Le démantèlement du logement social allemand

Lucie LECHEVALIER HURARD, 2008

Association Internationale de Techniciens, Experts et Chercheurs (AITEC)

Cette fiche explique le phénomène de privatisation du logement social en Allemagne et ses conséquences à plus ou moins long terme en matière d’accès au logement.

Depuis les années 1990, les éléments qui avaient permis le développement d’une offre de logement bon marché font face à un démantèlement systématique. Logement privé à usage social temporaire, coopératives, logement public communal : état des lieux.

1989 : la fin du statut d’utilité publique

En 1989, le statut d’utilité publique, qui réunissait les coopératives et les sociétés publiques de logement communal, est aboli. Cent ans après les premières mesures législatives qui avaient soutenu le développement des coopératives d’habitat, comment peut-on comprendre ce mouvement ?

La première étape du rapprochement entre le secteur locatif social et les mécanismes du marché date de 1971, quand le système de prêts à taux réduits consentis par l’Etat aux bailleurs qui construisaient du logement temporairement social ont été remplacés par des prêts bancaires classiques : ceux-ci étant accordés à des taux correspondant au marché, l’Etat s’engageait à compenser ultérieurement ce coût. Le prix des loyers pour les locataires ne devait pas s’en trouver affecté, en revanche l’objectif était atteint de lier la construction sociale aux acteurs classiques du marché. (voir l’article « Pourquoi le logement social en Allemagne est-il devenu plus cher que le logement privé ? » )

La disparition du statut d’utilité publique s’inscrit dans la logique du rapprochement progressif des différents secteurs du logement social avec le marché. Les politiques du logement successivement menées depuis les années 1970 en Allemagne visent en effet à minimiser le plus possible la séparation entre le secteur du logement privé et celui du logement social, ce dernier devant être intégré au marché.

La disparition du statut d’utilité publique implique que les coopératives d’habitat sont désormais beaucoup plus dépendantes du monde bancaire. Les pouvoirs publics locaux peuvent éventuellement soutenir financièrement les individus qui veulent devenir coopérateurs, ou bien se porter ponctuellement garant d’une coopérative pour qu’elle puisse obtenir un prêt bancaire. Mais cette protection n’est plus assurée par un cadre national.

Ce démantèlement du statut se fait dans un silence assourdissant de la part des premières concernées : les grandes coopératives constituées. Elles estiment qu’elles sont tout à fait à même d’affronter les règles d’un marché concurrentiel et d’entrer en compétition avec les bailleurs privés à but lucratif : elles acceptent donc de bon gré de jouer ce nouveau jeu.

La fin de la construction neuve à usage social temporaire en Allemagne ou la disparition annoncée du logement social

En matière de logement social, l’Allemagne se distinguait jusqu’alors de ses voisins européens par son système original d’ « usage social temporaire » des bâtiments neufs.

La loi de 1956 permettait à tout porteur de projet de construction, à vocation sociale ou non, de bénéficier de prêts de l’Etat à taux très réduits. En échange, les logements neufs construits devaient être mis à disposition de locataires sociaux, choisis par la municipalité selon leur niveau de revenu. Une fois le prêt remboursé, quelques dizaines d’années plus tard, ces « logements sociaux à durée limitée » retombaient dans le secteur du marché privé. Cette formule originale a permis durant plusieurs décennies de ne pas cantonner les locataires du secteur social à un type particulier d’habitat, ni à des quartiers de relégation. Au contraire, elle a contribué à une circulation renouvelée des différentes populations dans la ville.

L’évolution de la loi en 1971 avait déjà abouti à une réduction de l’utilisation sociale temporaire de plusieurs dizaines d’années à quinze ans seulement. Mais depuis 2001, une nouvelle loi sur la construction de logements neufs est entrée en vigueur.

Désormais les conditions pour obtenir un soutien public sont essentiellement contractuelles : en échange de l’aménagement d’espaces publics d’ampleur limitée, les porteurs de projets de construction peuvent s’abstraire de l’obligation de louer leur bien à des locataires sociaux.

Cette nouvelle logique contractuelle risque de limiter très largement le renouvellement de l’offre de logements sociaux en utilisation temporaire. Les derniers logements construits grâce à l’ancien système retomberont bientôt dans le domaine privé du marché. Ils ne seront pas remplacés par une occupation sociale temporaire de nouveaux logements fraîchement construits. Combien de centaines de milliers de logements accessibles au plus grand nombre en moins dans les années à venir ?

