Paysage et démocratie : modalités d’exercice de la démocratie et échelles de gouvernance

Dimensions du Paysage - Réflexions et propositions pour la mise en oeuvre de la Convention européenne du paysage

Yves Luginbühl, April 2017

Jusqu’à une période récente le paysage a relevé de décisions politiques prises dans un contexte de démocratie représentative, mais le plus souvent sous-tendues par des avis d’experts. La démocratie semblait ainsi aller de soi. Mais à la réflexion, très vite apparaissent de multiples questions qui se réfèrent au mode de gouvernance des territoires, à la place de la connaissance savante par rapport aux savoirs empiriques, à l’intérêt qu’y portent les citoyens, aux relations entre le monde politique et la société civile, au développement des expériences de participation à la prise de décision politique, et autres. Le présent rapport, réalisé dans le cadre des travaux du Conseil de l’Europe en faveur de la mise en oeuvre de la Convention européenne du paysage avec le soutien de l’Office fédéral de l’environnement de la Suisse, tente d’ouvrir des pistes de réflexion et de proposer les termes d’un débat sur les formes de gouvernance territoriale et paysagère.

L’une des premières préoccupations des théoriciens de l’exercice de la démocratie a été de trouver le mode de représentativité qui satisfasse la majorité des citoyens. La question a été à l’origine de tensions entre les révolutionnaires français et notamment Emmanuel-Joseph Sieyès, qui opposait le mode de gouvernement représentatif qu’il a contribué à mettre en place, à la démocratie directe que défendait Jean-Jacques Rousseau, plus confiant dans le peuple. Le système de gouvernement est resté fondé sur un droit de vote limité, sur la base de la fortune des individus (c’est-à-dire le suffrage censitaire), aux hommes (les femmes n’ont pas le droit de vote) et à un corps politique exclusif des personnes des autres races ou des colonisés. Par ailleurs, les États-Unis et la France connaissent l’esclavage. Il est aboli en 1865 aux États-Unis (plus tôt dans certains États) et en 1848 en France (il l’avait été une première fois de 1794 à 1802), les discriminations en matière politique s’étant prolongées en réalité beaucoup plus longtemps. Il faudra cependant attendre le milieu du xixe siècle pour que les partisans du régime représentatif le qualifient de « démocratie », ce mot perdant sa signification d’origine. Cette première réflexion nous conduit à résumer les diverses formes de démocratie pour que le contexte politique soit bien précisé avant que nous nous engagions dans le rapport de celle-ci avec le paysage.

La question de la représentativité des citoyens est donc posée dès le départ. Il s’agissait de résoudre le problème qui a animé le débat évoqué précédemment entre Rousseau et Sieyès et qui opposait la démocratie directe à la démocratie représentative. La première est le régime qui permet au peuple d’adopter lui-même les lois et les décisions importantes et de choisir les agents d’exécution qu’il peut lui-même révoquer. La démocratie indirecte, c’est-à-dire représentative, est constituée par un régime où des représentants sont tirés au sort ou élus par les citoyens, pour un mandat non impératif à durée limitée, pendant lequel ils ne sont pas forcément révocables par les citoyens. Mais il existe également une forme de démocratie semi-directe, où le peuple est cependant appelé à statuer lui-même sur certaines lois, par des référendums, qui peuvent être des référendums d’initiative populaire, soit pour s’opposer par un véto à un projet de loi, soit pour proposer un projet de loi. Ce dernier cas est représenté par exemple par les cantons suisses ou l’Italie. À l’intérieur de la démocratie représentative, il existe plusieurs régimes : parlementaire, présidentiel, semi-présidentiel, d’assemblée, libéral, notamment. Le régime parlementaire est caractérisé par le fait que le gouvernement est politiquement responsable devant le Parlement, dont il est généralement issu. Celui-ci peut donc le destituer en recourant à une motion de censure, dont les modalités varient en fonction des pays. En contrepartie, le gouvernement, responsable de l’exécutif, peut dissoudre l’Assemblée, responsable du législatif. Il y a donc séparation des pouvoirs dans un régime parlementaire, celui-ci étant qualifié de « souple » en raison du contrôle réciproque entre exécutif et législatif.

