Régime de l’apartheid en Afrique du sud : espaces publics et ségrégation raciale

Comment construire de nouvelles solidarités collectives lorsque la ségrégation raciale n’est plus fondatrice

Fabio Mattioli, 2011

7 Avril 1994 : pour la première fois, 20 millions de citoyens d’Afrique du Sud peuvent aller déposer leur voix pour les élections législatives du pays, sans plus de restriction à cause de leur couleur de la peau. Cette date signe la fin de l’apartheid, l’un des régimes les plus brutaux et répressifs à l’égard d’un peuple depuis la Deuxième Guerre mondiale.

Un pays divisé

Sous le régime de l’apartheid, l’Afrique du Sud a vécu comme un pays divisé : d’un côté les Blancs, et éventuellement les métis, de l’autre les Noirs. Cette politique de ségrégation avait surtout un aspect spatial, qui était mis en pratique à travers une série de lois et dispositifs visant à interdire tout contact entre Noirs et Blancs. Ainsi, les guichets de gare étaient séparés, de même que les accès aux compartiments et les espaces à l’intérieur des voitures, jusqu’aux toilettes. Cette isolation concernait autant les activités quotidiennes, comme le travail ou les déplacements, que d’une manière plus générale les lieux de vie et résidence. A travers une série de déplacements forcés, ou bien l’interdiction pure et simple de résidence en ville, les autorités avaient réussi à imposer aux Noirs des espaces de résidence déterminés et séparés de ceux des Blancs. Ces espaces étaient constitués d’un côté par des réserves, considérés comme territoires indépendants dans lesquels les différents clans auraient pu avoir leur propre autonomie à condition de ne pas en sortir. Cette politique visait aussi à diviser les espaces « noirs », cherchant à regrouper les Noirs selon différentes « ethnies », afin de tuer dans l’œuf un éventuel mouvement d’émancipation noir. Bien sûr, ces groupes ou ethnies n’étaient bien souvent qu’une pure création du gouvernement. Du fait de la complicité de certains chefs ou hommes charismatiques ayant bien compris la possibilité de saisir le pouvoir, une bonne partie de la population noire se retrouva enfermée dans des espaces tribaux ; bien éloignés des villes, des Blancs et des espaces riches, les Noirs furent dans un premier temps incapables d’organiser un mouvement unitaire et massif de revendication des droits politiques et sociaux.

Or, cette condition ne pouvait pas durer longtemps, car elle n’était pas viable non plus d’un point de vue économique. Pour l’extraction des minéraux précieux, comme l’or, l’argent et les diamants ou le cuivre il était nécessaire d’avoir à disposition une main d’œuvre à bas coût. Comme les Blancs occupaient déjà des rôles sociaux plus importants de par leurs emplois mieux considérés et mieux rémunérés, la force de travail nécessaire fut trouvée parmi les Noirs. Par conséquent, le régime dut penser une structure pour loger les travailleurs noirs hors des réserves et souvent proches des villes, tout en évitant que leur installation ne devienne permanente. Ainsi furent construits des townships, espaces à la périphérie des villes où les individus pouvaient être logés de manière temporaire pendant leur période d’emploi. Cette solution était aussi utile pour résoudre les « problèmes » de mixité à l’intérieur des villes : la construction de ces espaces noirs dans des lieux éloignés du cœur de la ville blanche permettait de reloger toutes les personnes de couleur et créer ainsi des espaces racialement purs et protégés dans le centre des villes.

Création des townships

Les townships étaient des formes urbaines entièrement planifiées, présentant des maisons souvent préfabriquées disposées en séries de longues rangées, donnant sur d’amples rues. Ce type d’urbanisme avait pour but de permettre un contrôle facile de l’ordre public : en cas d’émeute, les voitures de la police ou de l’armée pouvaient arriver rapidement et isoler ou contenir les rebelles dans des secteurs limités. De même, les activités commerciales ou les espaces de socialisation présents dans les townships étaient la propriété de l’Etat et pratiquaient des politiques de contrôle de la population, par exemple à travers la vente d’alcool. Ces espaces, contrôlés et artificiels, étaient conçus pour séparer et surveiller la population noire que le régime raciste ne souhaitait pas avoir physiquement proche de soi, mais dont il ne pouvait cependant pas se priver car elle constituait une force de travail importante.

