Le Rojava : une expérience d’autonomie municipale en temps de guerre

Entretien avec Engin SUSTAM

Charlotte Mathivet, Claudio Pulgar, 2016

Collection Passerelle

Bien que la guerre continue contre Daesh, le Rojava (« Kurdistan de l’ouest » ou « petit Kurdistan ») se construit autour d’un projet révolutionnaire d’autogestion démocratique. Dans ce contexte de guerre, les combattantes kurdes (Unités kurdes de protection du peuple menées par la commandante kurde Rojda Felat) avancent vers la ville la plus importante stratégiquement pour Daesh : Rakka. Le fait que des femmes soient au cœur de l’action armée a beaucoup fait parler de la révolution du Rojeva. Cependant, ce qui se joue est moins une lutte politique contre le patriarcat qu’une révolution contre l’Etat-nation avec une approche d’autogestion qui dépasse ainsi la forme de l’Etat identitaire.

Quelle est la situation actuelle au Rojava et en particulier dans les villes ?

Les co-dirigeants des cantons de Rojava (Cizîrê, Kobanê, Afrîn), mettent en œuvre une auto-administration de la société et un travail de micro-économie vis-à-vis de la propriété et de la terre, comme cela est stipulé dans la constitution du Rojeva, appellé le Contrat social1.

Malgré la guerre, les militants révolutionnaires continuent de questionner la société, les questions écologiques, l’économie alternative et la coopération entre les différents peuples. Ils mettent cela en œuvre grâce à une organisation sans hiérarchie ni discrimination de genre, d’ethnies, pour créer une vie commune au canton. Depuis avril 2016, le Contrat social du Rojava a décidé d’incorporer un article sur les droits des animaux et leur protection (libération animale)2, une objection de conscience contre l’appel au service militaire obligatoire (désobéissance civile et antimilitariste)3. Le Contrat social du Rojava défend les droits collectifs, la formation contre la masculinité et l’économie autogérée pour des motifs politiques d’émancipation des femmes et des sociétés. Les trois cantons continuent à « renforcer » leurs objectifs d’autonomie vis-à-vis de leurs besoins en temps de guerre. Depuis la libération de Kobanê, les cantons se sont engagés à intensifier la lutte armée contre Daesh afin de libérer les régions des djihadistes, en particulier la ligne de Kobanê vers le canton Afrîn prise au piège entre la Turquie, Daesh et El Nosra. Il faut ajouter que les frontières entre le Kurdistan de Turquie (Bakur) et de Syrie (Rojava), sont un véritable marché de la contrebande entre les familles kurdes de Turquie et de Syrie. Ceci permet de créer une relation politique entre deux Kurdistan colonisés. Enfin, cela donne un panorama de la mémoire des luttes et des relations entre des peuples divisés. La répression autoritaire au Kurdistan de Turquie et de Syrie a engendré la lutte sociopolitique actuelle. La militarisation du Kurdistan par le régime kémaliste et baasiste a poussé les habitants à fuir leur région. Cette migration forcée a donné une possibilité aux Kurdes de créer des mouvements politiques urbains comme à Istanbul où se trouve une communauté kurde de 5 millions d’habitants.Dans cette situation, il est très difficile pour les habitants du Kurdistan de Syrie

d’exprimer des velléités d’autogestion et de révolution, leur quotidien étant rythmé par les embargos et les blocages des deux côtés de la frontière du Rojava4, au cœur des conflits ethnique et religieux. Cependant, nous pouvons observer un changement de paradigme après le début de la guerre en Syrie avec la déclaration de l’autodétermination des cantons du Rojava au Kurdistan de Syrie. Le mouvement kurde a commencé à revendiquer le nom de Rojava qui fait référence à la mémoire kurde. Ainsi, lors de toutes les révoltes kurdes depuis le début du siècle, le Rojava est resté un foyer pour les Kurdes opposants, combattants et révolutionnaires Le Rojava est devenu un lieu de mémoire accumulée de la résistance Kurde, le lieu d’une économie alternative5 contre le capitalisme ainsi que le territoire où se développent concrètement des utopies comme la municipalité libertaire démocratique.

Comment se passe la gestion municipale de ces villes ?