Le régime présidentiel est caractérisé par une séparation des pouvoirs plus stricte. Le pouvoir exécutif n’a pas de responsabilité politique devant le pouvoir législatif, ce dernier ne pouvant le destituer. À l’inverse, le chef de l’État (également chef du gouvernement), élu au suffrage universel direct ou indirect, dispose de moins de pouvoir sur le Parlement que dans un régime parlementaire, car il ne peut le dissoudre. Aux États-Unis, où le régime est véritablement présidentiel, le Président dispose d’un droit de véto sur les textes de lois.

Le régime semi-présidentiel rassemble des caractéristiques du régime parlementaire et du régime présidentiel, ce qui lui permet d’être considéré comme un régime mixte. Dans la Ve République française, le chef de l’État est élu au suffrage universel direct, nomme les membres du gouvernement et les destitue. Il peut dissoudre l’Assemblée, qui, comme le Sénat, ne peut remettre en cause le gouvernement que par le biais d’une motion de censure. Si le Président ne dispose pas de la majorité parlementaire, il est a priori contraint à une « cohabitation », et perd ainsi l’effectivité de son pouvoir au profit du gouvernement et du chef du gouvernement. Dans ce cas, ce régime se rapproche du régime parlementaire.

Le régime d’assemblée est représenté par une assemblée unique, élue au suffrage universel direct ; elle détient l’ensemble des pouvoirs politiques, les pouvoirs exécutif et judiciaire, subordonnés au pouvoir législatif. Il fut pratiqué en France entre 1792 et 1795, lorsque la Convention fut chargée d’établir une Constitution. Ce régime n’est pas nécessairement associé à une séparation des pouvoirs.

Dans une démocratie libérale la capacité des élus à exercer un pouvoir de décision est soumise à la règle de droit, et est généralement encadrée par une Constitution qui met l’accent sur la protection des droits et libertés des individus, définissant ainsi un cadre contraignant aux dirigeants. Il ne s’agit pas d’un régime représentatif particulier, celui-ci peut donc être parlementaire, présidentiel ou mixte, comme en France. Elle n’implique pas non plus un régime représentatif au sens strict, mais peut aussi qualifier un régime semi-direct (comme la Suisse) ou participatif. Parmi les principes, qui se retrouvent dans la plupart des régimes représentatifs, on retrouve les droits et libertés des individus, mais également les libertés d’expression, de réunion ou d’association et de la presse, le droit de propriété, et le droit de commercer, c’est-à-dire le libre-échange. Nous ne commenterons pas davantage ces diverses formes de démocratie, mais nous allons tenter d’analyser les liens qui s’établissent entre elles et la question du paysage. À cet égard, plusieurs remarques liminaires s’imposent.

1- La définition du paysage

La définition du paysage a en effet changé au cours du temps. Avant les années 1970, il était le plus souvent assimilé aux paysages remarquables, et soumis aux réglementations qui avaient été mises en place dans la plupart des pays d’Europe, visant à les protéger en raison de leur caractère pittoresque, légendaire, scientifique ou artistique. À partir de la fin des années 1960, la communauté scientifique a recommencé à s’intéresser au paysage, qui avait plutôt été délaissé après la grande vague due aux travaux des géographes dans plusieurs pays (Angleterre, Italie, Pays- Bas, France, Russie, Espagne, etc.), qui voyaient le paysage soit comme le résultat de processus biophysiques – c’est-à-dire la tectonique, l’hydrologie, l’érosion ou la géomorphologie –, soit comme un moyen de connaître les ressources minières du pays – ce fut le cas de l’École russe, qui apporta beaucoup à la connaissance de la formation de massifs montagneux comme le Caucase, par exemple – ou encore comme le produit de l’interaction entre la nature et les activités sociales – ce fut le cas de l’École française avec Paul Vidal de La Blache. Un courant historique a également produit de nombreux ouvrages sur l’histoire des paysages de certains pays comme W.G. Hoskins en Angleterre, Emilio Sereni en Italie, Roger Dion en France, etc. Ces ouvrages datent pour la plupart de l’entre-deux-guerres, certains étant publiés dans les années 1950.

