa, una estafa neoliberal » (« Le mythe de la ville juste, une arnaque néolibérale »). La présente version a été éditée par Claudio Pulgar Pinaud.

La ville juste est un cas typique de cette nouvelle façon de penser les inégalités socio-économiques qui s’expriment dans les territoires urbains. Son cadre conceptuel est fondé sur un nombre réduit de mots, que nous pourrions qualifier de magiques car en recherchant un consensus unanime avec toutes les parties de la société, il permet uniquement de développer des politiques publiques néolibérales qui déguisent, cachent ou dissimulent les stratégies entrepreneuriales dans le champ de bataille de la ville contemporaine. C’est ainsi que le texte de présentation de Habitat III1 n’hésite pas à mélanger la pensée révolutionnaire d’Henri Lefebvre avec les idées progressistes du président Rafael Correa afin de concevoir une nouvelle interprétation du droit à la ville : « l’Équateur est le premier pays qui reconnaît les droits de la nature dans sa Constitution rédigée en 2008. Elle reconnaît aussi le droit à la ville, le droit à un habitat sain et sûr, et aussi l’accès à un logement adéquat. Les activités développées par l’ONU Habitat en Équateur sont totalement en accord avec la Constitution et le plan national pour le bien-vivre, en tant que guide pour l’action politique afin de construire les droits des personnes2 ».

Il me semble donc crucial de considérer la notion de ville justecomme un mythe au service des groupes sociaux qui la dirigent et qui l’instrumentalisent, aidés parfois – de manière directe ou indirecte, volontaire ou involontaire – d’universitaires à la recherche de nouveaux horizons critiques.

Pour débattre de ce sujet conflictuel, nous verrons d’abord que la ville n’a jamais été juste et que les inégalités socio-territoriales ne sont pas une invention de la ville moderne ou post-moderne. Dans un second temps, nous verrons que l’idée d’une ville juste, directement liée au développement du modèle économique et urbanistique néolibéral, est un concept à la fois ambitieux et trompeur.

Paradoxalement – en apparence – il en découle que la ville néolibérale n’est pas injuste, bien au contraire. Enfin, en conclusion, nous verrons comment cette ville supposément juste se trouve au croisement de l’utopie universitaire et du marketing urbain.

La ville n’a jamais été juste

Une des constantes du discours sur la fragmentation de la ville contemporaine est la division des zones urbaines en unités autonomes et indépendantes, qui concrétisent dans l’espace la grandeur des disparités économiques. Peter Marcuse (1995) a parlé des partitioned cities pour décrire les villes post-modernes divisées en différentes zones bien définies, parfois entourées de murs, qui interagissent entre elles mais de façon hiérarchique, en termes de relations de pouvoir. Marcuse n’est pas le seul à développer cette notion et nous pouvons remonter jusqu’aux pionniers de l’École de Chicago pour construire des outils et méthodes d’analyse permettant de mesurer le processus de ségrégation et séparation entre groupes humains dans la ville nord-américaine. Cependant, bien que nous puissions considérer ces divisions moralement injustes (selon le point de vue politique ou éthique de l’observateur et des habitants), ce ne sont pas des inventions de la société occidentale moderne. De fait, la ville n’a jamais été juste et les séparations entre groupes sociaux se situent dans une double perspective spatiale et temporelle qu’il est nécessaire de critiquer.

La proximité spatiale et la distance sociale : un problème d’échelle

La première perspective est la perspective spatiale. Elle nous montre que les inégalités et les injustices peuvent être occultées par une proximité territoriale qui n’efface jamais la distance sociale, bien au contraire. C’est ce que montre Norbert Elias dans sa thèse doctorale de 1933, La société de cour, dans laquelle il rappelle que les seigneurs et les domestiques sous l’Ancien régime pouvaient se côtoyer quotidiennement dans le même lieu, bien que les premiers considéraient les seconds comme une race étrangère et inférieure. L’organisation de la maison, qui disposait pour chaque chambre une ou plusieurs anti-chambres (espaces réservés aux domestiques), est l’expression même de cette proximité spatiale qui se marie avec une grande distance sociale, un contact intime allant de pair avec une stricte séparation des deux couches sociales (Elias, 1985:26).