La première chose qu’il faut dire, c’est que la révolution du Rojava prône l’autogestion démocratique fondée sur certaines idées de l’anarchisme libertaire mais pas orthodoxe. Ainsi, la révolution est sous l’influence des théories de Abdullah Öcalan, l’expérience du mouvement kurde à Bakur (Kurdistan du Nord) celui du PKK (et ses expériences municipales dans la région et sa lutte armée depuis 40 ans) et de philosophes comme Murray Bookchin. Toutefois, il est possible de reconnaître l’héritage et l’histoire de l’autogestion ou des expériences de la gestion anarchiste comme en Espagne. Le Rojava est ainsi influencé par un véritable bricolage de théories d’écologie urbaine autour de la « question kurde » au Moyen-Orient.

Cette révolution propose de penser et appliquer un changement des valeurs politiques et sociétales. Il s’agit de parler d’une émancipation micropolitique au sein de l’espace kurde en Turquie et en Syrie qui prend racine dans un mouvement hétéroclite (mouvement politique kurde, LGBTI, mouvement féministe, genre, écologique etc.) et qui lutte contre le système capitaliste. J’ajoute que cette tendance de forme micro-révolutionnaire englobe des réalités hétérogènes. Elle articule une politique visant à créer un espace kurde avec des municipalités autogérées et dans lesquelles les habitants peuvent participer. Comme je le disais, cela est influencé par le « confédéralisme démocratique » d’A. Öcalan, la municipalité libertaire développée par Murray Bookchin, et d’autres penseurs tels que Foucault ou Guattari. Ces influences sont la base pour construire une politique municipale démocratique « dirigée » par le bas avec une approche écologique.

Le résultat de toutes ces influences est la nécessité de reconstruire une société démocratique plurielle, un voisinage de partage, une micro-économie alternative axée sur les bénéfices sociaux, « humanitaires », sur l’environnement et l’émancipation des femmes, pour éviter des approches « individualistes » ou étatistes. Toutes les illustres références précédemment citées ne se contentent pas de stimuler la réflexion nationale du mouvement, mais traduisent aussi une politique du dissensus (au sens de Rancière) dans l’espace kurde.

La municipalité structure la gouvernance autogérée. La population s’organise en assemblées : assemblées de quartier, de femmes, des religions (alevis, musulmans, yezidis, chrétiens, etc.) de l’écologie, de l’énergie, des jeunes, etc. La stratégie actuelle est de considérer la municipalité cantonale comme autonome du pou-voir exécutif étatique. Selon le Contrat social, l’autonomie des municipalités est structurée par le bas. Les gouvernements autogérés possèdent dans ce climat politique une double pratique du pouvoir (de sécurité à la désobéissance civile). Dans cette vision, le système confédéral démocratique proposé par Öcalan est un système qui rejette la nation, le patriarcat, le scientisme positiviste, l’hégémonie, l’administration étatique, le capitalisme et l’industrialisme fordiste ou postfordiste et constitue la place de l’autonomie démocratique, une écologie sociale et alternative dans les cantons.

On peut dire que le Rojava est un lieu de pratique de cette théorie du confédéralisme démocratique. La municipalité est un lieu où tous les peuples, les minorités et les genres sont également représentés. Le Contrat social du Rojava avance aussi grâce à l’intégration politique de toutes les composantes (les Yezidi, Alevis, Kurdes, Arabes, Asyriaques, Chrétiens, Arméniens, etc.). Le système municipal s’occupe de l’environnement via les assemblées, et résiste à l’assimilation des identités dominantes que les Kurdes ont subi depuis des siècles, en distinguant son approche de la conception habituelle de la gouvernance autocrate du territoire.

Y a t-il une (re)construction autogérée des logements par exemple ? Comment les écoles et les hôpitaux sont-ils gérés ? la relation avec l’État existe?

Certains bâtiments sont construits en accord avec le projet environnemental et dirigé par la municipalité locale et les assemblées de quartier. Une réflexion libertaire est menée pour lutter contre les inégalités afin de mettre en œuvre le droit au logement de chaque individu dans les cantons. Il y a aussi un chantier mené sur l’éducation afin que l’école soit un droit comme dans toute société démocratique. La restitution des savoirs disciplinaires comporte des changements majeurs car elle inclue une vision d’égalité des genres et des classes au lieu de suivre un modèle centralisé, fondé notamment sur le sexisme. De plus, il n’y a pas de hiérarchie entre les enseignants et les étudiants.

Enfin, je voudrais expliquer la vision de l’écologie politique kurde au sein de la municipalité. Celle-ci organise les hôpitaux publics en les mettant en relation avec les acteurs des assemblées, puis en insistant sur le rôle des nouveaux acteurs qui redéfinissent la relecture libertaire de l’espace public en interrogeant l’approche institutionnalisée de l’école et de l’hôpital. L’écologie politique au Rojava constitue un nouveau défi pour une approche géopolitique se dégageant de la conception politique orthodoxe des cultures dominantes conventionnelles. C’est ainsi un moyen de mener à bien une réflexion anticapitaliste au sein du colonialisme. Selon les écologistes kurdes, l’exercice de la gouvernementalité en temps de guerre ne doit pas se borner à une question identitaire et territoriale mais au contraire se fonder sur des valeurs sociales.