L’émergence des préoccupations environnementales a modifié le sens donné au paysage et impulsé un renouveau des recherches qui avaient eu tendance à s’estomper – certes pas dans tous les pays, mais d’une manière générale en Europe. L’innovation la plus importante, et qui concerne la relation entre démocratie et paysage, est sans doute l’apparition des travaux sur les perceptions ou représentations sociales des paysages. Ceux-ci ont en effet mis l’accent sur la diversité des regards sociaux portés sur le paysage et révélé leur importance dans l’action politique, dans la mesure où les recherches ont montré que les acteurs sociaux agissent en fonction de leurs perceptions ou représentations sociales des paysages et non forcément en fonction des problèmes qui se posent directement sur le terrain. Ces travaux scientifiques, menés dans de nombreux États en Europe et simultanément en Amérique du Nord, ont commencé à modifier le sens attribué au paysage en introduisant la catégorie des perceptions ou représentations sociales et en centrant de plus en plus la question du paysage sur les paysages quotidiens et non plus sur les paysages remarquables.

C’est ainsi que lors de la rédaction de la Convention européenne du paysage, le débat qui s’est engagé a montré un intérêt quasi immédiat pour ces paysages quotidiens, même si les paysages remarquables n’étaient pas oubliés. Les paysages quotidiens ont donc été introduits dans le champ d’application de la Convention (article 5) et ont impulsé un mouvement d’intérêt partout en Europe, l’argument essentiel reposant sur le fait que la grande majorité des populations européennes vit désormais dans des paysages qui ne sont pas remarquables, mais surtout urbains et périurbains, bien évidemment aussi ruraux, et que l’enjeu fondamental est bien celui de l’amélioration du cadre de vie de ces populations. L’autre facette de la sémantique du terme « paysage », et qui rejoint les réflexions précédentes, conduit à une attitude assez générale des élus qui considèrent le plus souvent le paysage comme étant associé à la protection et donc contraire à leurs souhaits de développement économique.

Ici également l’ancienne conception du paysage assimilé à la protection des sites remarquables resurgit constamment, et il est assez rare que les élus admettent la nouvelle définition plus ouverte sur la société et ses aspirations évaluées par le biais des perceptions et représentations sociales. Nous discuterons plus loin de la position des élus par rapport à un exercice démocratique dans des opérations d’aménagement du paysage, mais d’ores et déjà, nous pouvons dire que l’engagement de tentatives de débat avec leur électorat n’est pas le bienvenu. Il est possible de constater que du sens attribué au paysage dépend la qualité démocratique du débat qui s’engage entre les acteurs concernés et de la décision politique. Heureusement, le sens du terme a évolué vers une plus grande participation des populations concernées, comme l’indique clairement la Convention européenne du paysage, à travers la définition du paysage comme une « partie de territoire telle que perçue par les populations… », faisant donc allusion aux représentations sociales et aux perceptions qui constituent le moteur de l’action politique. L’une des preuves de la demande de démocratie est la requête de certains acteurs d’Amérique du Sud pour que l’exemple de la Convention européenne du paysage se transpose soit dans une convention mondiale du paysage, soit dans une convention à l’échelle d’un continent. Et il s’agit également de la pertinence du sens du paysage plus proche du paysage quotidien.

2 - La question de l’échelle de gouvernance

Cette innovation sémantique a alors fait surgir des expériences de participation, parfois spontanées, sans relation directe avec la Convention européenne du paysage mais celle-ci les a inscrites d’une certaine manière dans ses principes, en particulier dans les articles sur l’identification et la caractérisation des paysages, les objectifs de qualité paysagère notamment8, et a recommandé de favoriser la participation des populations à ces travaux. Si ces expériences sont menées à l’échelle de petits territoires et non à celle d’une nation, l’engagement de politiques en faveur du paysage dépend à la fois des institutions nationales et des collectivités territoriales. Il s’agit du sens du paysage tel que l’envisage la Convention européenne du paysage, qui incite les États parties à mettre en place des politiques paysagères à cette échelle. On peut admettre que c’est une action démocratique qui passe par la décision d’élus représentant le peuple. Ils peuvent ainsi faire voter une loi en faveur du paysage. L’échelle nationale est également celle de la décision en faveur de politiques de protection de paysages remarquables comme ceux qui sont candidats à l’inscription sur la Liste du patrimoine mondial.

