L’agriculture, « ça regarde » les paysagistes… Le paysage, « ça regarde » les agronomes

Réflexions autour d’une expérience pédagogique pluridisciplinaire entre Vexin et ville nouvelle

Sophie BONIN, Baptiste SANSON, MoniqueTOUBLANC, 2013

Collection Passerelle

Ces vingt dernières années ont connu une évolution des pratiques professionnelles aussi bien dans le domaine de l’aménagement de l’espace que dans celui du conseil en agriculture. Les préoccupations agricoles gagnent du terrain chez les professionnels de l’aménagement urbain, les préoccupations d’aménagement montent en puissance chez les agronomes : cela correspond à la recherche de nouveaux modes de développement des territoires, plus durables, dans un contexte de transition énergétique. Pour tester la collaboration entre agronomes et paysagistes, nous avons mené une expérience pédagogique originale en novembre 2012 : des étudiants agronomes et des étudiants paysagistes1 ont croisé leurs analyses aux portes de la ville nouvelle de Cergy–Pontoise (95). Cette expérience s’est avérée un laboratoire fertile pour la mise en commun des savoirs et savoir–faire agronomiques, écologiques et paysagistes autour de la construction de nouvelles territorialités agri–urbaines.

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Quand les métiers de la conception rencontrent l’agriculture ….

Un foisonnement de projets, de publications et de colloques témoigne, depuis une quinzaine d’années, de l’intérêt grandissant des métiers de la conception de l’espace – architectes, urbanistes, paysagistes, aménageurs – pour l’agriculture et l’espace rural. Deux exemples récents. En 2008, quatre écoles d’architecture ont créé le réseau d’enseignement et de recherche « Espace rural et projet spatial » afin de réfléchir au « devenir des territoires ruraux en termes de spatialité dans un rapport dialectique de complémentarité avec l’espace urbain2 ». En février 2010, la revue d’architecture Histoire d’A consacre un numéro entier au thème de l’agriculture (n°188). L’intérêt des aménageurs pour les questions agricoles est particulièrement sensible dans les espaces périurbains où les services en charge du développement des villes rencontrent l’agriculture et ses acteurs. Rien qu’en Île–de–France, une dizaine de projets réclament aujourd’hui la constitution d’équipes interdisciplinaires intégrant des compétences agronomiques. Un processus est en marche : l’appropriation et la réinterprétation des enjeux agricoles par les métiers de la conception de l’espace. Inversement, les géoagronomes3 certes encore minoritaires, s’interrogent sur l’inscription spatiale de l’agriculture et les formes qu’elle produit. Ils s’intéressent aux approches paysagères en se demandant comment celles–ci peuvent aider à la mise en œuvre de nouveaux systèmes de production.Dans le même temps, la prise en compte de la dimension spatiale de l’agriculture, surtout dans les franges urbaines, est plus que jamais d’actualité. Les fonctions de l’agriculture, placée sous le signe du développement durable, sont nourricières, environnementales, territoriales et paysagères. On attend désormais des agriculteurs qu’ils produisent des denrées, gèrent des ressources naturelles et aménagent le territoire ; et ce, plus particulièrement à proximité des villes où les populations aspirent à un cadre de vie et de loisir ainsi qu’à une alimentation de qualité. Quelles couronnes nourricières importe–t–il de développer pour alimenter une métropole régionale ? De quelle surface a–t–on besoin pour épandre les déchets d’une agglomération ? Comment penser des territoires de récréation et de nature à la périphérie des villes ? Depuis quelques années, la question de l’espace est également centrale dans la problématique de l’intensification agroécologique, où il s’agit de tirer parti au mieux des processus biologiques et physiques du milieu naturel ; cela suppose d’en connaître les composantes et leurs logiques de fonctionnement, d’en repenser les formes et leurs agencements. Les métiers qui projettent le développement urbain peuvent proposer des outils pour concevoir l’interface ville/campagne, en cherchant par exemple à faire cohabiter différentes fonctions sur un même territoire agricole, plutôt que de les séparer par un zonage. De même, ils peuvent collaborer avec la discipline agronomique pour tenter d’inventer des formes spatiales adaptées aux exigences des systèmes de production agricole alternatifs qui sont actuellement recherchés. En effet, les projets agroécologiques ne peuvent réutiliser les espaces pensés et aménagés pour l’agriculture intensive qui utilise la chimie pour le contrôle sanitaire et la fertilisation des cultures, et a eu tendance de ce fait à s’affranchir des caractéristiques de l’écosystème plutôt qu’à les valoriser. Ces projets ont à retrouver des matrices territoriales, et donc des paysages, aménagés et organisés de manière spécifique, que les outils et les démarches des concepteurs peuvent aider à définir. « L’ingénierie des agrosystèmes » analyse ou conçoit les systèmes innovants à partir d’outils statistiques et de tableaux de chiffres, beaucoup plus rarement à l’aide d’un plan ou d’un dessin. Les nouveaux agronomes auront à le réapprendre des concepteurs pour croiser les démarches quantitatives et qualitatives : un architecte qui dessine un immeuble intègre des données chiffrées et des calculs pour donner forme au bâtiment selon différents modes de représentation (dessin, maquette ….). À contrario, les paysagistes ont besoin de comprendre les systèmes de production agricole. Mettre l’accent sur la seule qualité spatiale du cadre de vie sans y inscrire rigoureusement la multifonctionalité agronomique recherchée serait s’en tenir à produire un décor. La conception des espaces agricoles appelle une nouvelle intelligence de la forme pour concilier ménagement des ressources et pluralité des fonctions. Aujourd’hui, certaines marges agricoles des villes sont ainsi devenues des laboratoires recherchant des formes agronomiques innovantes : des prototypes s’y développent, hors des schémas standard de l’agriculture dite « professionnelle4 », grâce au travail de nouveaux pôles d’expertise et d’accompagnement structurés en marge des organisations professionnelles agricoles classiques. Ces pôles imaginent des approches originales en termes de distribution (circuits courts), de mise à disposition du foncier (accès collectif et solidaire à la terre) et de pratiques (agricultures biologiques le plus souvent). Ces dynamiques intègrent rarement une réflexion sur la structuration de l’espace nécessaire à ces pratiques innovantes : l’approche paysagère n’est pas souvent utilisée pour concevoir l’agriculture périurbaine, alors qu’une discipline d’aménagement à part entière supposerait un champ d’expertise à la croisée des professions de paysagiste et d’agronome. À la fois concepteurs de formes, aménageurs, médiateurs, agents de développement local, de nouveaux métiers d’« agropaysagistes » ou d’« agrourbanistes » sont en voie d’émergence, qui joueront un rôle clef dans la transition vers les villes de l’après pétrole.L’expertise qui reste à construire nous a conduit à organiser, pour des agronomes et des paysagistes en formation, un atelier commun à la bergerie de Villarceaux (novembre 2012).

