Fiche de lecture : Tous inégaux, tous singuliers - Repenser la solidarité

François Dubet, Seuil, 2022

Jean-Pascal Derumier, février 2023

La devise de la République française - liberté, égalité, fraternité - a beau être gravée au dessus de chaque entrée d’école, ce rappel des valeurs ne les assure pas pour autant.

Jean-Pascal Derumier propose sa lecture du dernier ouvrage de François Dubet, Tous inégaux, tous singuliers - Repenser la solidarité, paru chez Seuil en 2022 :

4° de couverture

Tous pour un, un pour tous, il fut un temps où la solidarité de classe ressemblait peu ou prou à la devise des Mousquetaires. Or, plus encore qu’elles ne se creusent, les inégalités sociales se transforment et changent de nature. Alors que les inégalités de classes structuraient les conflits, les mouvements sociaux, la vie politique, les identités collectives et les principes de la solidarité, aujourd’hui, les inégalités se multiplient et s’individualisent. Nous sommes tous inégaux et singuliers.

Comme le constate François Dubet, les inégalités nous séparent plus qu’elles nous rassemblent. Nous nous sentons privilégiés, défavorisés, discriminés ou méprisés « en tant que » : en tant que salarié, en tant que précaire, en tant que jeune, vieux, femme, immigré, etc. Ces inégalités multiples sont d’autant plus douloureuses que l’adhésion à l’idéal de l’égalité des chances, nous conduit à être responsables de ce qui nous arrive et à penser que les autres « méritent » les inégalités qu’ils subissent.

C’est à l’analyse de ce nouveau régime des inégalités qu’est consacré cet essai, ainsi qu’à la façon dont il met la politique au défi. Car l’enjeu est crucial, en particulier pour la gauche : comment le camp qui fédérait et représentait des inégalités de classes relativement homogènes, peut-il parvenir à représenter ces inégalités singulières ? Comment reconstruire de la solidarité ? Sans prétendre répondre à la question, François Dubet démontre que seul un travail sociologique peut permettre de comprendre la société actuelle et ses défis.

À télécharger : jp_fiche_de_lecture_tous_inegaux_tous_singuliers.pdf (700 Kio)

Résumé libre de l’ouvrage

François Dubet nous explique qu’aujourd’hui la promesse républicaine a de plus en plus de mal à être tenue du fait de l’évolution de la société et la complexification de ses enjeux. Pour poser le décor, François Dubet nous rappelle que le combat contre les inégalités dans notre société s’est longtemps construit sous le régime des inégalités de classe qui structurait la société et installait une polarité essentielle organisant les inégalités sociales comme un système. Avec l’émergence des classes moyennes, aux enjeux sociaux très diversifiés1, le sentiment d’appartenance à une classe sociale s’est estompé au profit d’un sentiment social plus diffus. Dans un contexte de croissance économique poussant au consumérisme et sur un fond de compétition sociale, chacun a tendu à se singulariser et à exister par lui-même. Le capitalisme, en poussant très loin le curseur de l’individualisme, a par ailleurs détruit l’assise sociale des individus et les a ramenés à eux-mêmes et à la responsabilité de se construire un destin individuel fondé sur son mérite. Sous la poussée de cette multitude de situations singulières, notre régime d’inégalité, longtemps construit sur les inégalités de classe2, est devenu un régime d’inégalités multiples. Dans ce nouveau régime, explique F. Dubet  »chaque individu se sent inégal en fonction des inégalités que le traversent. Les inégalités se diffractent en une multitude de dimensions qui ne sont pas forcément congruentes entre elles« .