Ici, le jeu démocratique s’exerce entre les experts et les élus des collectivités territoriales ou de la nation. Leur représentativité électorale et leur reconnaissance dans la communauté de l’expertise sont la règle pour défendre un dossier devant la communauté et les institutions internationales. D’une certaine manière, la démocratie s’efface devant les enjeux diplomatiques et les jeux de pouvoir entre experts internationaux et personnalités politiques. D’autant plus que dans la plupart des cas, les candidatures à l’inscription sur la Liste du patrimoine mondial n’ont pas mobilisé les populations concernées ou ne les ont pas consultées. Ce n’est pas toujours le cas, certaines candidatures ont réussi grâce à la sollicitation des populations concernées et l’Unesco, et la demande d’écoute des populations par leurs représentants politiques que la plupart des enquêtes mettent en lumière. Ces enquêtes montrent en effet que de nombreuses populations reprochent à leurs élus de ne pas les écouter. De la même manière, les décisions relatives à la protection de sites ou de paysages à l’échelle nationale ne donnent pas très souvent la parole aux populations, mais relèvent d’expertises, d’avis techniques des administrations concernées et des élus régionaux ou locaux. Il peut exister des enquêtes publiques, mais elles ne constituent pas vraiment une marque de démocratie effective mais davantage une consultation, ce qui est fort différent.

L’échelle de gouvernance est donc essentielle pour un exercice pertinent de la démocratie s’il s’agit de la question du paysage ; nous en avons déjà vu quelques exemples, ils se multiplient partout en Europe et même au-delà, comme en Amérique du Nord et du Sud, où les mouvements en faveur de la prise en compte des aspirations des populations sur des territoires restreints sont nombreux et tentent de lutter contre les aménagements qui ne satisfont pas. L’exemple de la Vénétie est intéressant, car il montre qu’après avoir contesté des équipements qui sont contraires aux aspirations des populations locales, les comités (comitati) créés par certains acteurs contestataires cherchent à construire des projets d’aménagement fondés sur l’analyse du paysage (Varotto M. (2000) ; Varotto M. et Visentin L. F. (2008)).

L’échelle locale est donc celle où l’exercice démocratique est le plus opérationnel, mais elle pose d’innombrables questions qui seront examinées plus loin. L’échelle locale apparaît en particulier comme celle qui permet aux habitants de se ressaisir de la question de la qualité de leur cadre de vie et c’est bien pour cette raison que les expériences se multiplient. Elles constituent une forme d’opposition aux processus de toutes sortes impulsés par la mondialisation des échanges commerciaux et financiers contre lesquels les citoyens européens (et du monde) ne peuvent lutter directement. L’échelle locale semble être une sorte de refuge contre la globalisation planétaire.

Mais à cette échelle se pose bien évidemment la question de la capacité des habitants, par l’intermédiaire des élus qui les représentent dans la sphère politique, de peser sur des décisions prises à l’échelle mondiale. Par exemple sur le prix des denrées alimentaires qui se décident sur les cours mondiaux et qui ont une incidence sur les paysages, privilégiant certaines cultures plutôt que d’autres. Ou sur le prix du pétrole, qui a des effets sur les infrastructures et les modes de transport. Une autre question se pose à propos de l’échelle de gouvernance : dans certains cas, les décisions d’aménagement du territoire sont prises dans le cadre de collectivités locales où les citoyens sont éloignés des procédures administratives et politiques. Cela est par exemple le cas des associations de communes, ou de parcs naturels dans lesquels les démarches d’analyse des paysages et d’élaboration de programmes d’aménagement relèvent de techniciens et des élus, sans que les habitants ne soient jamais consultés ni même informés.

3 - La question du statut des acteurs concernés

La gouvernance territoriale et par conséquent la gouvernance paysagère dépendent des jeux de pouvoir entre des groupes sociaux ou de pression comme les lobbies économiques, politiques ou syndicaux. Les processus d’échanges commerciaux et financiers planétaires sont en effet conduits par des groupements économiques ou financiers qui pèsent sur les décisions et se situent à l’opposé de la démocratie. Les prix des céréales, des productions animales, etc., qui déterminent le devenir de pans entiers des paysages européens, sont fixés par des accords mondiaux (OMC) dans lesquels les grandes multinationales du commerce des denrées alimentaires, qui n’ont pas la moindre préoccupation territoriale ni paysagère, agissent uniquement en vue du profit à court ou moyen terme.

