Dans l’économie-monde dominée par la spéculation financière, le droit au logement n’existe pas

Krisztina Keresztély, 2012

Collection Passerelle

Avant même l’explosion de la bulle immobilière américaine en 2008, il était visible à plus d’un égard que le secteur du logement était en passe d’être totalement intégré dans une logique financière, le thème du droit au logement n’étant au mieux qu’un vague souvenir. Dans plusieurs pays, c’est précisément le secteur du logement qui a été le révélateur de la crise, donnée dans un premier temps comme « simple » explosion de bulles immobilières alors qu’il s’agissait en fait d’une manifestation emblématique de la façon dont les peuples étaient piégés dans un système dominé par la finance. Quatre, cinq ans plus tard, on se bat toujours pour le droit au logement, mais le contexte est de plus en plus dur.

De nombreuses barrières s’élèvent face à l’accès à un logement abordable

Les augmentations de loyers dépassent celles des revenus, les classes moyennes ont de plus en plus de mal à se loger. Plusieurs organismes financiers ont fait état ces dernières années de la baisse de solvabilité des ménages face au logement. La part du revenu consacré au loyer et aux charges (le taux d’effort) est bien souvent telle qu’elle grève fortement le budget des ménages, voire les oblige à s’endetter pour assurer le quotidien.

Dans ces conditions, le parc public de logements représente-t-il une solution pour les classes populaires ? La notion de parc public est à considérer selon les systèmes économiques et les politiques du logement qui varient largement d’un pays à l’autre en Europe.

En France, le secteur locatif social se rétrécit comme peau de chagrin sur les marchés du logement, selon trois vecteurs :

La gestion de ce qui reste du parc social s’aligne de façon croissante sur la gestion privée : refus des demandes de changement de logement qui résultent en une sorte d’assignation à résidence et à l’impossibilité de ce qu’on appelle parcours résidentiels c’est–à–dire la possibilité de choisir et d’évoluer dans le mode de logement au cours de la vie ; sélection sévère à l’entrée dans le patrimoine, selon des critères moins fondés sur les revenus que sur d’autres variables telle que l’origine nationale et/ou ethnique.

Dans d’autres pays, à l’Ouest comme à l’Est, l’accession sociale à la propriété est un piège redoutable : la quasi-absence de logement locatif social dans des pays tels que l’Espagne et le Portugal et son corollaire, l’alternative entre bidonville et accession forcée à la propriété, ont entraîné les catastrophes que l’on connaît. Au Portugal, le locatif social ne représente que 4 % de l’ensemble des logements du pays. Des gens qui s’étaient lourdement endettés à vie pour devenir propriétaires de leur logement, se retrouvent à la rue : les effets de la crise sur les couches populaires et moyennes les ont mis dans l’impossibilité d’honorer le remboursement des crédits qu’ils avaient contractés. Il existait cependant un dispositif de protection des locataires âgés du parc privé, qui vient d’être aboli par la loi1 : environ 200 000 personnes âgées bénéficiaient de loyers bloqués à des coûts très faibles (50€ à Lisbonne) en lien avec la modicité de leurs retraites (inférieures à 400 €). La nouvelle loi met fin aux loyers contrôlés sur une période de transition de cinq ans2.

Le taux d’effort en Espagne a fortement augmenté depuis 2005, surtout pour les pauvres (aux revenus inférieurs de 60 % à la moyenne nationale) dont le taux d’effort a bondi de 16 à 41% entre 2005 et 2010, tandis que celui des catégories dont le revenu dépasse la moyenne de 60 % est juste passé de 2 à 3 %3!

Dans les pays d’Europe centrale tels que la Hongrie et la Pologne, le parc de logement anciennement « propriété du peuple » a été vendu pour des bouchées de pain au sortir du socialisme, il y a vingt ans. Or, les acquéreurs se sont souvent trouvés propriétaires de maisons ou d’appartements en très mauvais état, sans information ni moyens sur la façon de les maintenir. En Lettonie, le début des années 2000 a été marqué par une bulle immobilière appuyée sur une élévation du niveau de vie des couches moyennes, lesquels (la bulle et le niveau de vie) se sont effondrés depuis 2007, avec les mêmes conséquences qu’en Espagne aujourd’hui.

