Féminisme et perspectives intersectionnelles sur le droit à la ville

Lea CARSTENS et Linda PASH, 2016

Cette fiche fait le lien entre les luttes féministes et le droit à la ville, dans les projets urbains européens.

Introduction

« Essayons différents chemins, créons la confusion avec les choses que nous avons à dire, touchons le centre en créant la surprise et rendons-nous visibles » (La rage, 2014).

Les actions pour le droit à la ville et les actions féministes sont souvent séparées même lorsque les unes pourraient être utiles aux autres. Nous, Linda et Lea, sommes engagées dans les deux mouvements et nous souhaiterions que notre groupe qui lutte pour le droit à la ville défende les perspectives féministes. C’est pourquoi dans cet article nous nous demandons en quoi la perspective féministe et intersectionnelle peut s’appliquer à la ville. La rage, un groupe féministe qui lutte pour le droit à la ville à Hambourg, note qu’il y a différents aspects sur lesquels se centrer comme le pouvoir et les normes, les stéréotypes de genre, le travail, le harcèlement de rue, et la division entre la sphère publique et privée (La rage, 2014). Cela montre que les perspectives du droit à la ville sont toujours genrées. Les sujets dans l’espace public sont perçus de manière différente selon le genre.

Bien qu’il y ait de nombreux projets qui fassent le lien entre les luttes féministes et le droit à la ville dans le monde entier, le contexte dont nous parlerons est européen et allemand car c’est dans celui-ci que nous évoluons.

Commençons avec une brève description du mouvement pour le droit à la ville selon une critique féministe. Sur cette base, nous ferons émerger des perspectives féministes et intersectionnelles sur la ville et nous nous pencherons sur la question des groupes et projets qui font le lien entre les revendications féministes et celles pour le droit à la ville.

Nous souhaitons présenter leurs luttes et ainsi éclairer les nombreux et divers sens du droit à la ville et toutes les perspectives que nous devons reconsidérer.

Droit à la ville et féminisme

Le droit à la ville est un mouvement urbain de revendication au niveau global qui met en confrontation l’hégémonie néolibérale et ses propres revendications de développement urbain. On peut trouver les racines des revendications du mouvement dans les écrits du sociologue français Henri Lefebvre qui a introduit les revendications du droit à la ville dans les années 1960 (Holm, 2011). Le droit à la ville ne peut pas se réduire à l’utilisation actuelle de la sphère publique ; il comprend aussi l’accès aux débats politiques et aux développements futurs. Lefebvre parle de deux droits : « le droit à la centralité » et « le droit à la différence » comme des éléments centraux du droit à la ville. Le premier droit signifie l’accès aux espaces urbains d’infrastructure et de savoirs. Le second voit la ville comme un espace de conflit et de rassemblement (Holm, 2011 :90). La ville doit donc être capable de concilier sa diversité inhérente et son profit individuel et social. Ainsi, la ville devient collective, une place où les gens se retrouvent. C’est encore plus important de noter qu’’aujourd’hui ce n’est plus la « ville fordiste » (dans le contexte de la pensée de Lefebvre) qui est au cœur de la critique, mais bien la « ville néolibérale » qui est associée à des nouvelles méthodes de production et à l’augmentation de nouvelles formes d’exclusion (ibid.) La participation des citoyens déplacés qui doivent laisser leurs maisons à cause de la gentrification, les migrants touchés par les politiques restrictives d’immigration, et tous les autres groupes marginalisés dans ce système actuel capitaliste qui sont affectés par les exclusions produites par la « ville néolibérale ».

Dans ce sens, le droit à la ville exige une redistribution en faveur des groupes opprimés, une reconnaissance et considération de la différence et la possibilité d’une prise de décision démocratique pour tous (ibid.) Cependant, il est important de considérer qu’il y a plusieurs groupes issus de contextes différents engagés dans le mouvement. Toutefois, il existe une critique féministe qui explique que la notion lefebvrienne de droit à la ville ne porte pas assez d’attention aux structures de pouvoir patriarcales qui affectent le mouvement et donc le droit à la ville des individus (Fenster, 2006). L’inscription des relations genrées de pouvoir sur le corps des femmes*1 est représenté dans l’’usage quotidien de l’espace urbain. Nous présenterons maintenant les perspectives féministes sur la ville.