Ces processus se déroulent à l’échelle internationale, mais ils sont présents également à l’échelle nationale ; ici ce sont les jeux de pouvoir entre partis politiques, syndicats ou encore groupes de pression économiques qui ont une incidence sur les décisions politiques en faveur de certains d’entre eux. La place de l’intérêt général passe souvent après des intérêts catégoriels. Il est possible de prendre l’exemple des politiques du logement ou celui des infrastructures, qui sont aux mains de grandes sociétés immobilières ou de génie civil, comme pour les autoroutes. Le poids des lobbies est souvent plus important que celui des associations de défense de l’environnement ou du paysage. L’exemple dramatique du barrage de Sivens en France est à cet égard éloquent et de nombreux cas pourraient être évoqués partout en Europe.

À l’échelle locale aussi, même si les citoyens ont davantage de possibilités d’intervenir dans les procédures de négociation, certains groupes agissent selon leur propre intérêt et l’intérêt général passe après. Ici, le jeu est plus équilibré, mais il est certain, comme on peut le constater dans quelques expériences de participation citoyenne, que des acteurs ont plus de capacité à intervenir que d’autres, ne serait-ce que parce qu’ils ont l’habitude de prendre la parole en public et qu’ils savent imposer leurs vues à d’autres habitants, moins rompus au débat et à la controverse.

L’exercice démocratique peut être faussé également par des enjeux locaux qui sont occultés parce qu’en parler raviverait des conflits souterrains que certains groupes locaux ne souhaitent pas voir exposer devant l’ensemble de la population ; c’est notamment le cas des questions de maintien des haies du bocage dans de nombreuses régions, questions qui soulèvent en outre le problème de la qualité de l’eau. Les milieux de protection de l’environnement ne sont d’ailleurs pas tous d’accord entre eux, et des tensions peuvent surgir dans certaines circonstances. Les acteurs qui promeuvent ces opérations de participation peuvent également appartenir à diverses sphères de la société : chercheurs, praticiens du paysage, artistes, associations de défense de l’environnement ou du paysage se mobilisent de manière variée, parfois en collaborant, mais avec des problèmes d’entente sur les méthodes et les outils utilisés. Parfois, des concurrences apparaissent aussi entre ces communautés et même à l’intérieur d’une même corporation, des tensions peuvent survenir, comme entre les écologues et ceux qui se réclament des sciences humaines, qui ne conçoivent pas le paysage de la même manière. L’intervention d’artistes peut parfois poser des problèmes car, s’ils attirent l’attention du public grâce aux oeuvres et installations qu’ils créent dans l’espace public, ils ne vont pas toujours jusqu’au bout d’un projet concret. Ces acteurs d’origine diverse peuvent apporter des solutions ou créer des conflits au sein d’opérations de participation. Cependant, c’est bien par la négociation publique et la confrontation des points de vue que ces problèmes peuvent trouver des solutions ; mais de nombreux obstacles s’opposent à ces débats qui, en outre, ne conviennent pas forcément aux élus, qui y voient une perte de temps alors qu’eux-mêmes sont soumis au temps électoral et souhaitent souvent prendre une décision peut être déterminante dans leur réélection.

4 - La définition donnée aux procédures de la participation

Les définitions qui sont données aux procédures de participation sont diverses et vont de l’information à la participation réelle. Dans un rapport technique élaboré dans le cadre du programme de recherche « Paysage et développement durable » du ministère français de l’Écologie, intitulé « Paysage et participation », l’auteur, Yves Michelin (2013), se référant à Jean-Eudes Beuret (2006), et en accord avec les membres du comité scientifique du programme, distingue les procédures suivantes :

En préalable à la conclusion de cette seconde partie, il paraît évident que ces quatre paramètres – le sens attribué au paysage, l’échelle de la gouvernance, le statut des acteurs et les formes de participation – sont liés et indissociables. Il sera difficile de les séparer dans l’analyse et les souhaits d’amélioration de l’exercice démocratique dans sa relation au paysage. Il semble par ailleurs indispensable de préciser le sens des formes d’exercice de la démocratie, telles qu’elles sont apparues dans l’évolution qu’elles ont subies dans les dernières décennies.

Dans les années 2000-2010, l’accent était mis sur la concertation, forme encore non totalement aboutie de la participation. Un rapport réalisé en 2007 par le ministère français de l’Écologie, du Développement et de l’Aménagement durables a tenté de faire le point sur les définitions des termes et expressions mobilisés dans le cadre des actions d’information, de participation du public, concertation et association dans les plans de prévention des risques. Il insiste tout d’abord sur les enjeux, objectifs et sens de la participation et de la concertation.