Accroissement de la ségrégation sociale de l’habitat dans l’économie libérale

La promotion privée donne le ton. Dans chaque pays, tandis que la logique financière à court terme domine, des pans entiers de l’industrie continuent à tomber, laissant de vastes friches dans les villes ou à leur périphérie. Ceci a donné lieu, dans la première moitié des années 2000, à de gigantesques opérations immobilières destinées à des ménages à revenus élevés et à l’accueil d’équipements de prestige (sièges de firmes internationales, centres commerciaux, etc.). Dans les pays nouveaux membres de l’Union européenne, ces biens ont fréquemment été achetés par des étrangers cherchant à réaliser des placements intéressants. Des nationaux fortunés ont également accédé à ces produits immobiliers, au détriment des anciens occupants de logements ouvriers proches des usines désaffectées, évincés par ces opérations. Les collectivités publiques sont partie prenante de ce type de démarche. Au final, l’offre de logements accessibles diminue.

La polarisation sociale se reflète dans les mouvements de population : les couches sociales en ascension participent de l’éviction des habitants en place dans des quartiers centraux présentant, bien que dégradés, un intérêt patrimonial et architectural. Le processus est particulièrement significatif dans les grandes villes de l’Europe anciennement socialiste. Berlin et Budapest donnent à voir cette frénésie de différenciation sociale via le logement après 45 ans de « moyennisation » socialiste.

La diminution de l’accessibilité du logement et l’exclusion de certains groupes du marché du logement ont un effet de gentrification et d’uniformisation des quartiers des villes qui deviennent attractifs pour les investissements immobiliers en raison de l’augmentation de leurs prix fonciers. Cette évolution touche d’abord les centres-villes et s’étend ensuite aux quartiers intermédiaires entre centre et périphérie, se traduisant par un changement de population et par la perte d’une partie des fonctions et activités traditionnelles de ces milieux urbains. Toutes les grandes villes d’Europe sont touchées pratiquement, ainsi que certaines villes moyennes. Face à ce raz-de-marée, les politiques de renouvellement urbain dans les quartiers populaires ne font pas le poids. Au mieux, elles contribuent à améliorer la qualité urbaine et la desserte de ces quartiers en y maintenant une partie de leurs habitants et en y attirant des ménages plus aisés. Mais pour ceux qui ne peuvent accéder au niveau financier du renouvellent (loyers augmentés, accession chère), quelle solution?

Y a–t–il une limite à la marche forcée vers la marchandisation totale du logement ?

La seule limite consisterait en des politiques publiques visant à contenir les coûts fonciers, à favoriser l’accession sociale dans le parc ancien par des outils financiers et techniques adéquats et à empêcher la liquidation du logement locatif social. Or, les politiques publiques sont des acteurs de premier plan de la ville libérale. Les partenariats public-privé sont souvent l’occasion de brader le parc de logements à bon marché.

Cela se manifeste violemment dans les villes de l’Europe de l’Est où les disparités sociales ont été tant bien que mal masquées pendant quarante ans, pour ressurgir d’autant plus crûment aujourd’hui. C’est aussi visible à travers les expulsions en cours au Portugal et en Espagne (350 000 expulsions de propriétaires en difficulté de paiement en Espagne de 2007 à 20124).

Face à cette mise à nu de la marchandisation du logement, deux voies de résistance se dessinent. Au niveau micro social des expériences d’habitat communautaire se développent, fondées sur la solidarité au sein de groupes d’accédants modestes à la propriété ; l’aide technique de professionnels et le soutien de collectivités permettent de consolider ces expériences et des associations s’efforcent de les mettre en réseau et d’en propager les enseignements et possibilités. D’autres formes de lutte s’opposent aux démolitions de l’habitat populaire et des collectifs pour le droit au logement tentent de faire le lien entre les différentes actions de résistance.

A un niveau plus large, international, les luttes contre les expulsions et pour le droit au logement sont placées devant la nécessité de passer toujours plus à l’offensive, en lien avec la défense des droits économiques et sociaux.

1 Voir dans ce numéro, l’entretien de Rita Silva, Au Portugal, politique d’austérité et libéralisation au nom du droit au logement ! p 48.

2 Idem.

3 Eurostat 2012 cité dans une fiche du comité DESC des Nations Unies sur les droits économiques et sociaux en Espagne, mai 2012.

4 Eurostat op.cit.

Sources

Pour accéder à la version PDF du numéro 7 de la collection Passerelle