Comment coexiste la pluralité des monnaies

Séquence 1.4 du MOOC

Jérôme Blanc, November 2017

Comme nous l’avons évoqué précédemment, dans un espace où sont utilisées plusieurs monnaies, la question de leurs articulations et de leurs hiérarchies se pose. L’hypothèse économiste de la concurrence entre monnaies doit être relativisée par une autre hypothèse, celle de complémentarité. On peut alors adopter une vision plus fine des articulations entre monnaies, qui permet de mieux prendre en compte le potentiel de chaque type de monnaie.

To download : 1_clefs_de_comprehension_de_la_monnaie_de_ses_fonctions_de_son_role_de_lien_social_support3.pdf (510 KiB)

Concurrence : c’est la manière dont les économistes pensent habituellement la pluralité des monnaies

La concurrence suppose que les monnaies en présence sont substituables, c’est-à-dire qu’elles sont commensurables (on peut les mesurer les unes par rapport aux autres) et convertibles (on peut transférer un avoir d’une monnaie en une autre) et la concurrence suppose aussi que ces monnaies peuvent être utilisées pour les mêmes usages. La concurrence est donc une caractéristique des monnaies qui sont relativement semblables. Mais quel sens accorder à la concurrence : est-ce un état stable ou un mode de sélection (faisant passer d’une pluralité de monnaies en concurrence à la présence finale d’une seule monnaie) ? Ce n’est pas tranché par les économistes. La concurrence relève en tout cas de comportements rationnels mettant en regard des moyens alternatifs ; les meilleurs gagnent, le reste disparaît. En fait, en matière de monnaie, les meilleurs ne gagnent pas forcément : la fameuse La « loi de Gresham » indique que les « bonnes monnaies » (celles stables et appréciées) sont captées et mises de côté pour conserver la richesse, et qu’il ne reste en circulation que les monnaies de moins bonne qualité (on s’en défait car on ne veut pas les conserver) Or, précisément, en matière de monnaies, la plupart des projets associatifs (comme on le verra dans la suite de ce MOOC) se concentrent sur le rôle de circulation de la monnaie au détriment de la conservation de la richesse. La « loi de Gresham » est alors tout sauf un problème, puisque l’objectif est de faire circuler la monnaie, et non pas qu’elle soit stockée et inutilisée parce qu’elle serait « bonne ».

Les formes de complémentarité entre monnaies

Au-delà de la concurrence, il existe des formes de complémentarité : la manière dont la plupart des promoteurs de nouvelles formes de monnaies (à caractère associatif notamment) pensent ces monnaies. Il y a deux grandes formes de complémentarité : - Quand les usages ne sont pas équivalents (on ne fait pas les mêmes choses avec les banques de temps et le bitcoin par exemple). Ici on peut parler de « supplémentarité » au sens où une monnaie permet de faire des choses différentes de ce que permet de faire une autre monnaie. C’est un grand argument pour justifier la création de monnaies qui apportent de la supplémentarité. - Quand on utilise conjointement deux monnaies différentes, on parle de « simultanéité » (ce qui est le cas des monnaies locales et de l’euro par exemple).

Beaucoup de monnaies alternatives aujourd’hui sont pensées comme complémentaires et non pas substituables à l’euro, soit du fait de la supplémentarité, soit du fait de la simultanéité. Ce MOOC met l’accent sur les formes complémentaires, avec en plus une dimension locale, et c’est pourquoi le bitcoin n’entre pas dans le champ.

Les limites de la complémentarité

La complémentarité peut être transformée par l’introduction de logiques de concurrence : par exemple quand un individu compare le prix d’un bien en monnaie interne et en monnaie nationale. Ce glissement a été observé par exemple dans le cas du trueque (Argentine) vers 2003, avec le développement de pratiques d’arbitrage voire de spéculation qui ont réduit la confiance dans ce système et qui l’ont soumis à une logique de concurrence à l’égard du peso et du dollar. Quand le peso est redevenu plus disponible, le trueque a été déprécié dans tous les sens du terme. Or, précisément, on peut identifier deux stabilisateurs principaux de la complémentarité.

Le premier stabilisateur tient dans la nature du projet politique porté par cette monnaie et le fait que ce projet soit partagé par tous. Plus le projet politique est puissant, plus il conduit à mettre au second plan les logiques de calcul rationnel qui portent la concurrence. C’est ce qu’on a évoqué précédemment avec la notion de « confiance éthique », qui associe la monnaie à un système de valeurs particulier. Les monnaies complémentaires portent généralement des projets politiques au sens où elles sont fondées sur un système de valeur, qui en général est formulé dans les statuts de l’association ou sous forme de charte.

Le second stabilisateur prend la forme de contraintes pesant sur la commensurabilité (la capacité de mesure) et sur la convertibilité (la capacité de transfert) entre monnaies. Cela isole en effet une monnaie par rapport à une autre et rend plus difficile l’arbitrage et la spéculation. Mais le revers de la médaille est que ces deux stabilisateurs freinent aussi la diffusion volontaire de ces monnaies, puisque cela rend leur usage plus contraignant.

Conclusion : la coexistence entre monnaies

La concurrence et la complémentarité sont deux manières différentes de voir coexister une pluralité de monnaies. La complémentarité peut venir de la supplémentarité des usages ou de leur simultanéité. Mais la complémentarité peut être contaminée par des pratiques de concurrence. La force du projet politique et les contraintes de convertibilité limitent ce risque, mais aussi freinent la diffusion de ces monnaies. Il se trouve que les dynamiques de monnaies complémentaires sont aujourd’hui essentiellement territoriales. On va donc examiner par la suite le rapport de la monnaie au territoire.

Sources

Alary Pierre, Blanc Jérôme, « Monnaie et monnaies : pluralité et articulations », Revue Française de Socio-Économie, 9 janvier 2014, vol. 12, no 2, p. 15 25. Accès à l’article

To go further

Sénécal Stéphane, Une autre façon d’échanger : exemple du trueque argentin et du trueque de Venado Tuerto, BIM, 23 et 30 novembre 2004, 8p. Accès à l’ article