Il précise ainsi : « La concertation n’est pas une fin en soi. Les raisons pour lesquelles on s’engage dans une démarche participative telle que la concertation sur un projet, une politique ou la mise en place d’instances de concertation peuvent être diverses : motivées par une volonté politique forte, par une obligation réglementaire, par un contexte particulier… Ainsi, même si les injonctions à la participation et à la concertation sont de plus en plus nombreuses et pressantes, et qu’il semble être devenu impossible de « faire sans » concertation, on ne concerte pas pour concerter. La concertation n’a de sens que par rapport aux objectifs qu’on lui aura fixés et qui l’auront motivée. C’est en fonction d’eux que l’on définira les procédés et outils utilisés et l’évaluation de la démarche mise en oeuvre. Ces objectifs peuvent être de plusieurs ordres. Une même démarche de concertation peut avoir plusieurs buts, de natures très diverses. »

Par ailleurs, il en définit la dimension citoyenne en déclinant les attendus de la participation et de la concertation : « On peut attendre d’une démarche participative qu’elle crée un renouveau de l’intérêt pour la chose publique et le collectif, qu’elle rétablisse une confiance entre représentants (élus) et représentés (citoyens), dans un contexte souvent évoqué de “crise de la démocratie représentative” ou “crise du politique”, dont un des principaux symptômes est le fort taux d’abstention lors des élections. » Ainsi ces attendus sont-ils de plusieurs ordres, participation et concertation permettent en outre de partager les enjeux et de transformer l’action publique, participer et se concerter peuvent intervenir utilement dans l’élaboration de projets. Des extraits du rapport du programme « Information, participation du public, concertation et association dans les plans de prévention des risques » résument parfaitement les conditions dans lesquelles l’exercice de la démocratie dite « participative » peut s’exercer ; s’ils ne se réfèrent qu’à la question de la prévention des risques, ils n’en sont pas moins applicables au champ du paysage.

Si la définition la plus classique de la démocratie est celle du régime politique dans lequel le peuple est souverain, il semble préférable de proposer la définition de Paul Ricoeur, selon laquelle est démocratique une société qui se reconnaît divisée, c’est-àdire traversée par des contradictions d’intérêts et qui se fixe comme modalité d’associer, à parts égales, chaque citoyen dans l’expression de ces contradictions, l’analyse de ces contradictions et la mise en délibération de ces contradictions, en vue d’arriver à un arbitrage (Ricoeur, 1997a et 1997b). Il y aura lieu d’examiner dans les développements qui suivent comment cette définition correspond davantage à une expression de la démocratie appliquée à l’aménagement du paysage.

CONCLUSION

La relation démocratie/paysage est un domaine complexe qui dépend de multiples facteurs appartenant à de nombreux champs de signification. Si des expériences existent partout, tant en Europe que dans d’autres États du monde, elles ne s’appliquent pas de la même manière à l’échelle internationale, européenne, nationale, régionale et locale. Il paraît clair que l’échelle locale est celle qui répond le plus aux souhaits de dépendante de processus difficilement maîtrisables par les peuples. D’ailleurs, le projet de Traité constitutionnel de l’Union européenne, proposé en 2004, distinguant la démocratie participative de la démocratie représentative, y voyait un moyen de « dialogue ouvert, transparent et régulier avec les associations représentatives de la société civile ». Même si ce traité n’a pas été retenu parce que plusieurs États s’y sont opposés par un vote défavorable. Le désir de participation n’en est pas moins relativement vif dans les sociétés européennes. Parmi ces facteurs, le sens même du terme « paysage », qui n’est pas toujours identique dans les États d’Europe, mais qui a été défini avec l’assentiment de la grande majorité des États européens à travers la ratification de la Convention européenne du paysage, intervient en interaction avec les échelles d’action et le statut des acteurs mobilisés. En Europe comme dans d’autres continents, se manifeste le désir des populations d’être écoutées par le monde politique qui, souvent, semble dépassé pour affronter les grands processus mondiaux des échanges commerciaux et financiers. La participation devient un exercice démocratique revendiqué par de nombreux mouvements sociaux, comme les « Indignés » ou le Forum social mondial, qui peinent cependant à faire entendre leurs voix. Plusieurs pistes de réflexion s’avèrent déjà pertinentes pour poursuivre l’engagement dans la mise en oeuvre d’une démocratie qui permette d’aborder la question du cadre de vie, paysage du quotidien des populations. Mais, plus généralement, il est essentiel de développer la réflexion sur la démocratie d’interaction ou délibérative en favorisant la recherche en sciences sociales et écologiques, déjà investies dans ce thème, mais insuffisamment soutenues par les crédits de recherche qui ont subi des diminutions importantes ces dernières années en raison de la crise et de l’exigence de réduire les déficits publics.

