Les banlieues au quotidien : diversité des situations

Les ghettos sont construits de l’intérieur comme de l’extérieur

Fabio Mattioli, 2011

Depuis une décennie, l’objet « banlieues » est devenu un concept de référence pour la réflexion francophone sur les enjeux et problèmes urbains. Des nombreuses recherches ont eu comme but la définition même de notions telles que « banlieue », « quartier sensible », ou « ghetto ». Didier Lapeyronnie (2008) soutient qu’en France aussi le déclin des institutions, les formes de violence et la ségrégation ethnique peuvent justifier la description des banlieues et périphéries défavorisées comme des ghettos. Cela contraste avec l’idée de Wacquant (2006), selon lequel les « ghettos » sont des formes historiques spécifiques, qui ne peuvent pas être comparées. Par exemple, pour Wacquant les ghettos américains sont issus des transformations des formes de productions : l’industrie laissant la place à l’économie de service, cela implique des nouvelles formes d’exclusion sociale. Pour Wacquant, cela n’est pas le cas dans les banlieues (ouvrières) françaises, où l’évolution historique suit une trajectoire très différente, en partie aussi du fait de la présence de l’état social. Généralement, Le terme « banlieue » est souvent compris comme une des frontières négatives de la ville : plus qu’un objet de recherche en soi, « banlieues » sert de point de comparaison permettant d’identifier ce qu’il ne faut pas faire. Il s’agit d’espaces « autres », à partir d’où la ville est définie en négatif, comme le souligne l’anthropologue Michel Agier (1999). Surtout depuis les événements de 2005, l’application de ce mot fut restreinte à ces quartiers dits « sensibles » qui sont le théâtre d’émeutes et qui doivent faire face à une certaine concentration de problèmes. Toutefois, il ne faut pas oublier que le sens géographique du terme fait référence autant aux quartiers défavorisés qu’aux quartiers extrêmement bourgeois et riches. Ainsi appelle-t-on « banlieue » autour de Paris aussi bien Clichy-sous-Bois que Versailles, car les deux villes se trouvent éloignées du centre de l’agglomération parisienne. Pourtant, quand on parle de « crise des banlieues », on se réfère uniquement aux cités populaires à forte concentration de population immigrée, où s’affichent des épisodes de violence visible. Ces épisodes sont considérés comme un problème délimité dans l’espace et dans le temps, confiné à ces régions périphériques. Il faudrait se demander si, au contraire, ces actes de violence ne seraient pas révélateurs d’autres enjeux de la vie urbaine contemporaine, qui se montrent dans ces espaces, mais dont les causes interpellent l’ensemble de la ville. De plus, il faudrait aussi se demander si ces « problèmes » ne sont pas également présents dans les banlieues résidentielles riches, même s’ils ne s’expriment pas de manière violente.

Ces questions soulignent la nécessité de comprendre de plus près les banlieues, dans leur pluralité, autant dans leur manifestation violente que dans leur dimension quotidienne. Pour comprendre les enjeux dans les espaces plus « problématiques », c’est-à-dire les cités dans lesquelles se produit cette violence périodique, il faut être capable de poser la question : « que se passe-t-il à l’intérieur de ces espaces »? Malgré son apparente simplicité, ce problème est extrêmement compliqué à résoudre, car il nous demande de considérer l’espace des banlieues au-delà de toute charge symbolique et sans aucun préjugé. La difficulté réside dans l’ambivalence des banlieues : d’un côté il s’agit d’un espace comme tous les autres, banal et normal. D’un autre côté il s’agit d’endroits ayant des singularités évidentes tant de par leurs caractéristiques sociales qu’en raison des conditions urbanistiques.

La tendance à penser les banlieues comme « espaces autres », dont les règles seraient extravagantes, n’est pas seulement une déformation due à la manipulation de l’opinion publique par des discours sécuritaires. Cette même image fut encouragée par une certaine conception « marxiste » des espaces marginaux comme espaces aliénés, dans lesquels les formes sociales n’existeraient pas. Soumis aux règles d’un capitalisme pourtant « déréglé », ces espaces serviraient alors d’abri à une forme de sous-prolétariat qui ne serait pas capable de réagir ni de s’affirmer, mais serait seulement passif face à la puissance du capital : il s’agit des « travailleurs-machines » illustrés dans le Metropolis de Fritz Lang.

Si cette conception est compréhensible en tant qu’outil de lutte mis en place par des militants, elle a néanmoins comme conséquence néfaste une exotisation de ces espaces, considérés alors comme anormaux. En dénonçant l’aliénation, cette image des banlieues laisse la porte ouverte à une interprétation de ces lieux comme étant radicalement « autres ». Par conséquent, cela finit par constituer un argument allant dans le sens du courant sécuritaire, qui voudrait voir ces cités habitées par des « barbares », ou des gens dont les schémas de civilisation ne seraient pas égaux aux « nôtres ». Evidemment, il n’est pas question de nier la spécificité de ces espaces. Il s’agit plutôt d’identifier une démarche capable de reconnaître les différences et unicités de ces lieux sans pour autant les projeter dans une dimension complètement différente.

