Le droit à la ville vu depuis la mairie de Barcelone

Entretien avec Vanesa VALIÑO

Charlotte Mathivet, 2016

Collection Passerelle

Cette fiche présente un entretien avec un responsable de la mairie de Barcelon qui abord la question du Droit à la ville.

Quel poste occupez-vous à la mairie de Barcelone ?

Je suis cheffe de cabinet au sein du conseil municipal de la mairie de Barcelone, en charge des questions de logement. C’est un poste politique, de confiance, qui a pour mission de coordonner et de conseiller la maire dans le domaine du logement. Avant ce poste, j’étais directrice de l’Observatoire des droits économiques, sociaux et culturels, à Barcelone aussi. J’ai ainsi travaillé au sein de l’Observatoire sur la promotion du droit au logement, en étant toujours en lien étroit avec les mouvements sociaux, dans un premier temps avec V de Vivienda, puis la Plateforme des victimes des hypothèques (PAH), les associations de voisins, etc. Lorsque nous avons mis en avant la candidature de Guanyem Barcelona, une plateforme citoyenne mise en place par Ada Colau, nous avons fait un appel aux citoyens et aux partis politiques pour se rassembler afin de gagner la mairie de Barcelone. Avec Ada, cela faisait sept ans que nous travaillions ensemble sur la thématique du logement, et nous avons donc décidé que j’allais diriger l’axe thématique du logement. Barcelona en común – ex Guanyem – a deux unités de travail, les axes thématiques dans lesquels des groupes de personnes travaillent à l’élaboration de documents, à des prises de position sur les thèmes suivants : éducation, santé, travail, logement, etc. ; puis des groupes de travail dans les quartiers. L’actuel conseiller municipal au logement, un de ceux qui ont mené la dynamique de l’axe du logement, est un architecte. Quand on a décidé de l’inviter à faire partie de la liste et qu’on a gagné les élections le 24 mai 2015, on lui a donné le poste de conseiller municipal et il m’a dit : Vanesa cela fait un an que l’on travaille ensemble, tu connais parfaitement bien le tissu social. Il m’a donc proposé d’être sa cheffe de cabinet.

Comment avez-vous décidé de passer du mouvement social au jeu électoraliste ?

Je crois que la plupart de ceux qui ont intégré Guanyem Barcelona étaient très liés aux mouvements sociaux. Évidemment, la personne la plus connue c’est Ada Colau, mais il y avait des centaines de personnes qui venaient du mouvement altermondialiste, du mouvement contre la dette externe, des collectifs contre la privatisation de la santé, de l’éducation, de nombreuses personnes qui se sont rendu compte qu’il fallait continuer leurs luttes et aller plus loin. Les partis poli-tiques traditionnels, au moins en Catalogne, ne pouvaient pas remplir ce rôle, et c’est pour cela que nous avons fait un appel, qui n’est pas de se substituer aux partis mais plutôt de faire appel aux partis qui se disent de gauche, pour qu’ils nous rejoignent sur la base de contenus concrets en matière de logement, éducation, santé, revenus plafonnés dans la fonction publique. C’est un changement d’époque, avec le 15M, la crise, les limites du bipartisme, les partis habitués à être au gouvernement, puis dans l’opposition, mais qui veulent que surtout rien ne change. Les citoyens décident donc de s’organiser pour voir comment dépasser cela, au lieu de rester chez eux ou de se replier dans des luttes sectorielles ou dans les quartiers. Nous avons voulu nous organiser pour prendre les institutions en main. Cela ne veut bien sûr pas dire que les gens ne doivent plus être dans la rue, s’organiser et faire pression.

Vous avez donc toujours un rôle dans le mouvement social tout en exerçant le pouvoir local ?

C’est certain, c’est un mouvement qui bouge dans tous les sens : vers les partis traditionnels, pour leur dire qu’ils ne peuvent plus agir seuls et avec des manières archaïques de faire de la politique qui ne servent à rien ; un mouvement vers les gens, vers les mouvement sociaux pour leur dire qu’il est grand temps de prendre les institutions ; et enfin un mouvement vers ceux qui ne veulent pas passer du côté institutionnel pour leur rappeler que c’est indispensable et que nous avons plus que jamais besoin d’eux. Vous avez longtemps travaillé sur le droit à la ville lorsque vous étiez directrice de l’Observatoire DESC.

En tant que cheffe de cabinet, travaillez-vous sur ce sujet de la même manière qu’avant ?

Le droit à la ville est très présent à la mairie de Barcelone. Quand on travaille à partir d’une logique de droit au logement, on pense à une personne qui perd son logement, parce qu’elle avait auparavant perdu son travail, et que parce qu’elle perd son travail et son logement, elle tombe malade. Clairement, nous envisageons les choses dans leur ensemble et pas seulement par le prisme du logement. L’approche du droit à la ville est globale. Une autre question est de savoir si l’administration publique, telle qu’elle est organisée, de manière rigide, en différents secteurs très compartimentés, peut donner des réponses aux besoins humains, qui sont changeants et qui sont tous liés. C’est donc un immense défi.