D’un certain côté, cette organisation inique de la société de cour reste en vigueur dans de nombreux pays latino-américains, dans lesquels les maîtres et maîtresses de maison de la bourgeoisie urbaine agissent physiquement ou symboliquement de manière violente contre leurs employés domestiques.

De la même manière, Jean-Claude Chamboredon et Madeleine Lemaire (1970) ont formulé une forte critique à l’encontre de la pensée utopique qui prétendait réunir, dans la France des années 1960-70, les différentes classes sociales dans un seul ensemble de logements, ce qui a donné lieu aux cités HLM. On pensait alors qu’en rassemblant des familles d’ouvriers, d’artisans, d’employés, voire de cadres moyens, on pouvait arriver à une société nouvelle, « sans classe », à travers un métissage social et culturel fondé sur la pratique quotidienne des rencontres et des échanges. En réalité, ce projet a complètement échoué car ce rapprochement spatial forcé ne s’est pas traduit par un rapprochement social.

Grâce aux entretiens menés par des sociologues dans ces grands ensembles, on s’est rendu compte que les ouvriers se réjouissaient certes de partager un hébergement avec des classes sociales supérieures, mais que la petite bourgeoisie elle, se plaignait de cette promiscuité et se sentait dévalorisée, déracinée. Pour elle, le système était « injuste ». Il résulte de tout cela une impossibilité à analyser et questionner le concept de ville juste sans prendre en compte la perspective temporelle et la notion de longue durée introduite par Fernand Braudel (1990) pour donner du sens aux situations actuelles.

La ville juste : un concept ambigu et trompeur

Antana Mockus, le maire controversé de Bogota élu pour la seconde fois en 2001, a souligné la nécessité de mettre en place une ville juste pour arriver à la paix dans un pays rongé par des décennies de guerre civile. Dans son Plan de développement économique, social et des travaux publics pour Bogota 2001-2004 intitulé « Bogota pour que tout le monde vive du même côté », le leader réformiste soulignait que le «

Plan de développement cherche à avancer vers une ville construite collectivement, inclusive et juste3 ». Cependant, malgré l’innovation rhétorique, ce nouveau Plan de développement ne faisait que recycler des idées qui étaient largement diffusées dans les cercles mondiaux de la pensée urbaine.Johannes Novy et Margit Mayer (2009) ont ainsi montré que la ville juste est une invention nord-américaine développée pour accompagner et adoucir les politiques urbaines néolibérales afin – plus ou moins explicitement – de ne plus parler d’égalité, concept considéré comme marxiste. En effet, depuis les travaux de John Rawls (1987), on accepte généralement que l’égalité doive céder la place à l’équité. L’équité est considérée comme juste contrairement à l’égalité. Si l’on traite des individus égalitairement alors qu’ils ne jouissent pas des mêmes capacités individuelles et qu’ils n’apportent pas la même chose à la collectivité, cela porterait préjudice aux personnes les plus douées, compétitives et efficaces (Musset, 2010).

Cependant, il nous faut critiquer l’idée même de « dons innés » introduite par Rawls (2002) pour légitimer la prédominance de l’équité sur l’égalité. Selon la culture, et dans chaque culture à une époque donnée, une société tend à sélectionner les capacités qui lui semblent utiles et chacun de ses membres peut ou doit développer de manière individuelle pour son propre intérêt, mais dans le cadre d’une volonté collective. En ce sens, la véritable égalité (ou le traitement égalitaire de tous les individus) serait la reconnaissance par la collectivité autant des capacités personnelles de chacun (identifiées socialement), que de leurs efforts et de leur participation au projet commun. Toutefois, le fait de considérer comme indépassable la notion d’équité nous force à accepter de manière explicite ou non, le cadre idéologique du capitalisme néolibéral qui refuse l’idée même d’égalité.