Un certain nombre d’études tentent désormais d’emprunter cette route tortueuse ; parmi les plus récentes, celle de Luc Bronner est sûrement l’une des plus riches en termes de témoignages recueillis ; ici on propose une fiche de lecture de son ouvrage, en se focalisant sur les phénomènes d’exclusion et d’inclusion à double sens. La fertilité de son ouvrage La loi du ghetto réside précisément dans sa capacité à montrer les originalités des banlieues, tout en les contextualisant dans leur dimension quotidienne et « banale ». L’auteur y parvient en tentant d’en dessiner les faces que l’on ne voit pas de l’extérieur et qui permettent de comprendre les banlieues non pas par rapport à « nous », qui n’y vivons pas, mais dans leurs dynamiques internes. Cela veut dire mettre en évidence les dynamiques séparant les banlieues du reste de la ville autant que les façons à travers lesquelles les individus dans les banlieues reproduisent leur propre exclusion. De façon paradoxale, cette exclusion réciproque est basée sur des formes de solidarité ; moments de relations qui pour Bronner peuvent constituer des alternatives sur lesquelles construire un futur commun.

Tout d’abord, les problèmes des banlieues touchent très peu des gens qui ne vivent pas dans les banlieues ; néanmoins ces rares occasions sont très présentes dans les médias. Toutefois, une fois que l’on se rapproche du terrain, l’on se rend compte que les vraies victimes de ces malaises sont les habitants, qui doivent y cohabiter 24 h sur 24, 7 jours sur 7. Ainsi le « bizness », le trafic de drogue, est un élément très présent dans le quotidien de beaucoup d’habitants des cités. Qu’il s’agisse de personnes qui reçoivent et stockent certaines quantités de drogue, soit parce qu’elles sont intimidées par les trafiquants soit tout simplement pour y gagner un peu d’argent, ou de colporteur qui la transportent, ou des dealers qui la vendent : il s’agit d’une énorme source de revenus dans des quartiers où le taux d’emploi est très faible. Ce réseau se nourrit de relations personnelles et sociales qui échappent souvent au contrôle des autorités, d’autant plus que les effectifs de la police sur le territoire ne répondent pas aux nécessités. Par ailleurs, les grandes mobilisations des forces de l’ordre étant immédiatement repérées, elles n’arrivent jamais à en démanteler l’organisation ni à en arrêter les chefs. Si cette activité peut permettre à certains de s’enrichir, pour la plus grande partie des « employés » du secteur il s’agit juste d’un moyen pour « boucler les fins de mois ». Pour d’autres habitants de la cité, le « bizness » est une source permanente de dangers : beaucoup sont en fait obligés d’accueillir des trafiquants, risquant des représailles s’ils osent refuser. Ainsi, beaucoup de voitures brûlées peuvent être replacées dans un contexte de règlements de comptes ou d’intimidations de ceux qui refusent de collaborer.

La cité ne pourrait pas survivre si elle ne se basait pas sur une forme de collectivité de quartier, dans laquelle existent des formes de socialité et d’échange d’informations, et certes, des hiérarchies. Sans solidarité, pas de possibilité d’être prévenu à temps de l’arrivée des policiers. Sans peur de perdre l’honneur, ou sans la peur causée par le pouvoir des chefs locaux, pas de possibilité de chantage. Si les habitants des cités avaient l’impression de pouvoir compter sur une loi externe, impartiale et efficace, seraient-ils autant prêts à céder aux pressions des délinquants ? Est-ce l’Etat qui a abandonné ces quartiers, ou les quartiers qui refusent les codes de l’Etat, privilégiant plutôt des solutions selon les coutumes du « clan » ? La réponse de Bronner est dans le titre même de son ouvrage : le ghetto a des lois à part, ceci étant à la fois la cause et la conséquence d’une absence certaine de l’Etat. La concentration d’immigrés et de classes sociales pauvres joue sûrement un rôle dans l’existence de sociétés parallèles, même si contrairement à ce que laisse entendre la majorité des médias, les habitants des cités sont majoritairement français depuis plusieurs générations. Parallèlement, le taux de chômage élevé ainsi que la difficulté à être reçu dans d’autres espaces de la société « normale » contribuent à enfermer les habitants des cités dans leur lieu de vie. En d’autres termes, le ghetto se construit de l’intérieur autant que de l’extérieur.