Critiques féministes de la ville

Des universitaires féministes (comme Valentine) ont longtemps discuté de la division genrée de l’espace public et privé, où l’espace privé est lié aux femmes* et la sphère publique à l’homme. L’espace privé était lié à la recréation et le public au travail salarié mais plus souvent, le foyer n’était pas le lieu de la récréation ni du repos pour les femmes* mais bien au contraire leur lieu de travail. Dans le contexte urbain, ces catégories binaires sont souvent peu représentées (Frank, 2004). Il y a peu de travail de recherche sur la perception du sujet genré dans l’espace urbain. La division des genres a une longue tradition où les femmes* de la classe moyenne blanche sont perçues comme les gardiennes de la famille et du foyer. L’espace public était reconnu comme le domaine dangereux des mâles et les femmes* en étaient exclues (La rage, 2014). Bien que cette division prenne racine dans la montée de la famille bourgeoise au XIX siècle, c’est toujours une catégorisation opérante pour les corps genrés et racialisés et cela affecte le droit à la ville (Sweet et Escalante, 2014). Une fois de plus, les universitaires féministes ont souligné le fait que l’espace est une ressource de la société qui n’est pas distribué de manière égale. L’utilisation de l’espace public change selon les sujets genrés (Becker, 2008). Par exemple, la construction discursive de lieux qui font peur aux femmes* ont une influence sur le quotidien de celles-ci, ce qui peut les amener à éviter certains lieux ou zones de la ville. Dans une étude, on a demandé à des femmes* comment elles se sentaient quant au fait d’aller courir la nuit (Strüver 2010:220f.) Certaines disaient avoir peur de l’obscurité et du risque d’agression sexuelle dans l’espace public. D’autres, en revanche, trouvaient que l’obscurité était une protection quand elles ne se sentaient pas bien dans leurs corps, notamment quand elles ne se trouvent pas assez minces.

La nuit, leurs corps sont libérés du regard des spectateurs (ibid.) De plus, il faut garder en tête que presque toutes les femmes* subiront au cours de leurs vies du harcèlement sexuel ou du harcèlement de rue, que ce soit par des agressions verbales, se faire siffler ou bien des abus physiques. L’accès aux espaces selon le genre commence très tôt dans la socialisation des rôles de genre que nous sommes censés suivre. Les garçons par exemple, jouent plus souvent à des jeux qui nécessitent de l’espace et qui font du bruit et qui recourent à une force physique, comme le foot ou les arts martiaux. En revanche, les filles ont des hobbies moins chers comme la corde à sauter ou la poupée. Par ces jeux, les enfants apprennent non seulement à jouer des rôles genrés mais aussi à s’approprier différemment l’espace (Strüver, 2010:221). Cette forme de socialisation reste puissante tout au cours de la vie.

Tous ces exemples montrent que les lieux et leurs usages reflètent les structures de pouvoir et leurs significations culturelles qui constituent les corps. Nous devons donc considérer les espaces et les lieux comme des phénomènes sociaux dans lesquels les sujets genrés sont positionnés, contrôlés et – s’ils ne se conduisent pas de la bonne manière – sanctionnés. Cela montre bien comment les pratiques des femmes* sont influencées par les structures patriarcales qui restreignent leurs mouvements dans la ville.

Revendications pour une planification féministe de la ville

La sociologue Paula Soto Villagrán a montré que les hommes sont définis en tant que sujet normé dans l’organisation de l’espace urbain. La planification de la ville ne considère pas les divisions du travail spécifiques selon le genre, comme mentionnées ci-dessus.

C’est pour cela que la planification urbaine est intrinsèquement sexiste. L’espace urbain découle de la société qui ne voit pas de sujets différents, genrés mais qui considèrent les hommes comme la norme. Par conséquence, la fonctionnalité de l’espace urbain est masculine. La perspective masculine est donc un avantage pour les interprétations et localisations des genres. Par cette pratique, le genre est rendu invisible (Soto Villagrán, 2013). On reproduit les oppositions binaires (comme public/privé) comme conséquence des constructions idéologiques. L’invisibilité des femmes* dans la vie urbaine est perpétuée par l’ordre social patriarcal. Cela ne fait qu’amplifier les stéréotypes féminins et masculins dans le processus de reproduction. L’urbanisme moderne revendique le fait que les sphères de la vie, du travail de la consommation et du temps libre soient strictement séparées. Une perspective féministe montre que ces sphères diffèrent dans leurs identités de genre. Cette approche montre les hiérarchies, les relations de pouvoir et l’essentialisation dans la ville.