L’injustice comme produit de la culture

Selon ce point de vue, le problème réside dans le caractère relatif des perceptions individuelles comme collectives (dans des contextes culturels distincts) qui remet en question l’universalité des critères socio-économiques. Or la notion même de justice sociale doit – ou peut – se fonder sur cette universalité, comme l’analyse Amartya Sen, ancien élève de John Rawls, dans son livre L’idée de justice (Sen, 2009).

Dans le cadre de la société même, la perception de l’injustice dépend encore plus de l’âge, du genre et du statut social des personnes. Nous pouvons dire que le sentiment d’injustice dépend du point de vue non seulement de l’observateur mais aussi des individus et groupes observés, considérant que la ville « injuste » est celle qui ne nous permet pas de développer nos capacités et ne correspond pas à nos besoins tant personnels que collectifs, chaque membre faisant partie d’une communauté. Paradoxalement, même les personnes les plus vulnérables ou qui semblent être victimes d’un système oppresseur n’ont pas pour habitude de se plaindre d’une situation que l’on pourrait qualifier d’injuste.

Nous pourrions considérer cela comme un manque de conscience politique car la victime supposée du système ne comprend pas que le fait de ne pas avoir accès aux ressources urbaines de base est une injustice en soi. Mais nous pouvons aussi remettre en question notre propre cadre méthodologique d’interprétation et d’analyse : une autre forme de perception de la ville juste, une perception qui n’est pas directement liée à l’individu et la satisfaction de ses besoins, mais à la communauté et la reconnaissance de son existence. C’est ce problème que pose en d’autres termes Nancy Fraser dans son ouvrage Qu’est-ce que la justice sociale ? Reconnaissance et redistribution (Fraser, 2005). La question de la justice est chaque fois plus urgente lorsque même les plus misérables adoptent le discours dominant pour expliquer et légitimer leur pauvreté, se mettant ainsi dans une situation d’aliénation. Ils acceptent donc les inégalités les plus criantes car ils les considèrent normales (et justes) dans un monde divisé – par nature ou par la loi divine – entre les riches et les pauvres.

La ville néolibérale et ses pauvres

La difficulté réside dans le fait que, s’il est possible de quantifier les inégalités, il n’est pas possible de le faire avec l’injustice. Il est impossible de calculer la limite maximum de tolérance dans un champ qui dépend plus de la psychologie sociale que de l’économie quantitative (Musset, 2010). Mais en réalité, qui sont les pauvres urbains ? Parler de « pauvretés » au lieu de « la pauvreté » est très à la mode dans les discours actuels. Indirectement, il s’agit d’arriver à une fragmentation et segmentation horizontale des classes populaires en prenant comme critère de discrimination des sujets ou objets isolés, au lieu de les penser comme un système : pauvreté financière, pauvreté énergétique, pauvreté alimentaire, pauvreté de capacité (au sens d’Amartya Sen, c’est-à-dire le potentiel de développer ses aptitudes et habiletés, ou de choisir sa manière d’agir dans la société). C’est ainsi que selon les technocrates de la ville néolibérale et de leurs alliés universitaires, il n’y a plus qu’une seule classe de pauvre (avec des niveaux économiques correspondant aux divisions verticales). Il y a de nombreuses communautés de pauvres (avec des divisions horizontales moins conflictuelles qui permettent de construire et de cibler de nouvelles politiques sociales).

