La réforme urbaine et le droit à la ville au Brésil

Rafael SOARES GONÇALVES, 2016

Collection Passerelle

Les origines et les principes du mouvement de la réforme urbaine au Brésil viennent des mobilisations populaires du début des années 1960 dans le contexte du débat sur les « réformes de base », qui ont remis en cause plusieurs aspects de la société brésilienne pendant le gouvernement João Goulart. Si la réforme agraire fut la mesure qui attirât le plus d’attention à ce moment, la réforme urbaine a progressivement été intégrée au débat. La notion de réforme urbaine se consolida notamment après le Séminaire sur le logement et la réforme urbaine, réalisé dans la ville de Petropolis, en 1963. Le coup d’État de 1964 imposa néanmoins le silence aux discussions autour des réformes de base.

La lutte pour la réforme urbaine

Cette question fut reprise à partir de la fin des années 1970 à la suite du lent processus d’ouverture démocratique alors en cours. Le rapport « Foncier urbain et action pastorale » de l’Église catholique renforça l’urgence de repenser les politiques urbaines. Publié en 1982, lors de la 20ème conférence nationale des évêques du Brésil, ce rapport reprit le débat autour de la réforme urbaine, en affirmant que « les réformes ne sont juridiquement possibles qu’à partir du moment où l’on a conscience qu’elles sont socialement nécessaires » (CNBB, 1982 : 115).

Dans ce contexte, et sous l’influence de certains secteurs plus progressistes de l’Église catholique, le Mouvement national pour la réforme urbaine (MNRU) fut créé, visant précisément à unifier les différentes revendications sociales urbaines sous un même discours juridico-politique.

Une nouvelle assemblée constituante est convoquée en 1987 : elle s’est rapidement avérée être l’occasion pour consolider le débat autour de la réforme urbaine. Le règlement interne de l’assemblée constituante avait prévu la participation directe de la société au processus législatif à travers la présentation de projets populaires soutenu par un minimum de 30 000 signatures. C’est ainsi que plusieurs mouvements sociaux se sont organisés autour du MNRU qui, en rassemblant les différentes revendications sociales sur les questions urbaines en un seul projet populaire, luttait pour insérer celui-ci dans la nouvelle Constitution. Cette proposition populaire bénéficia d’une solide légitimation grâce au soutien de plusieurs associations professionnelles, des mouvements sociaux, et fut entérinée par près de 160 000 signatures.

Cette proposition mettait en avant la question de la fonction sociale de la propriété avec de nouveaux outils juridiques permettant la régularisation foncière des aires occupées. Elle faisait également ressortir l’importance de la construction massive de logements sociaux, ainsi qu’une politique publique de transports et de services publics, susceptible d’atteler le réajustement des tarifs publics aux réajustements des salaires. La mobilisation politique se tourne alors vers une réflexion plus aboutie sur la ville, dépassant largement la réflexion centrée uniquement sur le logement. Cette proposition envisageait également l’instauration d’une gestion démocratique de la ville au moyen de plusieurs procédures, comme la création de conseils démocratiques, la réalisation d’audiences publiques, de plébiscites, de référendums, ou bien d’initiatives législatives populaires. Le contenu de cette proposition a été partiellement absorbé par l’Assemblée constituante dans les articles 182 et 183 du chapitre consacré à la politique urbaine de la constitution de 1988. Comme on peut le constater, l’article 182 qui porte sur la politique de développement urbain exécutée par le pouvoir municipal, a pour objectif la structuration du plein développement des fonctions sociales de la ville, et la garantie du bien-être de ses habitants. La Constitution n’utilise pas l’expression « droit à la ville », mais réaffirme la fonction sociale de la propriété et introduit le concept de « fonction sociale de la ville ». Il s’agit de l’ensemble des mesures pouvant promouvoir l’amélioration de la qualité de vie moyennant l’organisation adéquate de l’espace urbain, afin d’assurer aux habitants l’accès non seulement au logement, mais aussi à l’ensemble des bénéfices économiques et sociaux très souvent restreints aux quartiers les plus aisés des villes brésiliennes.

Bien que l’expression employée ne soit pas « le droit à la ville », expression mondialement répandue par les travaux d’Henri Lefebvre, la notion de « fonction sociale de la ville » rejoint en fait la pensée de l’auteur. Les travaux de Lefebvre sont par ailleurs amplement divulgués au Brésil et largement mobilisés par les mouve-ments sociaux. Bien que la Constitution de 1988 a certainement entraîné d’importantes répercussions juridiques, l’application d’une grande partie des outils juridiques qu’elle intègre est complexe. Quoique les principes constitutionnels soient censés attribuer une direction, un sens axiologique à l’ensemble de l’ordre juridique et prescrire également des limites aux différents actes administratifs et judiciaires, ainsi qu’à leur propre contenu, une profonde inertie concernant la réinterprétation de l’ordre juridique à partir des nouveaux principes évoqués par la Constitution fédérale s’est imposée. Les municipalités ont beau cherché à appliquer certaines dispositions constitutionnelles, l’absence d’une loi fédérale pour réglementer ces dispositions condamne à l’échec toute initiative locale.

