Projets urbains : les coûts de conception

Jean-Michel Roux, 2014

Monde pluriel

Cet article, issu du numéro 8 de la revue Tous urbains, n’appartenait pas initialement au dossier « Concertation et participation ». L’équipe de CITEGO a considéré qu’il pouvait toutefois s’y intégrer et apporter des propositions intéressantes, en contrepoint des autres fiches.

Retraçant le cheminement qui mène du projet urbain à sa réalisation, cet article met en exergue les difficultés rencontrées par les urbanistes et les architectes, dans le cadre de leur activité. Dépassant l’analyse de la crise de cette profession, l’auteur invite à réfléchir à de nouvelles formes de gouvernance territoriale pour la réalisation de projets effectifs, respectueux des professionnels qui les mettent en œuvrent, mais aussi des habitants et de ceux auxquels ils doivent bénéficier.

Un projet urbain, c’est d’abord l’étude d’un parti d’aménagement, pour un quartier à créer ou transformer ; ensuite une procédure opérationnelle qui permet de passer à l’acte, avec des travaux et des remembrements fonciers. C’est dans la phase d’étude amont que sont prises les décisions les plus lourdes de conséquences : un périmètre, un plan de voirie qui passera les siècles, un programme de construction qui commandera l’équilibre économique et social de l’ensemble, des équipements nécessaires au fonctionnement du site. C’est dire que ces études et leur financement n’intéressent pas seulement les spécialistes. Elles font d’ailleurs, légalement, l’objet d’une concertation avec « les habitants, les associations locales et les autres personnes concernées, dont les représentants de la profession agricole » (on reconnait là le goût de nos législateurs pour l’énumération), puis des enquêtes publiques préalables aux réalisations. Bref, le souci d’une participation démocratique existe, même si ses méthodes sont parfois entachées par une volonté de faire passer en douce des décisions déjà prises.

Comme souvent dans notre Europe, les mœurs varient d’un pays à l’autre, tandis que Bruxelles multiplie les textes unificateurs. En France l’Etat conduisait directement les projets jusque dans les années 80 ; il a depuis passé la main aux collectivités locales. Celles-ci ont embauché des spécialistes, mais les ont dispersés dans les tranches du  »millefeuille territorial« , et sans beaucoup de liberté d’expression. Dans les principales métropoles, il existe des Agences d’Urbanisme intercommunales, mais elles sont très inégalement sollicitées (souvent pas du tout) lorsqu’il s’agit de concevoir une opération. De sorte que cette conception est en général confiée à des consultants extérieurs, selon une forme désormais canonique : consultation préalable, dont le lauréat devra être un architecte ou un paysagiste, associé à des bureaux d’étude technique ; puis étude ; puis entrée en phase opérationnelle.

Ce parcours est semé d’obstacles : retournement d’opinion des élus, oppositions diverses, obligations légales de mise en concurrence des urbanistes à plusieurs étapes du projet… Bien des propositions sont ainsi jetées à la corbeille, les études s’accumulant alors en couches géologiques épaisses, chacun de leurs auteurs étant libre d’ignorer ce qui précède ou suit. Voyez les cas emblématiques de l’Ile Seguin à Boulogne, de la Plaine du Var à Nice, ou de la Gare Saint Jean à Bordeaux. Et encore, je cite des exemples qui, en fin de compte, ont donné lieu à des réalisations. De là une pénible impression de gaspillage, l’espoir fallacieux d’un sauveur suprême (celui qui nous apportera la maquette idéale), et la personnalisation excessive de projets qui sont en réalité collectifs, pour le meilleur ou pour le pire. A chaque fois nous sommes devant des pièces uniques, sans qu’émerge un consensus sur ce que pourrait être une ville contemporaine.

Plaçons nous maintenant du coté des concepteurs qui répondent aux appels d’offre d’études préalables. Les budgets publics sont parcimonieux, au regard des enjeux économiques et sociaux. Sans commune mesure, par exemple, à ce qu’un industriel peut investir dans la définition et la mise au point d’un nouveau produit. Les budgets privés sont à peu près nuls, sans considération pour le fait qu’en dernier ressort, les investissements majoritaires concerneront des immeubles privés d’habitation et d’activité, et qu’il conviendrait de savoir s’ils sont judicieux.

La concurrence entre urbanistes est rude, surtout en période de crise, les projets se raréfiant. Les mécanismes de sélection sont complexes, sous la férule du Code des Marchés publics. On peut mesurer approximativement le coût, pour chaque concurrent, de la simple préparation d’une réponse (notes d’intention et dossier administratif). Multiplié par le nombre de réponses, on arrive souvent à un coût global (avant le choix d’un lauréat) qui voisine ou dépasse les sommes qui seront affectées à l’étude. Cela sans parler des dépenses consenties par les collectivités en analyse des offres et jury. La suite est pleine de périls, les dépassements d’horaires étant courants, et les dépassements d’honoraires exclus. Les réunions, colloques, conférences périphériques des études sont très mal indemnisés, voire pas du tout.

Autrement dit les prestataires, dans leur économie interne, doivent subir de nombreuses journées non facturables. C’est la principale explication des fameux « prix de journée » mentionnés dans les devis. Comme la compétition porte aussi sur ces prix, il s’ensuit qu’ils sont plafonnés en pratique et que les urbanistes vivent mal. Certains (architectes, paysagistes, bureaux d’étude techniques) parviennent à se rattraper (modestement) grâce à des honoraires de conduite de travaux d’espaces publics. Les autres, qui traitent d’environnement, d’économie, de programmes, peinent à constituer des équipes permanentes. Les groupements interdisciplinaires sont instables et fugaces. Chacun peut donc constater que les projets procèdent peu par retour d’expériences et accumulation de compétences, et beaucoup par réinvention de l’eau tiède.

Le diagnostic est posé depuis longtemps, un peu aggravé dans la conjoncture actuelle. Les remèdes restent à découvrir, ou peut-être simplement à utiliser. A défaut de solutions miracles, ou peut évoquer des recettes en usage dans le reste de l’Europe, sans énumération fastidieuse, et sans assurer qu’ailleurs l’herbe est toujours plus verte. On pourrait mieux utiliser les techniciens de l’administration, trop souvent réduits à une assistance passive aux réunions. On pourrait simplifier le recours ponctuel à des experts, sans obliger à des mises en concurrence souvent factices. On pourrait tarifer les réunions, intervention publiques et conférences. Ce qui aurait au moins comme heureuse conséquence la disparition des « tables rondes » dans nos colloques, où cinq ou six personnes disposent chacune d’un temps de parole de quelques minutes, gratuit pour les organisateurs mais sans grand intérêt pour le public. On pourrait recourir à des collectes d’idées sous forme d’ateliers peu coûteux. L’urbanisme opérationnel a besoin de matière grise plus diverse et plus libre qu’aujourd’hui.

Sources

Pour consulter le PDF du du numéro 8 de la revue Tous Urbains

To go further

La concertation autour de l’Île Seguin

L’éco-vallée de la Plaine du Var

Le projet de la gare Saint-Jean en images