La capitalisation d’expériences, essentielle pour les territoires

Pierre Calame, janvier 2018

Cet interview aborde l’intérêt de la capitalisation d’expériences pour la transition des territoires vers des sociétés durables et présence des repères méthodologiques, répondant à la question :

Pourquoi insister sur le rôle majeur de la capitalisation d’expériences pour les territoires ? Quelles propositions méthodologiques à ce sujet?

source : video réalisée par le CIEDEL, en partenariat avec Cap rural - 11 janvier 2018

Comme vous le savez, le grand défi de l’humanité au 21e siècle est de savoir si elle va survivre. Et sa survie dépend de sa capacité à passer du modèle de développement prédateur qui est le nôtre actuellement à un modèle durable. Le grand défi du 21e siècle c’est la transition systémique vers des sociétés durables. Or, les territoires ont un rôle majeur à jouer dans cette transition. Les territoires qui, pendant le 19e et le 20e siècle, avaient petit à petit été relégués au rang d’acteurs secondaires, surclassés par les Etats et les grandes entreprises, se révèlent au 21e siècle comme des acteurs majeurs de la transition.

Ce sont les Etats et les grandes entreprises qui, au 20e siècle, ont mobilisé l’essentiel des moyens de connaissance. Les territoires étaient souvent regardés plutôt comme les buttes témoin de la société préindustrielle. Souvenez-vous du Sommet de la Terre de 1992, à Rio de Janeiro. Le slogan en vogue était alors « penser globalement et agir localement ». Implicitement, il y avait quelque part des sphères dans lesquelles on pensait globalement ; le territoire, le local, lui était vu comme un simple point d’application de cette pensée. Mais, en réalité, c’est à partir du local que l’on pense. Je défends l’idée que l’on pense la complexité avec ses pieds plus encore qu’avec la tête. Le territoire est le lieu essentiel où on pense cette complexité avec les pieds, où les relations entre les différentes dimensions de nos sociétés, dimensions économiques, politiques, sociales, écologiques, sont immédiatement et concrètement appréhendées. Je parle d’ailleurs à ce sujet de revanche des territoires.

Les grands acteurs pivot du 20e siècle, ceux qui ont organisé autour d’eux l’ensemble des autres acteurs, ont été les Etats et les grandes entreprises. Selon moi, les deux acteurs pivots du 21e siècle seront d’un côté les territoires et de l’autre les filières mondiales de production, ce que certains appellent les chaînes de valeur. La première raison pour laquelle la capitalisation d’expériences des territoires est essentielle … c’est tout simplement que le territoire au 21e siècle est redevenu un acteur essentiel.

Attention ! Un territoire, pour moi, ce ne sont pas simplement des collectivités territoriales. Ce n’est pas un concept administratif, le territoire, c’est un concept global, c’est une société enracinée dans un territoire qui est son lieu de vie. La question est de savoir si ces sociétés enracinées dans un territoire peuvent devenir un acteur collectif, une communauté apprenante. La capacité des territoires à se penser et à penser leurs changements est absolument décisive.

Il y a à l’importance de la capitalisation d’expériences des territoires une seconde raison, corollaire de la première. Le territoire est par excellence le lieu de la transversalité. C’est bien, mais à condition d’articuler les dimensions sociales, économiques, politiques et écologiques car c’est cette articulation qui fait la valeur du territoire. Toute politique sectorielle territoriale, qu’elle soit de transport, d’emploi, d’éducation, de santé ou de cohésion sociale, touche en réalité à tous les autres aspects. On perdrait beaucoup à l’évaluer par des critères sectoriels comme on le fait dans l’évaluation de projets. Ce que l’on a appris de l’action concerne très directement les liens entre les politiques ; c’est comme on l’a vu, la caractéristique même de la capitalisation d’expériences.