Le mouvement pour le droit à la ville dans le contexte allemand.

Dans le contexte européen, de nombreuses personnes sont actives dans le mouvement pour le droit à la ville. Andrej Holm note que, dans le contexte allemand, il existe une profonde différence entre la lutte de « Kotti & Co. », un groupe de migrants bénéficiaires de logements à Kreuzberg à Berlin, contre leur déplacement et la lutte des classes moyennes pour un droit à la ville commun (Holm, 2011). La rage, un groupe lié au mouvement pour le droit à la ville à Hambourg, relaie cette observation : le mouvement allemand pour le droit à la ville est majoritairement un mouvement de classe moyenne blanche. C’est pour cela que l’analyse intersectionnelle est souvent absente des débats sur le droit à la ville (ibid.). La rage critique, comme nous, le fait que les perspectives féministes sont souvent exclues des groupes militants mentionnés. Souvent, ces groupes font partie de la scène d’extrême gauche, pour lesquels les savoirs féministes sont facilement acceptés mais ne sont pas pour autant intégrés à l’organisation et aux actions politiques (La rage, 2014). Dans les groupes de discussion, les hommes sont ceux qui monopolisent majoritairement la parole. Ces comportements dominants dans les discussions (il existe certes des femmes* qui ont le même type de comportements), ne sont souvent pas reflétés dans les groupes. On doit ainsi souvent se demander qui parle, qui est exclu, qui est absent.

Un autre sujet que souligne La rage est la division du travail dans les groupes. Les activités sont souvent distribuées selon les modèles traditionnels de genre. La question suivante mérite donc d’être posée : « quel travail est mis sur le devant de la scène ? ». La plupart du temps, les femmes* font le travail de petites mains comme par exemple organiser les réunions, écrire des mails, prendre soin du groupe, modérer les discussions, écrire les protocoles etc. Les hommes en revanche, représentent le groupe, parlent à la presse etc. C’est la même chose avec le rôle du modérateur : les femmes* accomplissent souvent cette tâche en retrait alors que les hommes profitent de ces moments pour leur propre intérêt (selon notre propre expérience). Tous ces exemples montrent que même dans ces groupes militants, l’approche féministe manque cruellement. « On peut certainement faire mieux que donner aux femmes la place qu’elles ont déjà! » (La rage, 2014). Lorsque nous revendiquons le droit à la ville pour toutes et tous, il est indispensable de montrer de manière transparente nos propres privilèges et hiérarchies dans le groupe, ainsi que les relations de pouvoir comme le genre, la race, la classe et le corps.

Stratégies pour une ville pour toutes et tous

Il existe heureusement des groupes qui souhaitent voir les choses changer et qui revendiquent l’espace public urbain pour les femmes*. Un exemple intéressant est le projet « Girl Gang over2 » qui montre de l’art urbain féministe contre le harcèlement de rue. Des photos mettent en scène un gang violent composé de filles, dans l’espace public où des femmes ont déjà été menacées ou dans des lieux réputés dangereux pour elles. Les femmes* sur les photos sont à l’opposé de leur représentation habituelle dans les publicités (où elles sont normalement représentées comme des objets à moitié nus). Selon nous, ce projet est une merveilleuse stratégie contre la réification des femmes*, le harcèlement de rue et la construction de lieux menaçants. Ces photos peuvent être placées sur des murs, fenêtres ou autres afin que les femmes* revendiquent la ville comme étant des sujets. Le fait de reprendre ces lieux qui ne sont justement pas fait pour les femmes* leur donne du pouvoir.