Cette situation a contribué au renforcement de la fiction sociale de la méritocratie dans laquelle chacun voit, ou veut voir, une possibilité de reconnaissance. Selon cette dernière, les inégalités sociales auxquelles notre naissance nous assigne, peuvent être dissoutes par le mérite de chacun, puisque dans notre société les individus sont (considérés comme) fondamentalement égaux en droit et en nature. La société méritocratique nous distingue de l’ancien régime qui était  »une société de castes et d’ordres dans laquelle les barrières sociales étaient infranchissables« . En fait, l’actuelle réalité sociale n’a pas réellement effacé la précédente, mais elle est venue rajouter de nouveaux possibles sans rebattre complètement les cartes. En effet, le régime des castes a été remplacé pour celui des classes encore bien présentes, et même si les barrières sociales sont effectivement devenues franchissables, l’égalité des chances est encore très loin d’être effective3. En dépit de ces limites, la méritocratie reste une fiction à laquelle tout le monde s’accroche et veut résolument croire. Sur le plan politique, le combat pour l’égalité, avec le régime des inégalités multiples, s’est peu à peu reporté sur celui de l’égalité des chances. Ce régime tend même à s’imposer, à droite comme à gauche, comme l’élément central de la justice sociale dont le centre de gravité devient  »le droit et la capacité de chaque individu d’atteindre toutes les positions sociales en fonction de son seul mérite« . Néanmoins, tout cela ne va pas sans poser de problèmes sociaux puisque, nous dit Dubet,  »la pleine égalité des chances menace aussi la solidarité ou la fraternité, car celui qui ne doit son succès qu’à lui-même ne doit rien aux autres, pendant que celui qui n’a pas le mérite ne peut s’en prendre qu’à lui-même« . Par ailleurs, faute d’une réelle égalité de chances et de limites claires dans un jeu social fondé sur la compétition, la méritocratie a aussi contribué au fractionnement de la société autour de deux grandes catégories. D’un côté les gagnants de la compétition qui ont mérité leur place et les avantages associés. De l’autre, les perdants nourrissant de l’aigreur vis-à-vis d’une société qui ne les a pas suffisamment reconnus et donnés leur chance. Dans une société en grande partie fondée sur la compétition sociale  »les perdants se sentent méprisés et oubliés« . Comme ces derniers, de par la multiplicité de leurs situations singulières, sont dans l’impossibilité de faire converger leurs luttes, cette colère s’exprime autour de mouvements populistes dont les gilets jaunes ont été une expression. Ces mouvements, explique F. Dubet, sont  »une tentative de réponse à l’individualisation des inégalités et des colères en opposant le peuple souverain national et laborieux aux élites« .

Notre république se conçoit aussi comme une version de l’universel capable d’intégrer les étrangers les acculturant à nos valeurs tout comme à notre culture et en les absorbant dans la société. Ce mode d’intégration repose sur la capacité à intégrer par le travail et la perspective d’une mobilité sociale. Or l’intégration n’a pas fonctionné pour tous et de nombreux migrants, regroupés dans de mêmes quartiers, sont restés en bas de l’échelle sociale coincés dans les emplois qui leur étaient réservés, ou pire se sont retrouvés au chômage. Aujourd’hui, nous dit F. Dubet  »le couple le l’intégration et de l’assimilation ne fonctionne plus aussi bien que le racontent les mémoires nationales« . Le modèle national qui conjuguait l’égalité des droits, le combat pour l’égalité sociale et  »l’indifférence aux différences au nom de l’universalité de la culture et de l’identité nationale«  est donc en crise. Cette crise est en grande partie due au consensus méritocratique, car, avec la fiction de l’égalité des chances,  »le cœur de l’injustice est moins l’exploitation que la discrimination« .

Au cœur de la discrimination réside le défaut de reconnaisse des identités des minorités, voire des identités multiples dont chacun peut se sentir traversé. On veut être reconnu à égalité de dignité comme lesbienne, gay transgenre, non genré ou encore par sa religion, sa couleur de peau ou son handicap.  »Invisible, chacun est méprisé ; trop visible, trop réduit à un stéréotype, chacun est tout autant méprisé. Avec l’individualisation des inégalités, chaque individu se réclame un droit à une authenticité singulière et le monde social n’est pas seulement injuste, il est menaçant« . Malheureusement, les demandes de reconnaissances provenant de toutes parts de la société ne sont pas toujours homogènes et difficiles à agréger. Comment par exemple concilier les demandes d’abolition du genre et d’égalité des sexes ? Dans tous les cas nous indique F. Dubet,  »ces revendications cassent le « modèle républicain » qui hiérarchisait les principes de justice et reléguait la reconnaissance des identités à la sphère privée en donnant la priorité à l’égalité des droits et à la confiance dans la nation démocratique« . 

Pour pacifier la vie sociale, s’interroge Dubet, faut-il être encore plus républicain, ou faut-il reconnaître une différence dans une société qui, de toute manière, ne tient plus sur un socle national homogène ? Pour lui, la fraternité est le tiers absent de la conception libérale de la justice sociale. La juste articulation de l’égalité et la liberté exige en effet qu’un tiers introduise un impératif de responsabilité à l’égard de nos semblables afin de contenir les excès de l’une et l’autre. Nous nous devons donc d’ériger un commun de solidarité et de fraternité élémentaire pour que l’égalité des chances soit incluse dans un modèle de justice plus grand qu’elle-même. Sans cela, on n’a rien à offrir aux perdants de la compétition méritocratique et on sera même enclin à penser que  »les non méritants méritent leur sort« . L’institutionnalisation de ce commun est d’autant plus indispensable que le mérite se détache de la solidarité parce qu’il reste attaché aux individus et n’est jamais défini comme une forme de contribution à la vie et à la richesse commune. Or, la richesse est toujours produite par des collectifs à qui il doit revenir leur juste part.