Ces nouvelles politiques sociales, fondées sur des préceptes et des recettes néolibérales, ont atteint leur apogée avec les programmes de transferts conditionnels en espèces (TCE), qui prétendaient éradiquer la pauvreté en stoppant sa transmission de génération en génération, comme si celle-ci était une maladie génétique qui se transmettait de père en fils (verticalité diachronique), au lieu de la considérer comme un produit du système social, économique et culturel (horizontalité synchronique). De la même façon que le mythe de la ville juste est sorti des nimbes du capitalisme à visage humain, les TCE (comme la Bolsa familia au Brésil ou le programme Oportunidades au Mexique entre autres) sont un leurre politique et économique, comme l’a démontré Enrique Valencia dans ses études (2008).En tenant compte de la supposée diversité des pauvretés, ces programmes dirigent leurs aides aux familles considérées comme étant dans le besoin (en échange, elles doivent respecter leurs engagements car elles signent un contrat avec l’organisme de tutelle), et ils œuvrent dans des thématiques précises : santé, éducation, alimentation, énergie. Dans une logique purement capitaliste, les parents doivent investir cette aide économique dans le « capital humain » de leurs enfants.

La logique néolibérale fondée sur le refus de l’État de s’engager et dans la croyance dans l’empowerment des groupes sociaux « vulnérables » a aussi été territorialisé par les politiques de slum upgrading (amélioration des bidonvilles) soutenues par l’ONU Habitat (voir le rapport Challenge of Slums). C’est le cas, par exemple, de PROMEBA (Programme d’amélioration des quartiers, en Argentine), dont l’objectif prioritaire est de régulariser l’occupation de la terre dans les établissements irréguliers afin de promouvoir l’inclusion sociale et spatiale de ses habitants. En utilisant l’autre mot magique du vocabulaire néolibéral, « l’inclusion », les coordinateurs du programme se confortent avec le discours dominant sans reconnaître que ladite inclusion signifie seulement que, grâce à leur titre de propriété, les plus pauvres pourront s’intégrer au système inégalitaire du marché urbain.

Cependant, tant PROMEBA en Argentine, que Favela Bairro à Rio de Janeiro ou Morar Feliz à Campo dos Goytacazes (parmi de nombreux programmes du même type), ne pourront jamais faire de la ville néolibérale une ville plus juste car, au lieu d’éradiquer la pauvreté en amont, ils proposent seulement de la limiter en aval afin qu’elle semble plus supportable. D’une certaine manière, c’est l’expression la plus cynique du principe du maximin élaboré par John Rawls (1987), selon lequel les inégalités sociales sont acceptables quand elles peuvent contribuer à améliorer la chance des plus défavorisés.

La ville néolibérale est une ville juste

Comme l’affirmait Henri Lefebvre (1968), ce n’est pas la ville qui fait la société mais bien le contraire. En tant que condensé et expression physique d’une idéologie, la ville ne fait que mettre en scène et imposer sur un territoire (et de manière architecturale) les idées, règles et préjugés d’un groupe social dominant, à un moment donné de son histoire. De fait, sur le foncier urbain, différentes idéologies peuvent se superposer à mesure que le temps et les systèmes politiques passent. La ville n’est que le palimpseste idéologique façonné par la sédimentation urbaine des cultures passées. Le leurre fondamental réside dans le fait de penser que les injustices sociales peuvent être éliminées si l’on agit sur les formes urbaines. Métaphoriquement, agir ainsi serait comme peindre un miroir pour essayer d’éliminer les rides sur son visage : une société injuste produira toujours une ville injuste.

Nous devons penser la ville de la même façon que Karl Polanyi (2009) a pensé l’économie, c’est-à-dire non comme une structure autonome, indépendante et « essentialisée », mais bien comme un système encastré dans un système social et culturel. Par conséquence, si l’on considère la justice seulement comme un jugement de valeur, la ville néolibérale est juste dans le système social, économique et social qui lui correspond.

