Airbnb à San Francisco : une nouvelle lutte pour le droit à la ville ?

Florian OPILLARD, 2016

Collection Passerelle

Depuis l’explosion du nombre d’annonces pour les meublés touristiques temporaires et la bataille engagée par différentes mairies de grandes métropoles mondiales (New York, Paris, Barcelone, San Francisco), les regards sont tournés vers Airbnb et les conséquences sociales et territoriales de son succès.

À l’occasion d’une bataille électorale référendaire opposant Airbnb à une coalition militante municipale, la ville de San Francisco est depuis l’année 2014 le théâtre des stratégies de l’entreprise pour conserver son emprise illégale sur le marché du meublé touristique. Jusqu’en 2014, la législation qui encadrait la location touristique par des plateformes de mise en relation telles qu’Airbnb ou VRBO permettait la location d’un appartement ou d’une chambre jusqu’à 30 jours à l’année. En octobre 2014, une nouvelle loi, qualifiée de « Airbnb-Law » par les associations locales, et soutenue par un supervisor, David Chiu, dont les financements de campagne proviennent pour bonne partie des financeurs d’Airbnb1, légalisait alors la quasi totalité des annonces en étendant la durée légale de location à 90 jours. Plus encore, cette nouvelle loi, bien qu’elle prévoyait la création d’une entité politique au sein de la municipalité pour contrôler la légalité des annonces en ligne, allait rendre impossible tout contrôle par les pouvoirs locaux en ne rendant pas systématique l’enregistrement des hôtes auprès de la mairie.

Après avoir perdu cette bataille, une multitude d’associations et de collectifs indépendants s’est emparée de son dernier recours : le référendum municipal. Une coalition, ShareBetter SF a donc vu le jour en novembre 2015, récolté les 15 000 signatures d’électeurs nécessaires pour amener une proposition au vote, et a lancé une campagne électorale pour la ‘Proposition F’. Cette mesure proposait alors d’encadrer la location d’une surface habitable en limitant le nombre de nuits à 75 par an pour les résidences principales, et en créant la possibilité juridique pour les habitants et les associations de demander des enquêtes sur la légalité des pratiques de location de leurs voisins. Au terme de la campagne électorale la plus chère de l’histoire de la ville – Airbnb a dépensé 8,2 millions de dollars en subventions politiques, communication et événements divers2 – la proposition F perdait le référendum par une marge conséquente, révélant ainsi le caractère à la fois circonscrit et territorialisé de la contestation.

Le référendum municipal comme dernier recours citoyen

Le lancement de la campagne électorale pour encadrer Airbnb et le dispositif militant mis en place autour d’elle sont un bon exemple de la manière dont les institutions démocratiques de la ville de San Francisco encadrent la question des luttes contre la spéculation immobilière et les expulsions locatives.

Alors que la ville traverse une grave crise du logement, la controverse autour des pratiques d’Airbnb prend une connotation tout à fait spécifique au contexte san franciscain. La coalition ShareBetter a vu le jour à New-York dans un contexte de forte protestation contre le rôle d’Airbnb dans la crise du logement, et c’est l’importation de cette lutte qui a fait naître la coalition intitulée ShareBetterSF, qui comprend des associations locales, des ONG et des collectifs indépendants à l’origine de la Proposition F. Les critiques adressées à Airbnb sont alors multiples. La coalition produit d’abord un discours sur le caractère illégal des annonces que propose le site d’Airbnb : « Toutes les études indépendantes jusqu’aujourd’hui ont conclu que la loi actuelle ne peut être appliquée et ne marchera pas. Aujourd’hui, 94 % des 8 500 annonces pour San Francisco ne sont pas déclarées et illégales et la loi actuelle autorise ces pratiques3 ». En insistant sur le caractère illégal des annonces et l’impossibilité de les contrôler, ShareBetterSF insiste sur les dommages que provoquent ces plateformes de partage en ligne sur le marché du logement : « Airbnb et VRBO, à eux seuls, concentrent 4 500 maisons entières et appartements retirés du marché locatif de San Francisco. C’est 1 000 de plus que les 3 500 nouvelles constructions construites dans toute l’année 20144 ».

La campagne électorale qui a fait rage entre les mois de septembre et novembre 2015 autour de cette question est à l’image de l’effervescence politique que soulève cette question d’Airbnb en particulier, et les questions de logement de manière générale. La ville de San Francisco connaît régulièrement des périodes de crise immobilières, dont la dernière en date est liée à la très forte croissance de l’économie liée au développement de l’Internet à la fin des années 1990 (Tracy 2014). L’explosion de cette bulle et le retour à une situation quasi normale sur le marché immobilier a permis une accalmie de la montée des prix. Seulement, depuis la fin des années 2000, une nouvelle crise du logement, cette fois liée à la proximité géographique de grands groupes tels que Google, Facebook, Appel, Twitter ou Uber contribue à l’explosion des prix fonciers et locatifs, et avec eux à celle des expulsions locatives (Opillard, 2015).