Ces dernières années, dans différentes villes allemandes, les femmes* et les filles ont voulu reprendre la nuit. Elles protestent dans des manifestations non-mixtes pour reprendre la rue de nuit. C’est un signal fort contre les lieux qui semblent menaçants pour les femmes* et le préjugé qui fait dire que les femmes* ne doivent pas sortir la nuit car c’est dangereux. Ces manifestations de nuit soulignent la forte connexion entre le droit à la ville et l’approche féministe. Dans son livre, le groupe féministe La rage, donne de nombreux exemples où les perspectives de droit à la ville et féministe sont connectés.Le sénat de Hambourg a instauré une zone de régulation qui interdit aux femmes de mettre des minijupes sur la place Hansaplatz. Ce décret visait directement les travailleuses du sexe qui se mettaient habituellement là, le projet initial du Sénat étant de les déplacer. La rage et d’autres groupes pour le droit à la ville ont soutenu la lutte des travailleuses du sexe et beaucoup de gens sont venus sur la Hansaplatz vêtus de minijupes pour montrer l’absurdité de ce décret et le fait qu’il visait évidemment à interdire les travailleuses du sexe de travailleur sur cette place. Il y a de par le monde bien d’autres projets qui connectent le droit à la ville et les luttes féministes comme par exemple la carte des harcèlements au Caire en Égypte où les violences sexuelles sont cartographiées sur une carte en ligne. À Madrid, c’est le groupe Territorio Doméstico qui a amené les travail-leuses du « care » à manifester dans les rues afin de sortir ce type de travail du domaine privé et le rendre ainsi visible. Il est prépondérant pour nous de montrer comment les critiques féministes sont nécessaires dans les débats sur le droit à la ville dès qu’il est possible, comme on a vu, de relier les actions féministes et celles pour le droit à la ville. Pour ce faire, on doit commencer par des groupes de réflexion, apprendre à écouter, être patient et montrer de la solidarité avec les autres luttes et approches. Dans ces pratiques, on peut voir un point de départ pour une perspective féministe pour les groupes luttant pour le droit à la ville.

1 Nous écrivons femmes* avec une astérisque car en allemand on utilise le terme FLTI* qui veut dire femmes, lesbiennes, trans et intersexuel.

2 Voir Girls Gangs Over

Références

AFFRONT (2014), Reclaim the city – Stadt feministisch gesehen, in AFFRONT (Hg.), Darum Feminismus! Diskussionen und Praxen, Unrast-Verlag, Münster, 128–141.

BAURIEDL, S., M. SCHIER, A. STÜVER (2010), Räume sind nicht geschlechtsneutral : Perspektiven der geographischen Geschlechterforschung. In : Ebd. (Hg.) : Geschlechterverhältnisse, Raumstrukturen, Ortsbeziehungen. Erkundungen von Vielfalt und Differenz im ‚spatial turn‘, Westfälisches Dampfboot, Münster, 10–25.

BECKER, R. (2004), Raum : Feministische Kritik an Stadt und Raum. In : Handbuch Frauen-und Geschlechterforschung. VS Verlag für Sozialwissenschaften, 652-664.

FENSTER, T. (2010),The Right to the City and Gendered Everyday Life, in SUGRANYES, A., C. MATHIVET, Cities for All, Proposals and Experiences Towards the Right to the City, Santiago, 63-74.

FRANK, S. (2004), Feministische Stadtkritik, in HÄUSSERMANN, H. et al., Stadtsoziologie. Eine Einführung, Campus, Frankfurt,196-213.

GRUPPE RAUM UND GENDER (LaRAGE) (2014), Raumaneignungen feministisch gedacht, in AFFRONT (Hg.) : Darum Feminismus! Diskussionen und Praxen, Unrast-Verlag, S., Münster, 142–150.

SOTO VILLAGRÁN, P. (2013), Zum Geschlecht (in) der Stadtforschung. Theoretische und empirische Überlegungen aus Lateinamerika, in HUFFSCHMID, A., K. Wildner (Hg.), Stadtforschung aus Lateinamerika. Neue urbane Szenarien : Öffentlichkeit – Territorialität – Imaginarios. Bielefeld : transcript, 187–202.

STRÜVER, A. (2010), KörperMachtRaum und RaumMachtKörper : Bedeutungsverflechtungen von Körper und Räumen, in BAURIEDL, S. et al. (Hrsg.) : Geschlechterverhältnisse, Raumstrukturen, Ortsbeziehungen. Erkundungen von Vielfalt und Differenz im ‚spatial turn‘. 1. Aufl. Münster. Westfälisches Dampfboot, 217–237.

SWEET, E. L., and S. O. ESCALANTE (2014), Bringing bodies into planning : Visceral methods, fear and gender violence. Urban Studies, Sage Publications.

Girls Gangs Over [consulté le 10.06.2016]

Carte du harcèlement sexuel [consulté le 10.06.2016]

Left Vision : Andrej Holm – Recht auf Stadt (Teil 3) [consulté le 10.06.2016]

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Lien vers le numéro de la revue Passerelle