Dans ce sens, l’expression « chacun à sa place selon ses capacités économiques et son capital social » est une forme juste d’organisation du territoire urbain dans la ville néolibérale contemporaine mais aussi dans les villes de l’Ancien régime. Les inégalités sociales (considérées comme la juste conséquence des propres mérites des individus et des groupes) s’expriment clairement dans l’organisation classiste des territoires (Mazzei de Grazia y Pacheco Silva, 1985). Dans les villes capitalistes contemporaines où la valeur de marché a dépassé la valeur d’usage, les bidonvilles, établissement informels, villes perdues ou encore favelas, fleurissent dans des centres urbains tant convoités. Les chantres du libre marché peuvent trouver cela anormal et injuste car les personnes à bas revenus occupent ces espaces à des prix qui ne correspondent pas aux prix potentiels du foncier urbain (Saglio-Yatzimirsky et Landy, 2014).

Actuellement, de nombreuses politiques de rénovation de ces quartiers marginaux, dans les pays du nord comme du sud, ont pour objectif dissimulé d’en finir avec leurs habitants et d’intégrer ces territoires dits « perdus » dans les circuits juteux de la nouvelle économie urbaine, utilisant à ces fins une série de mots parmi lesquels on peut citer : équité, résilience, durabilité, participation, inclusion et innovation. De fait, la ville d’aujourd’hui et de demain ne doit pas seulement être soutenable mais résiliente, comme l’affirme l’ONU Habitat (2013) dans sa présentation de la campagne urbaine mondiale « Meilleure ville, meilleure vie ».

Les thèmes de la Campagne urbaine sont les suivants : « une ville résiliente, […] une ville écologique, […] une ville sûre et saine, […], une ville inclusive […],une ville planifiée […] une ville productive ».

Le mot résilience est désormais largement diffusé dans presque toutes les disciplines des sciences sociales et même dans les discours des agences internationales de développement comme le Forum urbain mondial (FUM) et l’ONU Habitat.

Cependant, le concept de résilience reste plutôt flou et ambiguë – pour ne pas dire nocif – car il permet de supposer par exemple, que la prévention et la limitation des risques « naturels » ou industriels n’ont pas besoin de se fonder sur des politiques publiques d’aménagement territorial mais plutôt sur la capacité endogène des individus et des groupes sociaux à faire face aux menaces (risques potentiels) et aux catastrophes (conséquences du risque). Paradoxalement, en favorisant la capacité d’adaptation et de résistance, la faculté de résilience des habitants pauvres et marginalisés peut renforcer son degré de vulnérabilité.

Un nouveau mot magique, « la sécurité », prend de plus en plus de force dans les discours officiels, comme l’a affirmé Ban Ki Moon, secrétaire général des Nations unies, le 31 octobre 2015 : « Une bonne planification peut permettre d’atténuer les effets des changements climatiques, de limiter les répercussions des catastrophes, de favoriser le développement de villes sures, plus propres et plus égalitaires et ouvertes […]. Le thème retenu cette année, « Des villes conçues pour y vivre ensemble », vient souligner le rôle primordial que joue la planification urbaine dans le développement de zones urbaines durables, socialement intégrées et prospères4 ».

Ces différentes notions (qui ne correspondent à aucun concept scientifique, tout du moins dans le champ des sciences sociales) forment le cadre idéologique actuel de la ville néolibérale « juste », selon l’engagement des participants signataires de la déclaration finale du VII Forum urbain mondial de Medellín qui affirment être « pour une approche équitable de la ville dans l’agenda du développement, mobilisant toutes les ressources et moyens disponibles pour la transformation des villes inclusives, sures, prospères et harmonieuses au profit de tous5 » (ONU Habitat, 2014 :1).

Conclusion : la ville juste entre utopie universitaire et marketing urbain

C’est comme cela que, petit à petit, nous passons de la norme au dogme, si l’on considère que les critères utilisés pour évaluer l’« équité » de toute politique urbaine ne peuvent être questionnés ni critiqués car ils ont réussi à atteindre un consensus presque universel. Il n’y a rien de plus simple que d’affirmer que nous voulons tous de meilleures conditions de vie pour les plus pauvres, et des villes plus inclusives. Cependant, il est plus difficile de dire que nous ne voulons plus de pauvres.