La réponse militante à ce contexte de forte augmentation des prix et des expulsions locatives est à la mesure de cette crise immobilière. La campagne électorale pour la Proposition F repose sur des réseaux structurés et des traditions d’engagement institutionnelles, composés à la fois des forces vives de huit syndicats (enseignants et industrie de la construction notamment) et de quarante associations de quartier (Haight-Ashbury Neighborhood Council) ou d’organisations telles que l’Anti-Displacement Coalition, le Sierra Club ou encore le San Francisco Tenants Union. L’originalité de cette coalition tient par ailleurs au fait que cette alliance est tout à fait inattendue, puisqu’elle bénéficie du soutien d’associations de propriétaires, telle que la San Francisco Appartement Association, dont l’engagement tient plus d’une démarche de rejet des touristes en dehors des quartiers huppés et bourgeois de l’ouest de la ville, autrement appelée NIMBY (Not In My Backyard).

L’organisation pratique de la campagne s’appuie sur des savoir-faire militants issus des syndicats et du community organizing (Beitel, 2013) : organisation de rencontres de quartier par les groupes politiques soutenant l’initiative, distribution de tracts, porte à porte, dépôt de tract dans les boites à lettres par un petit nombre de volontaires, organisation de réunions pour en débattre dans des Neighborhood Community Centers des différents quartiers de la ville. La campagne apparaît de fait comme le moment de cristallisation de débats sous-jacents qui traversent les traditions d’engagement pour un droit à la ville contextuel depuis des décennies (Tracy, 2014). Elle crée des espaces dans lesquels les pratiques d’Airbnb, la place des entreprises de la technologie dans les politiques locales, et plus généralement la dépossession des classes populaire et moyenne par la gentrification sont discutées comme problèmes publics (Céfaï 1996). Dans ces discussions, le droit à la ville en tant que tel n’est que très rarement cité dans les collectifs locaux, mais les références au « right to stay put » (droit à rester là), ou les slogans tels que « Hell no, we won’t go » (Oh non, nous ne partirons pas) ou encore « Whose city? Our city! » (À qui est cette ville ? Elle est à nous !) font directement référence à des revendications du même registre. Il faut monter en échelle pour trouver un discours structuré autour du droit à la ville comme concept central, avec les actions de l’organisation Right to the City Alliance, dont plusieurs collectifs locaux à San Francisco font partie, et qui à l’échelle des Etats-Unis organise des rencontres nationales de formation de ses leaders ou des conférences en ligne (webinars) de discussion.

La professionnalisation d’Airbnb dans un contexte de crise du logement

En parallèle même de ces dispositifs politiques institutionnalisés, plusieurs groupes et collectifs indépendants luttent contre les conversions illégales d’ap-partements en locations de courte durée, notamment par le biais d’Airbnb. À l’occasion de la campagne pour la Proposition F, la San Francisco Tenants Unionet Eviction Free San Francisco, un collectif local d’action directe contre les expulsions locatives5, accompagnés de plusieurs activistes appartenant à des collectifs distincts, ont organisé une marche dans le quartier de North Beach qu’ils ont appelée Death by Airbnb : a walking tour, le 1er octobre 2015.

Cette marche fut l’occasion de relier plusieurs immeubles ayant fait l’objet d’une expulsion locative de masse par le biais de la réglementation locale6, buildings qui ont ensuite été loués sur Airbnb. Jennifer Fieber, salariée de la Tenants Union précise, dans la première étape de cette marche : « Nous sommes ici en face du 1937 de la rue Mason. Cet immeuble a été acheté en 2000, quatre familles y vivaient. Le propriétaire l’a acheté pour 830 000 dollars, et en l’espace d’un an, il a utilisé l’Ellis Act pour expulser l’ensemble des locataires. L’immeuble est resté vacant pour un temps et l’ensemble fut ensuite converti en appartements Airbnb. La Tenants Union a déposé des plaintes auprès de la mairie, sans résultat. Nous avons donc décidé de prendre les choses en main. […] L’année dernière, nous avons collé ces stickers (qui dénoncent les hôtels illégaux) sur tous les hôtels illégaux que nous avons trouvés à North Beach, ce qui a plutôt bien marché. Deux mois plus tard, le propriétaire a vendu l’immeuble et fait un profit de 1,25 millions de dollars après le recours à l’Ellis Act7 ».

Cette description montre bien comment le service que propose Airbnb s’embraye avec un contexte de très forte rentabilité immobilière et de failles de la législation californienne. L’achat de cet immeuble, comme c’est le cas de plusieurs autres8, n’a pas pour objectif sa mise en location de longue durée, dans une ville où plus de 60 % des immeubles sont loués, mais plutôt sa transformation en hôtel illégal par le biais de Airbnb, ou sa revente rapide après rénovation afin de réaliser une plus-value immobilière très substantielle. Par ailleurs, ce que révèlent les études proposées par les militants locaux et les journalistes d’investigation de la baie de San Francisco, c’est la progressive structuration d’un réseau professionnel parallèle à Airbnb, qui propose la gestion des biens locatifs pour les propriétaires utilisant Airbnb – des services de e-conciergerie par exemple. Loin donc de proposer un simple service de partage d’appartements, comme l’entreprise le définit dans ses campagnes de communication, elle s’avère à la fois être une arme politique qui confirme l’influence de la finance dans les décisions politiques municipales et un nouveau moyen de profiter de la rentabilité éclair du marché immobilier local.