Le MNRU s’est transformé, après la Constitution de 1988, en Forum national de la réforme urbaine (FNRU), et a participé activement à plusieurs négociations au sein du Congrès national. Le FNRU se consacre toujours à l’effort d’institutionnalisation de son agenda par l’insertion de nouvelles règles dans la structure juridique du pays, comme, par exemple, le Statut de la ville (loi nº10257). Cette loi n’a finalement été promulguée qu’en 2001, treize ans après la Constitution. Elle fait directement allusion au concept de droit à la ville, maladroitement mélangé à la notion de ville durable, dans son article 2º : « La politique urbaine a pour objectif d’ordonner le plein développement des fonctions sociales de la ville et de la propriété urbaine au moyen des lignes directrices suivantes : I – la garantie du droit aux villes durables, y compris le droit au sol urbain, au logement, à l’assainissement, à l’infrastructure urbaine, au transport et aux services publiques, au travail et au loisir, pour les actuelles et les futures générations ».

La création du Ministère des villes et du Conseil des villes en 2013 lors de l’arrivée au pouvoir du Parti des travailleurs a renouvelé la politique urbaine au Brésil et, pour la première fois dans la trajectoire de la réforme urbaine, plusieurs acteurs de la société civile ont alors directement intégré l’espace institutionnel des politiques urbaines. Il s’agissait de la possibilité d’appliquer finalement les principes du Statut de la ville. Cependant, comme de coutume dans la politique brésilienne, ce ministère a fini par se transformer en une monnaie d’échange pour recomposer la base alliée du gouvernement au sein du Congrès national.

Le ministère a été transféré à des partis alliés et n’est plus contrôlé par le Parti des Travailleurs. Ainsi, le groupe de techniciens, fondateur du ministère et très engagé pour la réforme urbaine, a peu à peu quitté le ministère. Il a progressivement perdu sa vocation d’agent de formulation de politiques et a fini par s’embourber dans d’obscurs cas de corruption avec les grandes entreprises de construction du pays.

Une contre-réforme urbaine ?

Dans ce contexte, nous allons procéder à un examen critique des progrès et des limites sur le contenu et l’application du concept du droit à la ville au Brésil. On peut formuler une première critique en constatant qu’une grande partie des outils juridiques initialement prévus n’ont jamais été appliqués, notamment ceux qui limitent l’usage spéculatif de la propriété. Bien que la constitution et le statut de la ville prévoient des moyens de surtaxer la propriété pour combattre la spéculation immobilière, ceci a rarement été réglementé et appliqué par les municipalités.

La décentralisation brésilienne pose aussi des questions. La compétence en matière de politiques urbaines revient notamment aux municipalités et, même si d’autres sphères du pouvoir participent à la planification du territoire, la municipalité garde la main mise sur ce processus au moyen de la production et de la promulgation du plan d’aménagement urbain, qui doit être renouvelé tous les dix ans. Selon la Constitution fédérale, la propriété privée respecte ses fonctions sociales lorsqu’elle accomplit justement les consignes prévues dans le plan d’aménagement local. Or, certaines capitales et quelques-unes des grandes villes du pays possèdent les ressources financières et le personnel nécessaires pour mettre en œuvre, de façon permanente, la mise en révision décennale de leur plan d’aménagement. Mais ce n’est pas la réalité pour la plupart des 5 570 municipalités. Cette révision doit être menée de manière participative, mais la plupart du temps, la participation populaire est trop institutionnalisée et assez restreinte. Malgré quelques expériences innovantes au cours des années 1990, ces plans ont graduellement perdu leur aspect innovant et progressiste.

Comme le constate Arantes (2013), le programme démocratique populaire du chapitre de la réforme urbaine n’a pas été rendu visible mais, au contraire, s’est transformé en une espèce de contre-réforme. La gestion entrepreneuriale de la ville, les concessions des services publics ou alors la difficulté de la participation populaire aux grands projets urbains démontrent que les principes de la réforme urbaine sont mis en question et que le concept du droit à la ville est devenu plutôt un argument rhétorique. L’aspect social de la réforme urbaine a été remplacé par des démarches tournées vers les intérêts du marché et par une gestion ponctuelle et fragmentée de la question sociale.