En octroyant à la ville un rôle déterminant qui ne correspond pas à son vrai statut c’est-à-dire un simple champ de bataille dans les processus capitalistes de formation et d’appropriation des territoires urbains (et ruraux !), même les universitaires les plus brillants tombent dans le piège de l’utopie territorialisée (un double paradoxe si l’on prend en compte l’étymologie du mot utopie inventé par Thomas More pour concevoir une société idéale fondée sur la justice). C’est ainsi que dans un texte publié en 2009, Peter Marcuse insiste non seulement sur la ville juste mais aussi sur la ville bonne. « La Ville Juste considère la justice dans sa dimension distributive et vise à réaliser des formes d’égalité. Toutefois une ville bonne ne devrait pas être simplement une ville caractérisée par une égalité distributive, mais une ville qui soutient le développement de chaque individu et de tous les individus, pour le formuler très classiquement » (Marcuse, 2009 : 2).

Nous pouvons décliner à l’infini les titres d’articles ou de livres qui se réfèrent directement ou non au mythe de la ville juste, des moins connus aux plus célèbres comme The Just City de Susan Fainstein publié en 2011. Ce n’est pas un hasard si les chercheurs du groupe de travail Développement urbain du Conseil latino-américain des sciences sociales (CLACSO) ont publié en octobre 2008 une déclaration des principes référents à une ville juste dans le cadre d’une réunion intitulée « Utopies pratiquées dans les villes d’Amérique latine. Les nouveaux chemins du développement (CLACSO, 2008). Leurs propositions, au nombre de dix, se situent dans la perspective du débat ouvert par Rawls et Harvey depuis plus de quarante ans, mais avec une réflexion renouvelée par la nécessité de reconsi-dérer le monde après plus de vingt ans d’hégémonie idéologique néolibérale. Toutefois, toute cette littérature universitaire sur la ville juste se heurte aux deux difficultés susmentionnées : la justice est un concept trop ambigu et versatile pour pouvoir former un cadre idéologique soutenable, et la ville est seulement l’expression physique de formes de domination élaborées par une société à un moment donné de son histoire. C’est ce qu’affirmait Peter Marcuse dans le texte déjà cité : « Il est nécessaire de recourir à des remèdes spatiaux pour éliminer les injustices spatiales, mais en eux-mêmes, ils sont insuffisants ; on doit envisager de bien plus vastes changements dans les relations de pouvoir et dans la distribution des ressources et des opportunités si l’on veut que les injustices sociales, dont les injustices spatiales sont un élément, soient réparées6 ».

Ce slogan politiquement correct de la ville juste semble être une arme pour le marketing urbain, sans avoir jamais déclenché une véritable pensée critique sur les modes capitalistes de production de l’espace. Dans un contexte international de compétition entre des métropoles globalisées, la ville de demain sera compétitive, mais juste, ou plutôt elle sera compétitive parce que juste selon ses capacités et besoins. En cela, la ville juste est vraiment un mythe au premier sens du terme, c’est-à-dire un récit explicatif qui crée un discours, promeut une pratique sociale et accorde de la légitimité à ceux qui le fabriquent.

1 La Conférence des Nations unies sur le logement et le développement soutenable aura lieu à Quito, en Équateur du 17 au 20 octobre 2016, plus d’informations :tinyurl.com/hb7nnhp

2 unhabitat.org/ecuador/

3 tinyurl.com/jzogyxd

4 www.un.org/apps/newsFr/storyF.asp?NewsID=35974#.V78S39Hh77A

5 unhabitat.org/wp-content/uploads/2014/04/Medell%C3%ADn-Declaration_-French.pdf

Sources

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