Quand le « risque » devient levier de développement…

Frédéric Bonnet, 2014

Monde pluriel

Cet article part d’un retour d’expérience à partir de 5 études de cas (hétérogènes géographiquement) pour montrer comment les risques, de contraintes, peuvent devenir des leviers pour un développement territorial vertueux et la construction de villes et d’habitats résilients. L’auteur montre également comment l’acceptation du risque permet le renouvellement des catégories de pensée vers de nouvelles formes d’urbanisation préventive et une réflexion paysagère sur les moyens de protection mis en place pour minimiser l’exposition aux aléas.

Je coordonne depuis un an une équipe pluridisciplinaire dans le cadre de l’Atelier National sur les « territoires en mutation soumis à risques » lancé par le Ministère de l’Egalité des Territoires et le Ministère de l’Ecologie. Cet atelier de projet met à disposition des élus une ingénierie « interactive », lors de rencontres directes, selon le principe participatif imaginé par Christina Garcez. Experts, élus et services de l’Etat se retrouvent plusieurs journées autour d’une table et de dessins pour élaborer ensemble des alternatives urbaines, le projet et la règle étant ici entrelacés. Outre que c’est une belle expérience d’urbanisme, où politique et technique s’allient, ce travail sur la vulnérabilité des territoires montre que l’on peut « inverser le regard » et transformer la contrainte en un levier, une aide pour mieux penser le développement urbain.

Nous étudions cinq sites très différents :

Dans tous les cas, les différents plans de prévention des risques, qu’ils soient industriels, liés à l’inondation ou aux effondrements miniers, sont perçus comme des freins au développement, et affecte effectivement la constructibilité des villes.

Le travail de projet permet de dénouer certaines contradictions. Appuyé sur une prise en compte effective des aléas, il autorise l’invention et, ce faisant, des formes d’urbanisation peut-être plus vertueuses. Les paradoxes sont multiples.

D’une part, les villes ainsi contraintes par leur PPRI se décentrent et favorisent une urbanisation de plateau, comme dans le cas de la Lorraine, de l’Oise ou de Tours. Les nouveaux quartiers, les nouvelles zones d’activité s’implantent ainsi loin de tout service et transport public, sur des terres agricoles excellentes, à grand frais d’infrastructures, ceci en contradiction patente avec les autres politiques publiques (réduction de la consommation des sols, des gaz à effets de serre, promotion de la mixité des fonctions, etc.) A l’inverse, les centres-villes bien équipés et hyper-desservis (une gare TGV à Saint-Pierre-des-Corps, par exemple) sont gelés. On voit bien que renoncer à habiter ces zones urbaines historiques ou perturber exagérément leur développement est non seulement une aberration urbaine, mais aussi écologique et économique.

La plupart de ces sites sont soumis aux aléas depuis des siècles : les zones les plus riches et les mieux innervées de nos métropoles sont souvent à cheval sur un fleuve, au bord de la mer, et donc vulnérables. Mais la mémoire défaille, et chaque événement semble effacer le souvenir des catastrophes passées, avec lesquelles, souvent, on avait appris à vivre. Cette dimension culturelle est essentielle : dans la plupart des cas, ce n’est pas l’occupation humaine, mais sa forme et ses connections qui posent problème. Ainsi la vallée de l’Argens est fertile précisément grâce aux crues, qui faisaient moins de ravage lorsque les cultures étaient des arbres fruitiers, et non des serres hors sols. Retrouver des modes d’occupation compatibles avec la montée des eaux, inéluctable est une piste de travail, qui interroge les critères avec lesquels nous jugeons de la rentabilité économique des activités. Les fruits ont été abandonnés car trop concurrencés par les productions espagnoles. Plutôt que de soutenir une production soutenable à forte valeur ajoutée, on préfère indemniser lourdement, sans parler des coûts écologiques et financier pour soutenir en l’irrigant outrageusement les productions du sud de l’Europe. Cela coûte, globalement plus cher et ne nous rassure pas sur la politique agricole commune et la « concurrence libre et non faussée ». Tout se tient. Ceci étant, si l’on prend acte de ces dysfonctionnements macro-économiques, on constate aussi que la non constructibilité des sols est parfois une chance. Cela distingue l’Argens de l’ordinaire de la côte d’azur, désormais dévastée par l’urbanisation effrénée. Cette césure agricole est une chance, un appui pour le développement, et nous avons montré que d’immenses capacités existent, hors des aléas, pour peu que l’on renonce définitivement à spéculer sur la constructibilté du val, et intègre son caractère agricole dans la stratégie urbaine d’ensemble. Dans l’Oise, la sanctuarisation de portions non négligeables des quarante kilomètres de vallées peut permettre d’améliorer les continuités écologiques, le comportement hydraulique de la rivière et la qualité des paysages, et dégager, en d’autres lieux choisis, de nouveaux terrains de développement. En vertu de quoi, l’une des seules plateformes logistiques où le fluvial, la route et le rail se rejoignent en Île de France ne sera pas condamnée à végéter.

Choisir de ne pas construire ici plutôt que là, sur la longue durée, et à grande échelle est déjà en soi un pas considérable : cela refonde la manière de faire de l’urbanisme en France, réintroduit dans le projet les grandes logiques territoriales, insiste sur les complémentarités métropolitaines. A Tours, les deux communes des vingt kilomètres de la presqu’île de la confluence ont ainsi choisi de prendre acte de l’inconstructibilité, et de développer des activités de loisir et de tourisme de proximité, au bénéfice des villes voisines. Elles demandent en échange la solidarité métropolitaine. Voilà ici encore un pas en avant, où la gouvernance et la représentation de l’aire urbaine progresse, « grâce au risque ».

Là où l’on accepte de vivre avec l’aléa, l’invention urbaine et architecturale est de mise, et insiste sur les solidarités transcalaires : c’est le quartier et la ville qui doit résister, pas seulement l’architecture laquelle, par ailleurs, ne peut se contenter des modèles pré-établis, ni de la maison individuelle en série, ni du bête immeuble d’investisseur. Ouf ! enfin un moyen d’imposer, par la force des choses de la nature, dirait Alberti, une réflexion créative et multiscalaires ! Saint-Pierre-des-Corps est pionnière, avec un projet porté depuis vingt ans à toutes les échelles : c’est ici qu’il faut aller en France pour visiter un « habitat résilient ». En lorraine, les « fontis » (effondrements) miniers nous obligent eux aussi à inventer de nouvelles manières de construire, stimulant au passage la recherche et la production des filières de l’éco-construction.

Enfin, dernier retournement méthodologique, les infrastructures (comme les digues ou les canaux) parfois nécessaires redeviennent un enjeu paysager, une occasion de bonifier la ville, et non plus un objet technique qui découpe et sépare. On s’aperçoit soudain que la confortation d’une digue, si elle est incluse dans un projet urbain ambitieux, transforme le devenir de toute une ville. A Tours, c’est le contact millénaire avec le fleuve et le paysage des coteaux classés au Patrimoine de l’Unesco qui sont en jeu. Un projet métropolitain peut se construire sur l’actualisation d’un ouvrage d’art.

Il y a donc de bonnes raisons d’espérer : pour peu que l’on retrouve le sens du projet, pour peu que le politique s’empare à nouveau du champ technique, pour peu que les experts se parlent, entre disciplines, et s’hybrident au savoir de l’autre, la prise en compte des risques est le vecteur de nouvelles stratégies urbaines.

Sources

Pour accéder à la version PDF du numéro de la revue Tous Urbains, n°8

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