Conclusion

Cette lutte est un exemple de la cristallisation du mécontentement au niveau local, mécontentement qui explose dans un contexte de forte augmentation des expulsions locatives, et donc de la possibilité pour les catégories populaires et la classe moyenne à demeurer à San Francisco. Lutte donc pour le droit à ne pas être dépossédé de son chez-soi, mais lutte aussi pour une idée plus large : a qui accorde-t-on le droit de demeurer en ville et de produire le tissu social urbain ?

Ce que provoque Airbnb en termes d’expulsions locatives, de conversion de logements en hôtels illégaux, de destruction des solidarités de quartier ou de pression politique sur la réglementation locale représente bien un ensemble de stratégies, à la fois de l’entreprise et des personnes qui souhaitent profiter de l’opportunité économique qu’elle offre. Dans ce contexte, rester à la fois chez soi – dans son habitat – et demeurer en ville sont des revendications à deux échelles distinctes mais bien connectées. Dans cette ville où se percutent frontalement des stratégies de dérégulation entrepreneuriales et des résistances contre les dépossessions matérielles, symboliques et politiques, ces revendications opposent aux stratégies entrepreneuriales des luttes pour un droit à la ville qui prennent une signification toute particulière dans le contexte de super-gentrification san franciscain, dans lequel les inégalités de revenus sont parmi les plus fortes des Etats-Unis.

1 Le collectif Anti-eviction Mapping Project a construit une infographie concernant les différents liens financiers entre la politique locale et le secteur de la technologie notamment : www.antievictionmappingproject.net/conway.html [consulté le 11 mai 2016].

2 Lire Sara Shortt, alors directrice de l’association Housing Rights Committee, dans 48Hills, « The Truth Behind the Airbnb Lies », 12 octobre 2015 : 48hills.org/2015/10/12/the-truth-behind-the-airbnb-lies [consulté le 12 mai 2016].

3 « Every independent study to date has concluded that the current law is unenforceable and won’t work. Right now, 94% of Airbnb’s 8,500 listings for San Francisco are unregistered and illegal and the current law allows them to do it », www.sharebettersf.com/why_we_need_regulation [consulté le 11/05/2016].

4 « Airbnb and VRBO alone account for roughly 4,500 entire homes and apartments having been removed from the San Francisco rental market. That is 1,000 units more than the 3,500 new units that were built in all of 2014 » www.sharebettersf.com/why_we_need_regulation [consulté le 11/05/2016].

5 Voir leur site Internet : evictionfreesf.org [consulté le 11/05/2016].

6 L’Ellis Act, loi de l’Etat de Californie, a été votée en 1986 et avait vocation à fluidifier le marché du logement en permettant à un propriétaire d’expulser son locataire sans avoir à donner de justification. L’Anti-eviction Mapping Project a réalisé une cartographie des expulsions locatives par voie d’Ellis Act : www.antievictionmappingproject.net/ellis.html [consulté le 11/05/2016].

7 « We are here in front of 1937 Mason Street. This building was purchased in the year 2000, it had four lovely families that lived in it, the owner bought if for 830.000 and within one year they Ellis Acted it, they kept it vacant for a while and eventually started doing Airbnbs on the entire building. The Tenants Union complained to the city a lot, nothing ever happened, so finally we came here one year ago to take matters into our own hands. […] we stuck these stickers on all the illegal hotels we could find in North Beach, and it was pretty successful. Within 2 months, the owners put the building back on sale and made a profit of 1.25 billion dollars after the EA ». Lien vers la vidéo : www.youtube.com/watch?v=CYMY8extUhQ [consulté le 11/05/2016].

8 Se reporter à la carte des « dortoirs de la tech » cartographiés par le Anti-eviction Mapping Project : www.antievictionmappingproject.net/digeratidorms.html [consulté le 11/05/2016]. Ces dortoirs proposent des lits superposés pour des prix exorbitants, et se généralisent pour héberger les employés de la technologie.

Références

BEITEL, K. (2013), Local Protest, Global Movements : Capital, Community, and State in San Francisco, (Philadelphia : Temple University Press), 220.

CEFAÏ, D. (1996), « La contruction de problèmes publics. Définitions de situations », Réseaux, vol. 14, n°75, pp. 43-66.

OPILLARD, F. (2015), « Resisting the Politics of Displacement in the San Francisco Bay Area : Anti-gentrification Activism in the Tech Boom 2.0 », European Journal of American Studies, vol 10, n° 3, ejas.revues.org/11322.

TRACY, J. (2014), Dispatches against Displacement : Field Notes from San Francisco’s Housing Wars (Oakland : AK Press), 150.

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