Tout cela conduit à interroger le principe d’intégration auquel notre république est tant attachée. L’intégration est en effet verticale et s’impose aux individus par l’extérieur et procède d’une certaine violence de moins en moins admissible. La cohésion dont nous avons tant besoin, à l’inverse, est horizontale et se construit de façon endogène : ce sont les individus, leurs relations, leurs négociations, leur manière commune de définir les problèmes et de les résoudre qui font la société et contribuent à faire de la solidarité un processus émergeant et continu. Pour François Dubet, l’impératif de cohésion prévaut aujourd’hui sur celui de l’intégration. Toutefois, nous dit-il, comme aucune société supérieure et sacrée n’est en mesure d’asseoir la solidarité et la fraternité,  »il nous appartient de produire des éléments d’une solidarité et d’une capacité d’action collective sans faire l’hypothèse d’une quelconque transcendance du social« . Pour dire les choses autrement, ce ne sera pas simple !

Mes commentaires

Je rejoins complètement François Dubet dans son analyse des limites de notre société méritocratique et dans le caractère essentiel de la cohésion. Que vaut aujourd’hui, dans un contexte de crise systémique, une société méritocratique où chacun cherche à atteindre la meilleure place dans un jeu de rivalité aux dés largement pipés ; où les meilleurs esprits d’une génération sont payés pour inciter les gens à cliquer sur des publicités, ou pire, pour continuer de polluer toujours plus notre planète au nom d’une raison économique devenue indépassable. La compétition n’est bien sûr pas un mal en soi, car elle participe d’une certaine forme d’efficacité nécessaire aux progrès de notre société. Mais elle a bien évidemment été poussée trop loin et s’est développée aux dépens de la cohésion sociale dont nous avons tant besoin pour affronter les profondes évolutions à venir. Cette cohésion repose sur la confiance en la démocratie tout comme dans les institutions de la république, et elle se développera surtout dans les liens de proximité. Autrement dit, la cohésion et la confiance dont nous avons besoin ne nous sera pas donné seulement par le haut (la logique verticale), mais sera en grande partie produite de façon endogène par les acteurs eux-mêmes (logique horizontale) au travers de leurs divers engagements dans la vie publique.

Les espaces dans lesquels va se construire cette cohésion sociale seront donc forcément locaux, ce qui nous ramène au rôle central des territoires au sein desquels les liens se construiront à partir de logiques d’action « en commun » et de reconnaissance des contributions de tous ordres. On peut concevoir une grande communauté interagissant de façon libre et complète, nous dit John Dewey, mais « elle ne pourrait jamais posséder toutes les qualités qui caractérisent une communauté locale. Elle accomplirait son travail final, en ordonnant les relations et en enrichissant l’expérience des associations locales4« . Quand un État ne peut plus transmettre des valeurs de manière verticale et autoritaire, il se doit de développer le goût de la démocratie en favorisant des expériences communes au sein de chaque espace de vie où la confiance des uns envers les autres peut se construire. La confiance est à la base de la vie en société,  »plus la confiance est forte, nous dit F. Dubet, plus on s’appuie sur des individus, plus elle est faible, plus on compte sur l’État et moins il faut avouer que « l’État ne peut pas tout »« .


Table des matières

I. Inégalités mesurées, perçues et jugées

II. Des castes aux classes

III. Déclin du régime des castes sociales

IV. Le régime des inégalités multiples

V. L’épreuve des inégalités

VI. Discrimination, égalité, reconnaissance

VII. Défiance, indignation et populismes

VIII. Fraternité et cohésion sociale

  • 1 « Les classes sociales, nous dit Dubet, étaient définies par le travail et les rapports de production, les classes moyennes par la consommation et le prestige ».

  • 2 « Le régime des inégalités de classe, nous dit Dubet, est né de la rencontre des révolutions démocratiques et de la révolution industrielle. La répartition du capital et l’organisation du travail structurent progressivement la formation des classes sociales ».

  • 3 Voir notamment les inégalités scolaires dont j’ai état dans la première partie en m’appuyant sur les travaux de Bourdieu.

  • 4John Dewey, Le public et ses problèmes, Folio, 2005

Références