L’exemple d’une expérience pédagogique fertile

Avec la contribution du centre d’Éco–Développement de Villarceaux, des étudiants et futurs agronomes, paysagistes–concepteurs et chercheurs en sciences du paysage ont travaillé en équipe autour d’un sujet transversal : les lisières agri–urbaines. Il s’agissait de tester sur la commune de Courdimanche, agglomération de Cergy–Pontoise, la mise en relation des objets agricoles et urbains, et à travers elle, la collaboration entre les professions d’agronomes, paysagistes et chercheurs des différentes disciplines de l’espace. La finalité pédagogique et opérationnelle était notamment d’éprouver l’utopie du concept de lisière utilisé depuis quelques années par les paysagistes Bertrand Folléa ou Michel Desvigne. Leur objectif est de rompre avec l’urbanisme fondé sur le zonage monofonctionnel et d’aménager l’épaisseur des franges urbaines en y créant un type d’espace original qui, tel un écotone5, mettrait en relation différents usages et fonctions, urbains comme agricoles : pratiques de loisirs, lieu de « respiration », production alimentaire – notamment, maraîchère et fruitière – ou énergétique, rôles écologiques (épuration de l’eau, compostage). À l’issue de ce séminaire, les propositions des étudiants montrent une adhésion forte à cette idée que la multifonctionnalité des lisières urbaines permet de créer des lieux d’échange entre urbains et agriculteurs. Cette mise en relation est déclinée de différentes manières : une frontalité génératrice de rencontres ; une pénétration de l’agriculture dans la ville avec le développement de liens tant réels que symboliques ; une avancée de la ville dans l’agriculture avec la présence de motifs urbains dans l’espace agricole. Les propositions formelles, assez diversifiées, combinent trois visions.

1 Cet atelier associait le Centre d’Ecodéveloppement de Villarceaux, lieu d’expérimentation de pratiques agricoles écologiques depuis plus de dix ans, une formation d’élèves ingénieurs agronomes d’Agrocampus Rennes, et deux formations de l’Ecole Nationale Supérieure de Paysage de Versailles (4ème année du cursus paysagiste dplg (Diplômé par le gouvernement) et master 2 Recherche « Théories et démarches du projet de paysage »).

2 Xavier Guillot (dir), Espace rural & projet spatial, Saint–Étienne, Université de Saint–Étienne – Série : École nationale supérieure d’architecture de Saint–Etienne, 2010, 4e de couverture.

3 S.Lardon (éd.), Géoagronomie, paysage et projets de territoire. Sur les Traces de Jean–Pierre Deffontaines, 2012, Éditions QUAE, 340 p.

4 Cette agriculture tire son efficacité économique de l’accroissement de la taille des parcelles, de l’industrialisation des procédés, de la spécialisation des cultures et de l’usage d’intrants provenant de ressources fossiles.

5 Zone de transition écologique entre plusieurs écosystèmes.

6 Michel Collot, La pensée–paysage, Actes Sud/ENSP, 2011, p 274.

Sources

  • Boons Hélène (Équipe C),2013, Voir la campagne et agir, 21 p.

  • Denissen Jens (Équipe A), 2013, Dialogue frontal II, 23 p.

  • Duclau Marie (Équipe C), 2013, (Re)donner la clé des champs, 14 p.

  • Kim Soo Jeong (Équipe B), 2013, Nature 1.5 – Etude de la zone de transition, 15 p.

  • Lemarchand Gwenhaël (Équipe D), 2013, Belvédère sur l’espace agricole, 15 p.

  • Meesters Victor (Équipe D), 2013, Du lundi au samedi à Courdimanche – Urbanisme du quotidien, p.13 p

Ces dossiers, réalisés individuellement dans le cadre du module « Politiques publiques et projets de paysage » (dir. B. Folléa, S. Bonin) du Master 2 TDPP de l’ENSP, sont un approfondissement des réflexions interdisciplinaires conduites en petits groupes par les étudiants d’AgroCampusOuest et de l’ENSP qui ont participé au séminaire à l’Écocentre de Villarceaux en novembre 2012.