Si la réforme urbaine a certainement suscité des critiques du modèle urbain au Brésil, celles-ci ont tout de même été limitées. La propriété privée a toujours été un aspect central de la politique du logement. La réforme urbaine voulait partager l’accès à la propriété, mais a très peu réfléchi à d’autres formes d’accès au logement. Les politiques d’offre de logement social en location sont, par exemple, assez rares au Brésil. Le foncier est toujours un nœud que la réforme urbaine n’a jamais pu défaire. Il existe, même au sein des mouvements sociaux, une confusion entre le droit au logement et le droit à la propriété. Dans la plupart des projets publics, l’État fournit des subventions pour accéder au logement et, même dans le cas de l’accès gratuit, celui-ci se fait toujours par le biais de la propriété privée. Le projet Minha casa, minha vida, par exemple, a injecté des ressources considérables pour permettre l’accès à la propriété aux groupes populaires. Le projet fournit des ressources au marché immobilier et assure des financements largement subventionnés. Si le nombre de logements construits par ce projet est surprenant, le résultat urbanistique, en revanche, est catastrophique : des logements de qualité douteuse, construits à la périphérie. Pire, il a indirectement contribué à la destruction de favelas dans le cadre de la préparation des Jeux olympiques à Rio de Janeiro. Cet événement a servi de prétexte pour reloger des milliers de personnes en violant, dans bien des cas et La municipalité a relogé les personnes dans desde façon manifeste, les droits de ces personnes (Gonçalves, 2016). Enfin, le mouvement de la réforme urbaine a considéré la ville de manière dualiste. Il fallait réhabiliter et régulariser la ville informelle, illégale. Malgré l’effort pour comprendre les particularités urbanistiques des favelas, une grande partie des interventions urbaines s’est centrée sur l’idée que celles-ci devaient dépasser une étape inférieure de l’urbanisation, se basant sur un prétendu développement urbain linéaire. Si l’accès au logement informel a empêché les habitants d’accéder aux mêmes droits dont jouissent les autres citoyens, il a garanti paradoxalement et précairement l’accès à la ville, ce qui serait extrêmement difficile par l’accession via le marché immobilier, ou par la voie de la construction étatique de logements. L’informalité serait, en quelque sorte, un arrangement politique complexe, qui a indirectement permis le droit à la ville d’une grande partie de la population brésilienne.

L’informalité urbaine exerce ainsi une fonction sociale et ne peut pas être comprise simplement comme un problème à résoudre. La précarité juridique n’est pas un aspect marginal des quartiers informels, mais plutôt la clé analytique qui permet de comprendre leur fonctionnement. L’irrégularité de ces zones est précisément l’espace d’enchevêtrement des intérêts privés et collectifs.

Il nous semble qu’au-delà de l’institutionnalisation des demandes sociales, il faut maintenir la mobilisation politique afin de changer en profondeur les structures sociales extrêmement inégales du Brésil. En plus des problématiques tradition-nelles, tels que le logement, les transports ou encore la culture, la lutte pour le droit à la ville doit se manifester en donnant priorité aux droits et actifs collectifs, au détriment de la centralité octroyée actuellement à la propriété privée et à la gestion entrepreneuriale de la ville. La lutte pour le droit à la ville doit surmonter les questions strictement urbaines, en revendiquant, par exemple, la réforme de l’injuste système fiscal brésilien ou encore la réforme du système politique, en particulier en ce qui concerne le financement privé des campagnes politiques, qui stimulent toutes formes de lobbys de puissants secteurs économiques sur la gestion des villes brésiliennes. Il suffit de mentionner que le cœur de la crise politique actuelle se situe justement sur la corruption généralisée par l’offre des pots de vin dans le contexte des grands travaux publics pour financer les campagnes électorales de la plupart des partis politiques. Il est plus que jamais urgent de reprendre l’aspect utopique de la conception lefebvrienne du droit à la ville. Soyons réalistes et demandons l’impossible !

Références

ARANTES, P. F. (2013), « Da (Anti)Reforma Urbana brasileira a um novo ciclo de lutas nas cidades ».

CNBB (1982), Rapport « Solo urbano e ação pastoral »

GONÇALVES, R. S. ( 2010), Les favelas de Rio de Janeiro. Histoire et droit. XIX-XX siècles, L’Harmattan, Paris.

GONÇALVES, R. S. ( 2016), « Quelle régularisation foncière pour les villes brésiliennes ? Défis et obstacles », Métropolitiques, 9 mai 2016.

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