Nous avons créé une organisation dans laquelle il est possible d’avoir un seul référent qui t’accompagne pour t’aider à chercher du travail, pour améliorer ton logement, accéder à une éducation de qualité, et non plus comme actuellement où on t’envoie de service en service sans traiter le problème dans son ensemble. C’est un classique lorsqu’on traite du logement, on donne aux gens un logement, souvent un hébergement d’urgence, mais la personne n’a pas de ressources, et personne ne l’aide pour en avoir, et donc on fabrique des gens dépendants des autorités.

Est-ce indispensable d’accéder au pouvoir municipal pour mettre en place le droit à la ville ?

Nous travaillons au niveau de la mairie avec des attributions très concrètes et locales. Barcelone est une ville très affectée par le tourisme de masse, qui a pour conséquence de réduire à néant toutes les politiques de logement social. Il ne faut pas oublier que cette logique globale explique les problèmes des habitants de Barcelone. Et d’ailleurs, qu’est-ce que cela signifie travailler dans une pers-pective de droit ? C’est d’abord clarifier qui est responsable, il existe des droits et des devoirs, certaines personnes respectent leurs engagements et d’autres non. Nous avons donc, dans un premier temps, dénoncé publiquement tout ce qui relève d’une violation des droits humains. En outre, le droit à la ville est un programme du conseil municipal, pas du Pôle logement. Le conseil municipal devrait faire en sorte que tous les pôles se coordonnent pour mettre en œuvre le droit à la ville. Cela veut dire qu’il faut travailler avec le pôle migration, en bonne entente avec le pôle santé etc. Il faut changer de paradigme, en finir avec l’approche assistancialiste qui n’envisage pas les raisons profondes des problèmes. Il faut les comprendre et les traiter de manière coordonnée.

Comment voyez-vous le « modèle Barcelone » exporté à l’étranger, d’une ville créative et touristique ? Quel projet alternatif mettez-vous en place pour votre ville ?

Un mois à peine après les élections, la première décision que nous avons prise et

mise en œuvre a été de faire un moratoire sur la construction d’hôtels et d’hébergements touristiques. Barcelone déborde de touristes, les voisins n’en peuvent plus, n’en déplaisent aux médias. Sauf pour les gens qui vivent du tourisme, ou qui vivent dans la montagne, ou pour la classe aisée, eux ne sont pas victimes du tourisme de masse. Ce que nous avons fait c’est d’approuver un moratoire pour une année, afin de geler les concessions de licences aux auberges, hôtels et pensions. Pendant cette année, nous avons réuni les organisations hôtelières et les associations de voisins, afin de trouver un consensus sur le plan du tourisme à Barcelone. Il faut comprendre que notre souhait n’est pas de stopper le tourisme. Le tourisme en soi est une bonne chose, mais ce n’est pas le cas lorsqu’il se concentre dans un seul quartier, qu’il dépasse la capacité d’accueil de ce quartier ou quand il se transforme en tourisme alcoolisé. Le tourisme peut au contraire être une opportunité pour créer des emplois, pour s’ouvrir à d’autres cultures, mais pour le moment ce n’est pas le cas. On est en train de mettre en place l’élaboration d’un plan pour savoir où il est possible de mettre plus d’hôtels, et décider quels types d’hébergements touristiques peuvent ou non exister. Cette décision doit être prise avec les voisins et voisines.

Quels autres types de mesures avez-vous prises contre la touristification de la ville ?

Nous avons mené une campagne pour transformer les logements touristiques dans les quartiers les plus affectés par le tourisme de masse – le centre historique – Les 400 propriétaires de logements touristiques illégaux – c’est-à-dire ceux qui louent sans autorisation leurs logements à des touristes via Airbnb ou d’autres plateformes – se sont vus proposer l’annulation de leur amende s’ils vendaient leur logement pour le transformer en logement social. Nous avons aussi pris une autre mesure intéressante consistant à étudier toutes les annonces d’Airbnb pour voir si elles avaient l’autorisation exigée par la mairie. Dans certains quartiers, on n’attribue plus de licences touristiques, même pour sous-louer son appartement via Airbnb. Nous avons aussi mené une campagne pour que les gens comprennent que ce n’est pas une mesure pour restreindre les libertés. En effet, deux problématiques ont été la cause de l’échec du conseil municipal précédent : l’explosion de la bulle immobilière, la spéculation et les expulsions, mais aussi le fait de ne pas avoir été capable de freiner le tourisme de masse.

Barcelona en común a dû mener un travail très intense pour ce faire, car les quartiers les plus affectés par le tourisme étaient véritablement entrés en rébellion contre les touristes ! Il y avait des voisins qui lançaient des œufs et des tomates aux touristes allemands. Nous avons donc dû ramener la tranquillité, mener à bien le moratoire et mettre de l’ordre. Mais il n’a pas été nécessaire de faire un travail de sensibilisation au tourisme de masse puisque les habitants supportent cette situation depuis de nombreuses années.

