La ville émergente

Eric Charmes, octobre 2015

Ce texte est en partie repris d’un texte rédigé avec Jean-Michel Léger (Charmes, Léger, 2009)

La figure de la ville émergente est proche des figures italienne de la ville diffuse et allemande de l’entre-ville. Elle est apparue en France au milieu des années 1990 dans le contexte notamment de la publication par Françoise Choay d’un article qui avait beaucoup marqué les esprits annonçant « la fin de la ville » et « le règne de l’urbain » (Choay, 1994). Une autre figure intellectuelle majeure de l’époque, François Ascher, s’intéressait beaucoup de son côté à la littérature étasunienne, et avait été particulièrement marqué par un ouvrage de Joël Garreau intitulé Edge City (1991). On y voyait décrite l’émergence de nouvelles formes de villes, en périphérie des centres traditionnels. D’une certaine manière, François Ascher partageait le diagnostic de Françoise Choay, mais au lieu de déplorer la fin d’une ère, celle de la ville, il se voulait optimiste, voyant dans les transformations en cours l’amorce d’une nouvelle modernité urbaine.

Partageant cette vision optimiste, Geneviève Dubois-Taine et Yves Chalas lancent au sein du ministère de l’Equipement un séminaire d’abord intitulé « Urbanité périphérique, connaissance et reconnaissance des territoires urbains contemporains » puis renommé « Ville émergente ». Ce séminaire donnera lieu à la publication, en 1997, d’un ouvrage, La Ville émergente, qui sera suivi d’un programme de recherche éponyme.

Revenant sur ces réflexions en 2006, Yves Chalas soulignait tout d’abord que l’accès aux ressources de toutes natures, qu’il s’agisse d’emplois, de services, de commerces ou d’équipements était de moins en moins déterminé par le lieu de vie (Charmes, Léger, 2009). Progressivement dans les dernières décennies du vingtième siècle, l’écart s’est réduit entre les localisations centrales et les localisations périphériques, entre le rural et l’urbain et même entre Paris et le reste de la France. Cet écart s’est réduit à la faveur de pratiques de plus en plus éclatées spatialement, entre les territoires ruraux, les centralités commerciales et la ville principale, réduite à une centralité parmi d’autres.

Pour Yves Chalas, la ville émergente se constitue selon des modalités qui n’ont été ni anticipées, ni maîtrisées que ce soit par les chercheurs ou par les professionnels (urbanistes, aménageurs, responsables politiques, etc.). A l’insu de ces derniers, la ville émergente s’est constituée à la faveur de l’addition d’initiatives individuelles, chacun choisissant de fréquenter les lieux qui lui conviennent au moment qui lui convient. Yves Chalas a utilisé pour qualifier ces pratiques l’expression évocatrice de « la ville à la carte ». Cette insistance sur les choix individuels et sur leur rôle déterminant est d’ailleurs l’une des principales sources des critiques faites à Yves Chalas, dans la mesure où nolens volens la capacité de la société à se réguler elle-même est mise en question.

En termes morphologiques, la ville émergente est très éloignée des idéaux des urbanistes et des aménageurs. En effet, cette ville ne se constitue pas sur le modèle de la ville dense, structurée par des oppositions entre le centre et la périphérie et entre le rural et l’urbain. Pour Yves Chalas, et c’est un point très important, les formes qui se constituent sont dotées de spécificités durables. La ville émergente ne sera pas absorbée dans la ville à la différence des villages périphériques qui sont devenus des faubourgs avant d’être intégrés dans la banlieue. Ces propos ont beaucoup fait débat à l’époque où ils ont été formulés mais ils sont aujourd’hui moins contestés. Il faut d’ailleurs ici mentionner l’apport de Martin Vanier qui, dans un registre sensiblement différent de celui d’Yves Chalas, a souligné le caractère durable des spécificités du périurbain, territoire qu’il propose pour sa part de considérer comme un « tiers espace », mi-ville, mi-campagne (Vanier, 2000).

Références

ASCHER François, 1995, Métapolis ou l’avenir des villes, Odile Jacob

CHALAS Yves, 2000, L’Invention de la ville, Anthropos

CHALAS Yves et Geneviève DUBOIS-TAINE, 1997, La Ville émergente, Éditions de l’Aube.

CHARMES Éric et Jean-Michel LEGER (Eds), 2009, Retour sur « La Ville émergente », Flux, n° 75, p. 80-98. consultable en ligne

CHOAY Françoise, 1994, Le règne de l’urbain et la mort de la ville, in Jean DETHIER et Alain GUIHEUX (dir.), La ville, art et architecture en Europe, 1870-1993, Editions du Centre Pompidou, pp. 26-35

DUBOIS-TAINE Geneviève (dir.), 2007, La Ville émergente. Résultats de recherches., La Documentation française

GARREAU Joël, 1991, Edge City: Life on the New Frontier, Doubleday

VANIER Martin, 2000, Qu’est-ce que le tiers espace? Territorialités complexes et construction politique, Revue de géographie alpine, vol. 88, n° 1, p. 105-113.