La troisième raison de son importance, c’est la diversité des contextes. Cette diversité confère à la capitalisation une dimension politique et une dimension épistémologique. Dimension politique tout d’abord. Le propre des Etats et des organisations internationales est de vouloir normaliser. Est-ce un hasard si ce sont les institutions internationales, comme la Banque Mondiale, qui ont promu, jusqu’à en faire un catéchisme, la notion de « meilleure pratique » ? En effet, tout appareil de normalisation, quand il observe des expériences concrètes, cherche à en tirer des leçons sous forme de normes et de modèles à diffuser partout. On l’observe aussi au niveau des Etats, dont la démarche fréquente, en particulier en France, est d’expérimenter puis de tirer de quelques expériences des normes qui s’imposent ensuite à tous les contextes.

Or, du fait de la diversité des territoires, le résultat de toute action dépend énormément des conditions de contexte. L’idée que l’on va pouvoir transférer les « meilleures pratiques » d’un territoire à l’autre, d’une ville à l’autre, d’un continent à l’autre, en faisant abstraction des conditions particulières dans lesquelles ces pratiques sont nées est absurde. L’intérêt d’une gouvernance décentralisée est précisément de concilier unité et diversité, en mettant en œuvre des principes généraux mais en en recherchant l’application concrète dans une diversité de contextes et de sociétés locales.

Raison épistémologique ensuite, sur laquelle je reviendrai : c’est précisément en raison de la diversité des contextes dans lesquels se développent les expériences que les principes généraux que l’on peut tirer de leur comparaison a une telle valeur.

Depuis une trentaine d’années, on a vu fleurir une multitude de réseaux de territoires. Aux grands réseaux historiques, comme l’association internationale des collectivités territoriales (IULA) ou la Fédération Mondiale des Cités Unies (FMCU) se sont ajoutés de nombreux réseaux thématiques, en particulier autour de l’idée de développement durable. Dans ces réseaux, la connaissance circule en permanence et les territoires s’inspirent, Dieu merci, les uns des autres. Qu’il s’agisse de questions aussi différentes que l’économie circulaire, la récupération des rives des rivières dans les villes, la mobilité douce, bien évidemment chaque territoire s’inspire des autres, se demandant si ce qui a bien marché pour l’un pourrait être transposé à son propre cas, sans qu’il y ait nécessairement formalisation d’une démarche de capitalisation d’expériences : les acteurs d’un territoire donné le connaissent bien et sont en mesure de sentir intuitivement ce qui est transposable chez eux de l’expérience des territoires voisins.

Mais chaque territoire évolue dans un contexte national et international doté d’un corps de règles. Le local ne peut se penser en dehors du global et vice-versa. Un changement systémique ne peut se suffire d’une somme d’innovations locales, il nécessite aussi une évolution des systèmes de pensée et du cadre normatif. Pour prendre un exemple simple, celui du tri sélectif des déchets, il peut naître d’innovations locales mais, à un moment ou à un autre, cette innovation aura besoin de l’évolution du cadre réglementaire et fiscal, comme le sont en Europe la directive sur le recyclage des plastiques ou en France les objectifs de tri sélectif des ordures ménagères à composter. Si l’on veut éviter que l’Etat n’impose en permanence ses visions normatives, il faut que les territoires locaux se dotent d’une capacité d’expertise pour dialoguer avec l’Etat.

Si toutes ces raisons montrent l’importance de la capitalisation de l’expérience dans les réseaux de territoires, elles ne doivent pas non plus en cacher les difficultés. J’ai évoqué à propos de la capitalisation des organisations le poids des récits mythiques. Il en va de même pour les territoires. Beaucoup de collectivités locales ont du mal à faire la distinction entre une valorisation de leurs expériences et de leurs innovations, à publier dans le bulletin municipal, et une véritable analyse critique de ces mêmes innovations, pour en dégager les conditions de réussite et/ou d’échec. Le propre de la capitalisation d’expériences, comme chacun sait, est que l’on apprend souvent plus des échecs que des réussites mais vous chercherez vainement des bulletins municipaux racontant des échecs dont on veut tirer la leçon.