L’exercice de la démocratie ne peut s’affranchir de la complexité des processus de production et de transformation des paysages pour lesquels une mobilisation sociale à l’échelle européenne est née avec la Convention européenne du paysage. Le paysage constitue lui-même un « complexe » de significations matérielles et immatérielles que la science a séparées et a ainsi réduites, au point de rendre l’action paysagère difficile, alors qu’elle offre des potentialités à la mesure des espoirs que ses partisans nourrissent à son égard :

« (…) la science est devenue aveugle dans son incapacité à contrôler, prévoir, même concevoir son rôle social, dans son incapacité à intégrer, articuler, réfléchir ses propres connaissances. Si effectivement, l’esprit humain ne peut appréhender l’ensemble énorme du savoir disciplinaire, alors il faut changer, soit l’esprit humain, soit le savoir disciplinarisé. » (Morin, 2005:106)

Sources

To go further

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  • Varotto M. (2000), “In difesa dei luoghi dell’abitare : il fenomeno dei comitati spontanei in Veneto”, Quaderno 3 Osservatorio Veneto, Vérone.

  • Varotto M. et Visentin L. F. (2008), “Comitati locali e criticità ambientali in Veneto. L’evoluzione del fenomeno negli ultimi 10 anni”, A.R.S. n° 116, genaio/marzo 2008.

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paysage-developpement-durable.fr

1) « L’appréhension du paysage urbain, une opportunité pour renouveler les conceptions urbaines environnementales et les démarches participatives », Emeline Bailly, CSTB, France, Rosemary Wakeman, Fordham University, New York. Comparaison des démarches participatives entre la Plaine St-Denis au nord de Paris et le site de Melrose dans le Bronx.

2) « Gestion participative des paysages : construction d’une ressource culturelle pour l’appropriation des enjeux de biodiversité ? », Aurélien Allouche, Alain Dervieux, François Mesléard, Alain Sandoz. La recherche développe une démarche participative dans le Parc naturel régional de Camargue en tentant d’évaluer les capacités d’une telle démarche à gérer le risque d’inondation et la biodiversité ou la recréation de la nature.

3) « La participation et la médiation paysagère et le renouvellement des pratiques paysagistes », David Montembault, Agrocampus Ouest, Serge Briffaud, Rémi Bercovitz, École nationale supérieure d’architecture et de paysage de Bordeaux, Monique Toublanc, École nationale supérieure de paysage de Versailles, Antoine Luginbühl, Association Passeurs, et al. Recherche - action portant sur deux territoires différents, l’un sur l’élaboration d’un projet de paysage dans une commune ligérienne, l’autre sur une approche historique dans les Deux-Sèvres.

4) « Paysage et développement durable : à la recherche d’une participation créative », Yvette Lazzeri, Hélène Balu, Anne Cadoret, Florent Chiappero, Michel Chiappero, Caroline Giran-Samat, Arina Latz, Béatrice Mésini, Hélène Tudela, Martine Perron, Centre d’études et de recherches internationales et communautaires (CERIC), Aix-Marseille Université, CNRS, université de Pau, université de Toulon. Recherche qui fait le point sur les démarches participatives en Europe, surtout dans le domaine architectural.

5) « Dynamique des modèles paysagers dans les villes nouvelles, cultiver des paysages durables », Marie-Jo Menozzi, ethnosociologue indépendante, Etienne Bertrand, Bureau d’études de Gally, Julien Laborde, Mnémosis. Recherche sur une démarche participative portant sur la ville nouvelle du Val Maubuée.

6) « Dynamiques paysagères et perceptions des interfaces arborées, quels enjeux pour la mise en place de la Trame verte et bleue ? », Sylvie Guillerme et al., GEODE, CNRS et université de Toulouse-le-Mirail. Recherche portant sur la participation des acteurs concernés par les arbres hors forêts dans le sud-ouest de la France