Toutefois, la politique de relogement et d’isolation promue par le gouvernement se heurta à la difficulté de construire assez de logements ou de townships pour abriter toute la population noire déplacée de la ville. Le coût de la construction de ces bâtiments de même que la durée des travaux ne rendaient pas immédiatement disponibles assez de toits pour les travailleurs noirs ; ces hommes et femmes se trouvaient pris entre l’obligation de déloger, et l’impossibilité de se reloger, car les dispositifs légaux de ségrégation spatiale furent appliqués sans considérer l’avancée des travaux de relogement. S’ensuivit le surpeuplement des townships, où souvent des petits baraquements étaient construits illégalement par les habitants mêmes dans le jardin des maisons ou dans les espaces vides aux périphéries, pour être loués à ces travailleurs désespérés. Une autre conséquence fut l’augmentation de squatteurs, qui venaient habiter les bâtiments vides ou en ruine, fussent-ils en ville ou dans d’autres espaces ruraux peu convoités.

C’est dans ces espaces d’apartheid que se créent les résistances

Malgré ces conditions de vie certes inconfortables, il serait une erreur de considérer que ces espaces étaient des simples lieux de survie, où les individus perdaient leur humanité pour devenir de simples brutes. Il ne s’agissait pas de camps de concentration, espaces totalement aliénés et de mort. Au contraire, ces lieux de concentration des exclus par le régime donnèrent paradoxalement vie aux formes de résistance au régime. Chassés de la ville et concentrés dans des lieux éloignés, bannis et fermés, les Noirs commencèrent à s’organiser. Les townships devinrent des espaces de discussion politique et de mise en place des campagnes anti-apartheid. Des marchés illégaux naquirent dans la poussière des rues, amenant avec eux des réseaux informels de connaissances. Ceux-ci fournirent les infrastructures de communication : par exemple par l’intermédiaire des taxis, les nouvelles concernant les mobilisations ou les actions purent se répandre. La conscience d’être exclus de la société blanche fut un élément crucial pour la formulation de formes de conscience collective par les Noirs des townships. Ainsi purent se développer des formes de farces théâtrales, où les injustices de tous les jours étaient renversées et tournées en ridicule, tout en promouvant des liens de solidarité et de partage. Que ce soit contre les Blancs ou contre les personnes les plus détestées que furent ces coordinateurs des townships, ces Noirs ayant reçu des postes d’administration par le régime, le mouvement de contestation de l’apartheid se tissait de jour en jour grâce au partage du lieu imposé par la ségrégation raciale

De manière similaire, la discrimination et la ségrégation dans les moyens de transport furent le berceau du développement des mouvements de résistance. Les voyages en train représentaient des heures de longs trajets, ou plutôt de longues attentes. Pendant d’interminables moments, les voitures « noires », toujours surpeuplées, devenaient une véritable scène sur laquelle de multiples actions pouvaient se dérouler. Pendant que le risque d’attaques par des bandes de criminels colorait d’angoisse le lent déroulement du temps, les voyageurs chantaient des chansons de lutte contre le régime. Ils improvisaient des rituels religieux, discutaient des prix des marchandises et trouvaient des accords pour vendre leurs quelques produits, ou alors se lançaient dans des discussions politiques. Chaque voyage pouvait certes se terminer de manière tragique ; mais de manière générale, ils constituèrent ces moments fondateurs de la résistance populaire et de la solidarité collective. Ainsi, dans les admirables textes sur la ville de l’apartheid, recueillis parDavid Smith écrit que ces « cocons mobiles de l’apartheid étaient aussi les espaces qui en construisirent la chute ».

La fin de l’apartheid entraîne la fragmentation des relations dans le townships

L’histoire ne se termine toutefois pas avec un happy end. Certes, les espaces de ségrégation sont officiellement interdits avec la fin du régime, et formellement les libertés civiques et politiques sont introduites et partagées par l’ensemble de la population. De fait, les allégeances et solidarités se dissolvent, les relations dans les townships se fragmentent, et ces espaces perdent leur dynamisme politique caractéristique.