Cette approche est issue de la lecture fanonienne du mouvement politique kurde. C’est l’expression du rejet de la part d’un micro-territoire contre la pratique étatique du capitalisme qui considèrent la santé, l’éducation, le logement comme des biens interchangeables. Même si la guerre continue et structure la vie quotidienne au Kurdistan du Nord (Bakur) et de l’Ouest (Rojava), il y a une farouche volonté de vivre. Cette volonté introduit une rupture totale avec la vie coloniale et l’ordre existant de l’état-nation arabe tel que sous le régime de Bassar Al Asad. Une telle mesure de dépassement radical avec le nationalisme arabe a donné lieu à un dialogue important avec les divers peuples de la région. Les habitants continuent à perfectionner le système cantonal. L’université et l’Académie des sciences sociales de la Mésopotamie (surtout dans les cantons Afrîn et Cizîrê, Kobanê ayant été totalement détruits par la guerre) poursuivent malgré tout leurs recherches et enseignements dans une perspective pédagogique libertaire, avec notamment l’enseignement des études de genre dans certains départements de sciences sociales et politiques. Les universitaires invitent des professeurs étrangers pour qu’ils viennent y donner des cours comme David Graeber ou encore autre Janet Biehl, ou nous-mêmes. De ce point de vue, les étudiant-es de l’Université de la Mésopotamie de Cezîrê (Académie de la Mésopotamie) ont une possibilité incroyable d’étudier et de pratiquer la démocratie radicale par le bas.

Malgré la guerre, de nombreuses initiatives voient le jour. Les institutions municipales des cantons autonomes organisent avec les membres de l’université et les étudiant-es une campagne pour créer une bibliothèque multilingue. Des assemblées locales des femmes sont organisées pour cultiver et communautariser la terre. Ainsi, il y a peu, une centaine de personnes (en majorité des femmes) a commencé à cultiver la terre selon les règles de l’agriculture biologique. En même temps, les activistes des jardins urbains des villes et villages du Bakur commencent à concrétiser l’écologie sociale dans certains villages. Les paysans et les villageois s’organisent pour autogérer les espaces verts et cultiver la terre de manière écologique. Les récoltes des productions locales sont partagées entre les populations des régions, selon leurs besoins.

Quelles sont les demandes et revendications des mouvements sociaux au Rojava ? Y a-t-il une critique du pouvoir en place ?

Actuellement, je pense que nous ne pouvons pas clairement parler de mouvement sociaux au Rojava, sauf le mouvement féministe et écologiste qui essaie de constituer les valeurs du Contrat social de la révolution. En effet, il s’agit plutôt de voir les acteurs qui questionnent la complexité de l’espace de la révolte et engendrent une nouvelle perception micropolitique par le biais du contre-pouvoir et de la reproduction contre-culturelle.

À l’heure actuelle, après la résistance autogérée des Kurdes dans différentes régions des cantons, le régime des djihadistes est toujours une menace brutale contre les gains de la révolution. Cette menace djihadiste est toujours là et pousse la population du Kurdistan de Syrie vers la diaspora ou l’exil. Il y a une cohabitation de deux approches du soulèvement sociopolitique : une résistance civile avec le mouvement écologiste, féministe et une résistance armée contre l’état-nation, les djihadistes, la violence et la domination militaire étatique.

1 Le Kurdistan syrien, doté d’une « autorité démocratique et autonome », a adopté le 6 janvier 2014 sa constitution (Contrat social), qui définit la Syrie comme un « Etat démocratique, libre et indépendant » et divise le Kurdistan en trois cantons.

2 Voir : www.jiyanaekolojik.org/arsivler/3461 [en turc]

3 Voir : www.jiyanaekolojik.org/arsivler/3266 [en turc]

4 D’un côté, la Turquie a totalement bloqué les passages sur la frontière après la victoire de Kobanê, de l’autre, le gouvernement fédéral régional du Kurdistan d’Irak (dirigé par le PDK) exerce un contrôle du blocage sur le passage du Rojava.

5 Sur l’analyse de l’économie alternative autogérée, voir le reportage avec Azize Aslan : www.jiyanaekolojik.org/arsivler/2682 [en turc]

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