La conception intégrée des infrastructures de transport, le cas de la route

Stéphanie Leheis, 2012

Cette fiche présente de manière diachronique l’évolution des conceptions du réseau routier en France, partant du développement du « tout-voiture » des années 1960 jusqu’à sa remise en cause, par les riverains et la société civile, aujourd’hui. L’auteur propose alors des pistes de réflexions pour une nouvelle approche systémique et intégrée de l’aménagement routier qui passe notamment par le développement de nouveaux partenariats entre les différents acteurs de l’aménagement et rompant avec leurs prérogatives initiales et leurs prés-carrés.

Les transformations de la conception de la voirie depuis ces trente dernières années sont révélatrices de l’évolution de la façon de considérer les infrastructures de transport et de leur rapport renouvelé au territoire. Dans les années 1950-1960, avec la massification des déplacements automobiles, la voirie était conçue essentiellement pour répondre à cette demande exponentielle. La voie rapide ou l’autoroute urbaine sont les grandes figures de cette époque. La route n’est alors envisagée que comme un « tuyau à bagnoles », et cette seule fonction circulatoire prime. Son insertion dans le territoire est très limitée, la route se surimposant en général à un réseau de voirie préexistant et mal adapté à la vitesse.

A partir de la fin des années 1970, on voit émerger une critique des voies rapides, qui tient d’une part à la dénonciation des effets de la voirie, et d’autre part à une remise en cause des principes qui président à sa conception. La fin des années 1970 marque en ce sens véritablement un tournant. Il tient d’abord à l’évolution du réseau puisque la plupart des projets de voie rapide ont été mis en œuvre dans les années 1970 et leur impact sur le territoire est désormais bien visible. Il tient ensuite à une évolution urbaine puisqu’avec l’extension de l’urbanisation, ces projets de voie rapide qui souvent avait été imaginés dans des espaces encore peu urbanisés, sont finalement mis en œuvre dans des zones densément peuplées et soulèvent des oppositions de plus en plus fortes.

Avec les débuts de la contestation environnementale et de l’opposition aux grands projets d’équipements, les premières critiques sur l’impact des infrastructures sur l’environnement ou le paysage, et sur les choix de localisation, émergent. La pollution sonore, les émissions de gaz à effet de serre, les effets de coupure, sont dénoncés. Ces critiques proviennent d’abord des riverains eux-mêmes qui s’opposent de plus en plus rigoureusement aux projets routiers, en demandant la plupart du temps la couverture de la voirie pour permettre une diminution des nuisances. Les voies rapides sont mises en cause par l’impact direct qu’elles représentent, la voirie devenant une coupure infranchissable dans l’espace urbain, à la fois réelle et symbolique, et par son impact indirect. La critique porte sur l’étalement urbain, la ségrégation spatiale induite par les voies rapides qui privilégient les nœuds du réseau au détriment des quartiers traversés, par un fameux « effet tunnel ». Les voies rapides sont déconnectées des territoires traversés, deviennent des « non-lieux », des espaces de transit que l’on consomme sans se les approprier. Le voie rapide, monomodale et conçue pour la seule vitesse, semble donc en opposition complète avec la complexité du tissu urbain dans lequel elle s’insère. La voirie ne répond plus aux exigences de qualité de vie, qui font jour au travers du nouveau paradigme de ville durable, et aux exigences de qualité de service, en particulier en termes de sécurité routière.

Ce qui est en cause derrière tout cela, c’est bien la conception de la voirie rapide. La déconnexion entre ville et voirie qui en résulte est renforcée par les principes fonctionnalistes qui ont présidé à la réalisation de ces voies rapides. Elles sont conçues dans une logique purement circulatoire, sur le mode de l’équipement et du réseau, et non plus de l’espace public. Or la critique du fonctionnalisme invite naturellement à la remise en cause de ces objets dont on hérite alors. Et le paradigme de la ville durable, qui s’oppose en tout point à celui de la ville fonctionnaliste, privilégiant la mixité des fonctions au zonage, invite à une nouvelle réflexion sur l’insertion urbaine de la voirie. A la logique purement quantitative en termes de flux, s’impose une logique désormais plus qualitative de conception de la voirie. Les modèles de calcul sont eux aussi mis en cause. Ils ont conduit à un surdimensionnement des infrastructures, alors que paradoxalement ils visaient justement à l’éviter par une meilleure connaissance du trafic existant et futur.

La logique sectorielle, opposant l’ingénieur routier responsable de la voirie et l’urbaniste ou l’architecte responsable de l’aménagement urbain, est également remise en question. Elle est identifiée comme la principale cause de la déconnexion entre la ville et la voirie. La remise en cause de la conception de la voirie porte aussi la fermeture du processus de décision, en particulier au riverain. La contestation des riverains, qui porte principalement sur les nuisances induites par la voirie, s’élargie jusqu’à remettre en cause l’utilité des projets. A partir de cette critique, se met en place une conception renouvelée de la voirie, qui se construit en opposition avec la conception précédente. Ainsi en réponse aux critiques sur la déconnexion ville/voirie, se développe une nouvelle ambition de réconciliation entre la ville et la voirie (Une voirie pour tous). La voirie n’est plus conçue exclusivement pour l’usage de la voiture, mais au contraire en tenant compte d’autres usages et d’autres modes (les transports collectifs, la marche, les vélos).

Cette ambition se fait de plus en plus forte en France dans les années 1990. On la retrouve exprimée alors par le Directeur des Routes, Christian Leyrit, qui plaide pour une évolution de la conception de la route, et pour une meilleure prise en compte des enjeux urbains dans la réalisation des infrastructures : « Il s’agit de réconcilier la rue – ou la route – avec la ville et de concilier les logiques des différents intervenants de l’aménagement urbain ».

Cet objectif de réconciliation voie et ville passe par la mise en œuvre d’une démarche partenariale à trois niveaux :

Références

Brimbal, C. (1985). Routes et autoroutes en ville. Les effets de coupure, une cicatrisation difficile. Metropolis (66), 51-55.

Charlier, B. (1999). La défense de l’environnement: entre espace et territoire. Géographie des conflits environnementaux déclenchés en France depuis 1974. Thèse de Géographie, Université de Pau, Pau.

Dupuy, G. (1991). L’urbanisme des réseaux. Paris: Armand Colin.

Emelianoff. (1999). La ville durable, un modèle émergent: géoscopie du réseau européen des villes durables (Porto, Strasbourg, Gdansk). Thèse de Géographie, Université d’Orléans, Orléans.

Enel, F. (1995). Coupures routières et dévalorisation urbaine. Dans B. Duhem, Villes et transports n°2. Paris: DAU, Plan Urbain.

Lévy, A. (1999). Infrastructure viaire et forme urbaine. Genèse et développement d’un concept. Espaces et Sociétés (96), 31-50.

Leyrit, C. (1995). Réconcilier la route et la ville. Projet Urbain (5), 5-6.