L’économie informelle dans les villes européennes

Remi Dormois, March 2013

L’auteur de cette fiche propose de retenir comme définition de l’économie informelle, l’économie qui échappe au contrôle des pouvoirs publics (administration fiscale, administration du travail,…) qu’elle soit licite ou illicite. Il intégrera donc l’économie informelle « officielle » basée sur des échanges démonétisés.

Quels facteurs influencent le développement de l’économie informelle ?

Les formes et le niveau de développement de l’économie informelle ne sont bien sûr pas corrélés seulement à la taille démographique de la ville.

Les caractéristiques de la réglementation nationale, par exemple concernant les taxes, les impôts et le droit du travail, ainsi que la capacité des administrations à les faire appliquer, sont des variables davantage prises en compte par les économistes s’étant attaqués à l’économie souterraine.

Les chercheurs insistent aussi sur le poids de variables culturelles et politiques pour expliquer le niveau de développement de l’économie souterraine. Dans les pays avec des États faibles et avec une autorité politique contestée (par exemple suite à des affaires de corruption ayant touché la classe politique), les pratiques informelles sont davantage développées. Les caractéristiques de la base économique de la ville peuvent aussi être invoquées pour comprendre le poids de l’économie souterraine.

Les travaux d’économistes ont montré, par exemple, que le travail non déclaré était davantage développé dans le bâtiment, la restauration, l’hôtellerie, la maroquinerie, le textile ou les services domestiques que dans l’industrie lourde, l’aéronautique, la chimie,… Ces travaux montrent aussi que « l’évasion » financière (du point de vue des administrations en charge de collecter les taxes) est plus forte quand la production se fait à domicile ou dans de petites unités. La concentration spatiale de ces micro-unités de production à l’échelle d’un quartier ou d’une commune semble aussi favoriser une « industrialisation » des procès de production illicites.

Le niveau de développement général d’un pays est aussi un facteur explicatif mais, à l’inverse, l’économie souterraine n’est pas spécifique aux villes situées dans les pays en développement. C’est ce que nous voudrions montrer au travers de plusieurs exemples pris dans différentes villes européennes, sans volonté d’exhaustivité bien entendu, afin de montrer la diversité de ces activités économiques souterraines.

L’économie souterraine ne se limite pas aux trafics de stupéfiants et d’armes, aux jeux d’argent

Ce qui vient à l’esprit à l’évocation du terme d’économie souterraine a trait aux activités illicites de type trafics de stupéfiants et de cigarettes, trafics d’armes, prostitution, jeux d’argent, contrefaçons,… Dans toutes les grandes villes européennes ces activités ont tendance à se concentrer dans certains quartiers puis à se diffuser aux alentours par capillarité: quartiers centraux populaires et quartiers d’habitat social collectif péri-centraux sont aujourd’hui les deux configurations territoriales où se situe principalement ce commerce. Historiquement les stupéfiants n’ont fait leur apparition dans les cités des grandes agglomérations françaises que récemment : 1970 pour la banlieue parisienne et 1980 pour les banlieues de Lille, Lyon et Marseille. Mais les politiques de renouvellement urbain et de gentrification dans les quartiers anciens ont accéléré la polarisation du marché des stupéfiants sur les cités HLM. Les ethnographes et sociologues mettent en évidence que ces quartiers abritent aujourd’hui une économie de proximité très diversifiée, ne se limitant pas aux stupéfiants (cannabis, héroïne et une pénétration croissante de la cocaïne), qui permet aux ménages en situation de précarités d’acheter un ensemble de biens à des prix moindre que dans les commerces officiels. Ils insistent aussi sur le rôle des sociabilités de quartier dans l’intégration des jeunes aux réseaux de vente et de distribution des stupéfiants : les réseaux de type familiaux existent mais ce sont davantage des formes entrepreneuriales qui se développent et qui recrutent leur « main d’œuvre » dans le quartier. L’activité illicite devient non seulement une source de revenus mais aussi un vecteur de socialisation, le moyen de se construire une identité, une réputation et de se mettre à l’épreuve. Les délations et les contentieux sont plus présents qu’on le pense, nous disent les chercheurs ayant pu s’immerger dans ces quartiers, si bien que les dealers sont sujets à un stress permanent (dettes à rembourser notamment). A l’échelle du quartier, le développement de l’activité illicite s’accompagne d’une « pacification » paradoxale: les actes d’incivilité, les rixes avec les forces de l’ordre sont rejetés en dehors des lieux investis pour faire le business mais les trafics génèrent des actes de plus en plus violents. Menant un travail sur l’économie des stupéfiants dans les Hauts-de-Seine, Michel Kokoreff écrit : « lorsqu’on trace la carte des quartiers où apparaissent de façon récurrente ces conduites qualifiées de violences urbaines qui défrayent la chronique depuis plus de vingt ans en France, et qu’on la compare à la carte des lieux considérés comme des lieux de trafics notoires, l’absence de chevauchements est remarquable. (…) L’implantation de marchés illégaux implique dans la durée une maîtrise du territoire, c’est-à-dire une emprise sur les groupes qui le constituent, un contrôle des flux d’usagers habitant la cité ou venant de l’extérieur dont l’apparence peut facilement refléter le statut et nuire à ces activités illicites » (Kokoreff 2000, p.404 et 416).

