Amère banlieue : les gens des grands ensembles

Robert DOUILLET, 2006

La cité est souvent présentée comme un espace anomique, incontrôlable, à la fois pitoyable et menaçant ; on la plaint et on la craint dans le même temps. Elle peut être aussi présentée (plus rarement) comme inventive, fraternelle, comme le laboratoire d’une convivialité pluriéthnique dans notre société sclérosée : il suffit de visionner certains téléfilms sur le sujet ou d’étudier les médias lors de la dernière coupe du monde de football sur une équipe française pluri-culturelle…

Les banlieues et les quartiers pauvres en France sont profondément hétérogènes et ne se réduisent sûrement pas à une population d’exclus en situation de grande pauvreté. Ils ne forment pas des groupes culturellement distincts de l’ensemble de la société dont ils partagent au contraire les valeurs et les aspirations. La notion de culture populaire est de moins en moins adaptée à la description de leurs populations, qui sont influencées par les modèles médiatisées d’une large classe moyenne.

Pourtant, ces populations se retrouvent dans l’écart entre le désir d’accéder à une identité de classe moyenne et l’impossibilité financière de concrétiser leurs aspirations. On peut employer le terme générique de catégories moyennes paupérisées pour les définir et traduire le fait qu’elles ne peuvent réaliser leurs désirs conformistes.

Cette absence d’identité collective débouche sur l’absence d’identité critique par rapport à l’organisation sociale. La frustration née d’aspirations consommatrices et statutaires sans cesse contrecarrées par les limites financières ne débouche pas sur un sentiment d’injustice sociale, pouvant alimenter une contestation collective, mais nourrit l’autocritique, le fatalisme et finalement le repli sur soi.

De plus, ces populations se sentent dépendantes et dominées. Elles se sentent dépendantes (et dévalorisées) de la mauvaise réputation de leur quartier. Elles éprouvent leur absence de pouvoir et de dignité dans les rapports avec les services administratifs ou la police. Elles subissent deux formes d’injustice : le racisme (qui touche autant les étrangers que les blancs, ces derniers se sentant les délaissés des aides financières de la société) et l’arbitraire régnant dans l’attribution de l’aide sociale (arbitraire qui peut être un atout lorsque l’on sait jouer aux bons pauvres, en présentant le visage de la mesure et de l’effort). Elles subissent surtout l’amalgame volontiers effectué entre pauvreté et indignité, pauvreté et incapacité, pauvreté et immoralité.

Tout ceci risque, soit d’entraîner un sentiment de dévalorisation de soi, soit d’entraîner le sentiment d’être une victime du système, ce qui peut autoriser en retour un comportement illégal ou nuisible comme celui d’entrer dans une économie souterraine faite de commerce d’objets volés ou de drogues douces (il est beaucoup plus facile de devenir un petit dealer que de trouver un travail stable, les chefs d’entreprises n’entrant pas dans la cité pour proposer des emplois…).

Au sein de ces populations, deux catégories souffrent d’une moindre amertume : d’un côté, les Maghrébins qui savourent les avantages relatifs de leurs conditions de vie par rapport à leur situation antérieure, qui peuvent engranger des bénéfices symboliques et matériels sur chacun des deux versants (français et maghrébin) de leur identité, et qui savent garder une certaine solidarité de groupe ; de l’autre les jeunes, groupe néanmoins fragile et qui n’a pas choisi d’habiter la cité, mais qui l’a du moins adoptée, explorée et adaptée à son usage ; et qui a pu aussi s’enrichir de l’expérience quotidienne d’une sociabilité riche.

Dans cette ambiance générale plutôt morose, l’appartement et la vie familiale qui lui est parfois liée sont non seulement un refuge (à condition de ne pas être trop dérangés par les voisins bruyants ou les amis qui s’invitent à tout moment), mais aussi un quai, un embarcadère, le lieu d’un nouveau départ. La famille est le lieu du rêve, les projets sont élaborés et partagés ensemble au même titre que les objectifs calculés ou l’emploi du temps froidement organisé du quotidien.

Bien sûr, toute cité ou tout quartier pauvre a ses propres spécificités. L’identité collective est parfois plus marquée, l’originalité culturelle et interethnique appréciée de façon plus ou moins positive. Par exemple, le fait d’habiter certains quartiers pauvres du centre ville et de profiter de son charme et de son éventuelle humanité peut être considéré comme signe d’ouverture et de tolérance, et même devenir une sorte d’étendard politique pour une certaine intelligentsia de gauche.

Références

  • VILLECHAISE-DUPONT, Agnès, Amère banlieue - les gens des grands ensembles, Grasset/Le Monde, 2000/01 (FRANCE), 320 p.

En savoir plus

L’auteur, Agnès Villechaise-Dupont a travaillé avec les populations de la cité des Hauts de Garonne, en banlieue bordelaise et dans le quartier St Michel dans le centre de Bordeaux pour faire mieux connaître les habitants des grands ensembles et des quartiers délaissés des centre-villes et favoriser à leur égard une écoute compréhensive et lucide. Avec beaucoup de simplicité et de connaissances, à l’aide de nombreux propos rapportés, elle invite à une réflexion sur leurs inquiétudes, leurs frustrations, mais aussi leurs ressources et leurs initiatives.

De la prise en compte de ces éléments par les politiques et les responsables associatifs, dépendra le maintien de la banlieue dans la société, et plus largement sa cohésion et son gouvernement démocratique.

Un livre facile à lire et riche d’informations.