Cela nous interpelle doublement : tout d’abord sur la question des conséquences de l’exclusion et de la ségrégation. Sous l’apartheid, on a vu comment être exclu d’un système peut devenir un moyen pour formuler un contre-système, différent et parallèle au premier. Dans les villes contemporaines, il n’est pas à exclure que ces lieux « abandonnés » par les pouvoirs publics se constituent en contre-pouvoirs. Cela impliquerait que ces lieux abritent des mouvements de critique sociale et politique très forts, dont le résultat serait imprévisible.

Deuxièmement, ces événements nous interrogent quant aux formules à adopter pour résoudre les problèmes d’exclusion ; cet exemple nous montre que l’ouverture des espaces peut devenir synonyme de fragmentation. Si la nécessité d’une solidarité à l’intérieur de la ville est bien présente même à l’époque de la globalisation, l’augmentation des flux, des choix, et des possibilités – souvent appelées de manière sibylline “libertés” – ne permettent pas de pouvoir concevoir la ville comme un espace fermé. Comment peut-on continuer à constituer des communautés solidaires alors qu’il n’y a plus de contrainte spatiale qui nous tienne ensemble ? L’exemple de l’apartheid est paradoxal quant à cette question : la ségrégation spatiale des Noirs pendant le régime, terrible et injustifié, a toutefois constitué un élément d’union, qui a permis le développement d’une conscience collective et politique à travers des liens de solidarité. La fin de cette discrimination a, ironiquement, dissous cette dimension politique et collective qui fut pourtant le noyau de la lutte.

Ce processus peut être retrouvé dans d’autres villes globales : dans bien des cas l’explosion des espaces enfermant les communautés a également entraîné la disparition de la communauté même. Quel dispositif peut-on envisager pour éviter ces phénomènes ? L’architecture contemporaine, depuis les années 1980 au moins, se pose la question de l’espace à donner aux identités locales : comment les sauvegarder, surtout dans leur capacité de former un horizon collectif d’appartenance et de discussion publique, tout en évitant les dérives radicales ? La réflexion sur le quartier, sur les espaces publics, a alors été orientée selon deux axes. D’une part, quelles formes urbanistiques peuvent garantir des espaces protégés, où un ancrage local serait possible sans compromettre l’appartenance globale ? D’autre part, architectes et urbanistes se demandent comment articuler des espaces publics dans la ville offrant un mélange de cultures, où les énergies globales et internationales seraient appropriées, utilisées ou découvertes par les habitants. Le défi est rendu particulièrement compliqué par la nécessité de respecter les relations en place, et de leur donner un espace de développement en même temps que les impératifs économiques poussent la ville à s’orienter autrement. En privilégiant les produits globaux sur les locaux, les choix individuels sur l’habitude, le changement et la nouveauté sur la tradition et la hiérarchie, les logiques du capital ont contribué à ébranler des structures collectives préexistantes. Ceci ayant eu aussi des côtés positifs, le défi consiste maintenant dans la capacité à construire d’autres, et si possibles meilleurs horizons de solidarité collective. Dans cette perspective la réflexion urbanistique est en première ligne, car c’est à travers la forme urbaine de la ville physique que des phénomènes relationnels peuvent se cristalliser. Créer un espace public ne suffit évidemment pas pour que les individus l’utilisent, ni qu’il devienne un lieu de réflexion collective. Toutefois, toute forme de discussion politique nécessite des espaces publics : il s’agit donc de comprendre les dynamiques sociales pour pouvoir y adapter des formes urbaines convenables qui soient à la fois expression des relations existantes et suggestion quant aux évolutions sociales futures. L’architecture et l’urbanisme doivent prendre conscience des conséquences sociales du « bâtir », en engageant une réflexion collective et publique. Développer une ville politique, citoyenne, est possible. Il reste à comprendre comment le faire tout en permettant la coexistence de choix individuels ou marchands et de communauté solidaire, dans un habitat capable d’abriter les relations et les solidarités sans imposer des murs de ségrégation.

Références

  • SMITH, D. (1992). The Apartheid city and Beyond. London : Routledge.