Une part importante de l’économie souterraine dans les villes a des activités licites mais réalisées de façon illicites. Il s’agit d’abord du travail au noir dans des établissements sous-traitants d’autres entreprises. La densité de chantiers dans les villes est une opportunité pour des employeurs indélicats qui ne déclarent pas, ou partiellement, une main d’œuvre venant d’autres pays corvéable car n’étant pas toujours en situation régulière. Ils prennent directement en charge des chantiers chez des particuliers mais peuvent aussi intervenir sur des projets plus importants comme sous-traitants non déclarés d’entreprises en règle. Un second exemple d’activité licite mais pratiquée de façon illégale concerne le commerce de rue. C’est une activité très ancienne dans les grandes villes qu’il se fasse sur l’espace public, sur les marchés forains ou dans les arrières boutiques. Historiquement cette activité a souvent été développée par des migrants qui vendaient des productions de leur pays d’origine, ou achetées dans un pays proche, et qui envoyaient l’argent retiré de leurs ventes à leurs familles soit sous forme de mandats soit sous forme d’un envoi de biens de consommation rares dans leur pays.

Dans la partie « études de cas », vous trouverez un article consacré aux pratiques commerciales des migrants maghrébins à Marseille. Cette activité commerciale peut être doublement illicite : d’une part parce que le chiffre d’affaire n’est pas déclaré aux services fiscaux et d’autre part parce que la marchandise écoulée peut venir de la contrebande ou de la contrefaçon.

L’économie informelle n’est pas toujours illégale

Dans les villes se développent aussi des systèmes d’échange de services sur une base non monétaire. On voit donc que ce volet de l’économie informelle n’a pas grand-chose de commun avec ce que nous avons vu précédemment mais étant démonétisées, et donc non soumises à des taxes, ces pratiques entrent dans la sphère de l’économie informelle. Les premières expériences de ce type d’échange ont été impulsées par le secteur associatif avec, par exemple, le réseau des SEL (systèmes d’échange locaux). Mais on relève depuis le milieu des années 2000 des initiatives fortement soutenues par des communes ou des EPCI (établissement public de coopération intercommunale) dans le cadre de leur politique à destination de l’économie sociale et solidaire. Plusieurs villes ont, par exemple, mis en place une monnaie locale avec l’appui de structures d’économie sociale (mutuelles, crédit coopératif). Dans certains cas, il s’agit de favoriser la mise en réseau et le développement de commerces, d’associations, d’organisations qui partagent un projet collectif : valorisation des circuits courts, insertion de publics handicapés, garanties apportées sur le caractère éthique et responsable du mode de production,… Les habitants des villes d’Alsace peuvent ainsi transformer des euros en SOL qui ne s’échangent qu’au sein d’établissements souscrivant à un ensemble de valeurs humaines, sociales et solidaires. D’autres initiatives ont trait au versement d’aides sociales (en dehors du régime général) sous une forme de monnaie locale « affectée ». Les ménages modestes peuvent ainsi accéder à des services et des produits de base : spectacles, loisirs/sports, épiceries solidaires, permis de conduire.

Sources

ADCF. 2010. La crise et nos territoires : premiers impacts, 96 p.

AMBROSINI M. 1999. « Travailler dans l’ombre. Les immigrés dans l’économie informelle », In: Revue européenne de migrations internationales, Vol. 15 N°2. Emploi, genre et migration. pp. 95-121.

JAMOULLE P. 2002. « La débrouille des familles », in Le Portique, n°10.

KOKOREFF M. 2000. « Faire du business dans les quartiers. Éléments sur les transformations socio-historiques de l’économie des stupéfiants en milieux populaires. Le cas du département des Hauts-De-Seine », In: Déviance et société, Vol. 24 - N°4. pp. 403-423.

MISSAOUI L. 1995. « Généralisation du commerce transfrontalier : petit ici, notable là-bas », In: Revue européenne de migrations internationales, Vol. 11 N°1. Marseille et ses étrangers. pp. 53-75.

PADIOLEAU J.G., DEMESTEERE R. 1991. « Les démarches de planification stratégique des villes », in Les Annales de la recherche urbaine, n°51, p.28-39.

PERALDI M. 1999. « Marseille : réseaux migrants transfrontaliers, place marchande et économie de bazar », in Cultures & Conflits, n°33-34.

TARRIUS A. 1995. « Naissance d’une colonie : un comptoir commercial à Marseille », In: Revue européenne de migrations internationales. Vol. 11 N°1. Marseille et ses étrangers. pp. 21-52.

SOW A. 2001. « Africains et asiatiques dans l’économie informelle à Marseille », in H & M, n°1233.