La loi de 2001 sonne le glas d’un modèle original… mais aussi de l’existence même d’appartements accessibles au plus grand nombre !

La privatisation du logement social communal en Allemagne

Depuis les années 1980, la dynamique est aux restrictions budgétaires dans l’ensemble des pays de l’Europe occidentale. Les Etats se désengagent progressivement des politiques de construction et de gestion du logement social. C’est désormais aux ménages d’assumer la charge d’un logement qui devient de plus en plus coûteux. En Grande Bretagne, Margaret Thatcher lance le « Right-to-buy » et le principe de la micro-privatisation : les locataires du secteur public sont encouragés à acquérir leur logement à des prix très avantageux1. Les Pays-Bas, dotés d’un parc social très étendu, suivent la même voie. En France, on démolit ou on déconventionne certains immeubles des quartiers dits « sociaux » dans un objectif de mixité sociale. Le secteur public du logement en a fait les frais. L’aide à la personne s’est substituée à l’aide à la construction et le principe de l’accession à la propriété connaît un grand succès.

Une privatisation massive

Dans ce paysage européen, l’Allemagne ne fait pas exception. Mais elle se distingue de ses voisins par le caractère massif des ventes : les communes qui possèdent les sociétés de logement social se débarrassent en bloc de leur patrimoine, par dizaines de milliers de logements.

La municipalité de Berlin, par exemple, possédait 480 000 logements communaux en 1993 : 200 000 d’entre eux ont déjà été vendus. A l’échelle de l’Allemagne toute entière, ce sont 1,6 millions de logements, soit la moitié du parc public, qui ont été cédés en dix ans.

L’objectif affiché par le ministère français du logement de 40 000 logements HLM vendus chaque année, soit 1 % du parc existant, paraît bien pâle face à la « performance » allemande…

Pourquoi privatiser le logement communal ?

L’argument majeur invoqué pour légitimer ces ventes en bloc est l’impérieuse nécessité de désendetter les communes. Au sous-financement chronique, dont souffrent beaucoup de municipalités allemandes, s’ajoutent les difficultés économiques et sociales liées à la réunification que doivent assumer les villes de l’Est : le coût des restitutions et indemnisations des propriétés « socialisées » au temps de la RDA se double de la difficulté à endiguer l’hémorragie démographique et économique vers l’ouest.

Or, les perspectives ouvertes par la privatisation du logement public sont alléchantes. La municipalité de Dresde est ainsi parvenue à ramener ses comptes à l’équilibre en 2006 en cédant pour quelques 1,7 milliards d’euros à Fortress, un fond américain, sa société de logement communal Woba. Le résultat est spectaculaire. 48 000 logements sociaux sont convertis d’un seul coup en logements privés et la ville de Dresde devient un symbole : elle est la première ville allemande à avoir privatisé 100 % de son parc de logements publics.

Des fonds d’investissement en capital risque pour acheteurs

Mais quel acheteur peut absorber une telle quantité de logements ? C’est bien là que réside la spécificité allemande : les communes liquident leur patrimoine auprès d’investisseurs du secteur privé, le plus souvent des fonds américains d’investissement en capital risque. Ceux-ci ne sont en rien des professionnels du secteur du logement. Ils se comportent comme des acteurs du capital-risque : en quelques années, ils cherchent à rentabiliser leur investissement avant de se retirer.

Les acheteurs rationalisent donc le fonctionnement des sociétés anciennement communales, congédiant les salariés et réduisant l’équipe administrative de gestion et d’entretien à un minimum. Certaines activités, comme l’entretien des locaux ou le gardiennage, sont considérées comme superflues et sont externalisées. Les éléments du patrimoine immobilier qui sont le plus immédiatement valorisables2 sont vendus séparément à des prix élevés. Une partie des immeubles subit des travaux de modernisation3, dans la perspective d’une conversion future des appartements locatifs en propriétés individuelles. Le reste du patrimoine est laissé en l’état, dans l’attente d’une revente en blocs plus restreints à des sociétés immobilières.

Quelles conséquences pour les locataires ?