Le taux de mortalité est une autre dimension qui n’est pas seulement effrayante pour « nous » - les personnes « normales » - mais pose des risques surtout pour les habitants des cités eux-mêmes. L’expérience de la mort est très répandue parmi les jeunes des banlieues : qu’il s’agisse d’un camarade, d’un cousin, d’un ami du bar, bien des jeunes ont déjà touché de leur main le cercueil d’un proche. Le phénomène de la violence dans les écoles a d’ailleurs pour conséquence la demande de plus de sécurité. Non seulement les « Français de souche », ou autrement dit, les « Blancs » demandent à être protégés, mais les élèves issus de l’immigration eux-mêmes revendiquent plus d’autorité et de rigidité contre les transgressions. Or les protagonistes de ces violences furent eux-mêmes des élèves qui ont quitté l’école souvent à cause des problèmes qu’ils y ont rencontrés. Ce qui semble ressortir de ces pages est le fait que si l’école « abandonne » à eux-mêmes ceux qui sont communément appelés « les éléments perturbateurs » et qui sont en réalité les adolescents les plus difficiles, turbulents, indisciplinés et en difficulté scolaire, et sûrement les plus vulnérables, le risque qu’ils tombent dans la criminalité par la suite augmente logiquement. La solution qui consiste dans le renforcement de la sécurité à travers plus de rigidité et de sévérité dans les punitions ne semble donc pas être une alternative viable car elle continue à exclure ces personnes en difficulté, alors qu’il faudrait au contraire tout faire pour les intégrer.

Le phénomène de la violence juvénile est très important dans la mesure où il contribue à définir des espaces et des moments « interdits » dans la vie de tous les jours. Le soir, les espaces publics, à l’exception de certains cafés, deviennent des espaces où des groupes de jeunes imposent leur présence. Qu’il s’agisse de simples nuisances sonores, d’actes de violence, ou encore de criminalité, les habitants de la cité doivent « faire avec », c’est-à-dire les subir passivement, tolérant ces agissements plus que les dénonçant à la police. Ce sont ces jeunes qui souvent commencent les affrontements avec la police sans raison apparente. Mais ce sont aussi ces jeunes qui après avoir lancé des bouteilles pleine d’essence contre les policiers, quitteront un jour leur rôle de leaders, pour chercher un travail à l’aéroport de Roissy et construire une famille plutôt régulière. Qu’il s’agisse d’un manque de perception du risque dû aux nouvelles technologies, de la « crise d’adolescence », ou d’un malaise dû à l’isolement social, ces jeunes ne sont pas des « racailles » toute leur vie. Ils ont un passé, souvent difficile, des rêves « banals » même si difficiles à réaliser et feront probablement un jour eux aussi partie de la France « qui se lève tôt ».

On pourrait continuer à détailler la vie dans les banlieues et décrire les relations entre différentes cités, les tensions et les violences apparemment inexplicables. On pourrait chercher à comprendre les relations entre hommes et femmes et les questions d’honneur ou de réputation qui se développent au sein des micro-communautés. On pourrait chercher à juger les jeunes comme coupables des violences, ou alors les présenter comme victimes d’un système d’exclusion et d’un malaise social. La réalité est que de tous côtés, l’objet « banlieue » nous échappe, dans la mesure où nos généralisations ne seraient jamais capables d’en saisir toutes les déclinations possibles, ni d’en décrire la pluralité des modes de vie. Surtout parce que, même dans des ouvrages très bien intentionnés comme celui de Bronner, on a tendance à décrire l’isolement du « ghetto » comme absolument inconciliable avec les « bonnes lois ». Bronner cherche à comprendre les logiques des cités pauvres et à forte immigration mais lui aussi souligne plutôt les oppositions avec l’autre partie de la société, plutôt que les continuités.

On s’arrêtera donc là, en ayant cherché à retenir à la fois la spécificité des conditions de vie dans ces espaces, et leur normalité. Cela nous permettra de penser à des solutions qui ne traitent pas les cités comme des « non lieux », à conquérir par les forces de l’ordre, sans toutefois en oublier les conditions spécifiques. Il semble surtout nécessaire de souligner le rôle ambigu du pouvoir public : d’un côté il crée les banlieues comme espaces différents dans lesquels intervenir massivement, de l’autre il les abandonne à leur destinée. Il ne s’agit pas d’une charité d’Etat, ni d’une indulgence à tout prix. Au contraire, il semble nécessaire de trouver des points de rencontre qui ne se configurent pas comme des impositions de lois incompressibles et éloignées, ni comme un abandon des règles. Ces réflexions concernent autant les politiciens que les urbanistes, dont les politiques de planification des cités et des périphéries des villes doivent suivre les réflexions sociales sur ces espaces : un moyen doit être trouvé pour connecter ces espaces au reste de la ville, sans pour autant en effacer les relations en place. La solidarité du ghetto est une relation sociale précieuse, et c’est sur ces conditions positives qu’il faut construire le futur des cités, car elle constitue un élément de communauté qui peut aider le développement d’une idée de société commune : le ghetto ne peut être détruit qu’avec une synergie des forces qui viennent de l’intérieur de la communauté autant que de l’extérieur, de la société nationale.

Referencias

  • Agier, M. 1999. L’invention de la ville. Paris : Editions des Archives Contemporaines.

  • Bronner, L. 2010. La lois du ghetto. Paris : Calmann-Lévy

  • Lapeyronnie, D. 2008. Ghetto urbain, Ségrégation, violence, pauvreté en France aujourd’hui, Paris : Robert Laffont

  • Wacquant, L. 2006. Parias Urbains. Paris : La Decouverte.