Les conséquences de ces ventes pour les locataires sont difficilement évaluables : le processus de privatisation massive est encore jeune et les effets de la nouvelle gestion ne seront observables que sur le long terme.

A Berlin, on remarque que le prix des loyers des appartements achetés par des fonds d’investissement en capital risque américains n’a pas augmenté massivement. Il est important de souligner que les droits des locataires ne sont pas modifiés du fait de la vente de leur logement à un investisseur : les baux étant à durée indéterminée, ceux-ci peuvent être difficilement chassés de leur appartement. La seule manière pour les nouveaux propriétaires de récupérer les logements habités par des occupants insuffisamment rentables est de faire augmenter les loyers dans la limite autorisée par le droit locatif. La rénovation et la modernisation des appartements rachetés est l’un des outils les plus utilisés dans cet objectif. Dans certains cas, les locataires ont effectivement été contraints de supporter des coûts supplémentaires dans leurs loyers. Certains quartiers à forte concentration de logements anciennement publics, les plus proches des quartiers attractifs, ont ainsi vu leur population se transformer.

Mais pour la majorité des locataires « rachetés », le changement de propriétaire n’a pas encore eu d’impact significatif sur les loyers. Alors qu’une augmentation des loyers pourrait faire fuir beaucoup de locataires et laisser les appartements vides, le maintien dans les lieux d’une population aux revenus limités est beaucoup plus profitable pour les nouveaux propriétaires4.

Une voix contre les privatisations des logements communaux

Si les effets sur les locataires ne sont pas (encore) spectaculaires, des opposants à ces ventes ont tout de même commencé à faire entendre leur voix.

C’est à l’occasion d’un référendum local5 dans la ville de Fribourg que les médias nationaux se sont emparés de la controverse. Dans cette commune, les habitants se sont en effet exprimés à 70 % en novembre 2006 pour que la municipalité reste propriétaire de la société de logement communal et de son patrimoine immobilier. Les initiateurs de ce référendum, ainsi que divers acteurs politiques dans d’autres villes, dénoncent les objectifs à court terme des « investisseurs sauterelles6 » : ceux-ci seraient capables, en suivant leur seul horizon de rentabilisation rapide, de faire et de défaire la ville et d’avoir une influence non maîtrisée sur le développement urbain. Ces achats en masse seraient notamment responsables dans l’avenir de la gentrification des quartiers jusqu’alors populaires.

Le débat est désormais ouvert. Le référendum de Fribourg a déjà influencé plusieurs maires qui avaient envisagé la privatisation de leurs sociétés de logement communal. Leipzig a choisi de redéfinir sa stratégie de vente. Les maires de Rostock et de Schwerin ont quant à eux remisé dans leurs tiroirs leurs projets de privatisation.

La vente du patrimoine de logement social des communes était, il y a peu de temps encore, une question neutre, liée essentiellement à la recherche de l’équilibre financier par les municipalités. Elle est désormais un véritable enjeu de politique locale.

1 Ils obtiennent un rabais de 30 à 50 %

2 siège social, appartements situés dans les quartiers les plus attractifs

3 création de balcons ou de garages souterrains par exemple

4 En Allemagne, les bénéficiaires de certains minima sociaux voient leur loyer réglé directement à leur propriétaire par le Land. Ce dernier a un droit de regard sur la taille et le prix du logement. Le maintien de loyers en dessous des seuils fixés par le Land garantit donc aux propriétaires une stabilité de l’occupation de leur bien et du versement des loyers.

5 organisé à l’initiative de la campagne citoyenne « Le droit au logement est un droit de l’Homme »

6 Cette métaphore des « investisseurs sauterelles » (Heuschrecken en allemand) est apparue il y a peu d’années dans la bouche du ministre SPD Franz Müntefering. Elle est désormais largement reprise par de très nombreuses initiatives citoyennes qui dénoncent des investisseurs institutionnels s’emparant de services publics pour en tirer des profits élevés en un temps limité, avant de les revendre et de s’attaquer à un autre secteur.

En savoir plus

Andrej Holm, « Raubbau am Kommunalen Wohnungsbestand », MieterEcho, revue de l’association des locataires berlinois Berliner MieterGemeinschaft, n°278 – Mars/Avril 2000