Quels sont les principaux défis pour les prochaines années pour mettre en œuvre le droit à la ville ?

Le moratoire sur le tourisme était une mesure difficile à prendre car nous avons subi beaucoup de pressions, mais nous l’avons fait. Cela nous donne un peu de tranquillité. Nous avons mis en place une autre mesure : une amende imposée aux banques qui laissent des logements vides dans la ville. C’est une prérogative des mairies en Catalogne ; de fait le précédent maire sous la pression de la PAH avait aussi été obligé de mettre des amendes aux banques. Notre première mesure en arrivant à la mairie a été d’accélérer les démarches pour que ces amendes soient mises en place. On parle d’amendes à hauteur de 5000 euros, ce ne sont pas des montants astronomiques, mais c’est important symboliquement. Nous avons aussi pris une autre mesure symbolique : enlever le portrait du roi dans la salle du Conseil. Nous sommes dans un pays où la monarchie est mise en cause dans des affaires de corruption, ce fut une décision symbolique, mais importante. Cela a d’ailleurs encouragé d’autres mairies, qui n’ont pas le même impact médiatique que Barcelone, à faire de même. Une autre mesure symbolique fut la création d’un conseiller à l’économie sociale et solidaire. De plus, comme la mairie a beaucoup de salariés, des clauses sociales ont été ajouté dans la convention collective,notamment le fait que le salaire doit être supérieur au salaire minimum ou encore qu’il ne doit pas y avoir de différence majeures entre le salaire le plus haut et le plus bas. Nous avons donc mêlé des mesures symboliques à des actions concrètes pour changer la vie des gens.

La mairie de Barcelone a-t-elle réellement le pouvoir de prendre des mesures qui changent concrètement la vie des gens ? Peut-elle vraiment lutter contre les expulsions et contre la spéculation immobilière ?

Il est certain que nous ne pouvons pas changer la loi des loyers urbains. L’un des problèmes de Barcelone, c’est que les loyers sont très chers. Il n’y a aucune limite qui puisse arrêter les propriétaires : tous les trois ans, ils peuvent expulser les locataires. Même s’ils n’ont pas besoin de ce logement, ils peuvent le laisser vide ou augmenter le loyer comme bon leur semble. C’est une législation perverse pour une ville comme Barcelone. Nous ne pouvons pas non plus imposer aux banques la dation en paiement. C’est la Generalitat1 qui a compétence en matière de logement. Cependant, il est aussi vrai que la mairie de Barcelone possède des finances saines et qu’avec de la volonté politique il est possible de trouver des ressources pour les gens. Il est vrai que notre maire a une forte présence médiatique, une grande capacité de mobilisation. Les entités financières ou les acteurs économiques n’apprécient guère d’être critiqués par la maire. C’est une arme dont nous devons nous servir.

Quel est votre plan pour mettre en œuvre concrètement le droit à la ville à Barcelone ?

Quand nous sommes arrivés à la mairie, nous avons décidé de mettre en place une mesure d’aide à la location. À Barcelone, 80 % des expulsions ne sont pas causés par les hypothèques, mais bien par le manque d’argent pour payer le loyer. Nous avons donc créé une aide pour toutes les familles dans l’incapacité de payer. Dans des pays comme la France, il existe des aides pour payer le loyer depuis des années et cela est considéré comme normal maintenant, mais ce n’est pas le cas de l’Espagne. Ces aides dépendaient des revenus : si tu pouvais payer 300 euros et que ton loyer coûtait 500 euros, la mairie te payait les 200 euros qui te manquaient. Mais il y avait des conditions sine qua non comme par exemple avoir un salaire stable, ce qui entrait en contradiction avec la volonté d’aider les plus nécessiteux. C’était donc seulement une aide ponctuelle. Nous avons donc, en tout premier lieu, modifié la nature de cette aide et nous avons affirmé que nous allions d’abord aider les gens sans revenus. Évidemment, nous sommes pour le revenu universel, mais en attendant de pouvoir l’instaurer, le minimum est d’aider les gens à payer leur loyer, et cela à hauteur de 100 % pour ceux qui ont perdu leur maison. Une autre mesure que nous avons prise, c’est de favoriser la participation : au lieu que la mairie sorte pour expliquer et définir des orientations, l’idée est de travailler avec les gens, les voisins car eux savent ce qu’il se passe dans leurs quartiers bien mieux que nous-mêmes. Nous sommes donc en train de travailler sur le thème des occupations de logements vides, qui se comptent par centaines. Nous allons, ensemble, travailler à une solution.

Il existe donc un plan de participation citoyenne ?

Tout à fait, le troisième grand pôle de la mairie c’est le pôle participation. Cela veut dire que la participation est transversale à toutes les thématiques traitées par la mairie. C’est un grand changement : il ne s’agit plus d’inviter les organisations quand tout est décidé. Par exemple, ce que nous faisons d’abord au Pôle logement c’est de convoquer une grande table ronde – et ce, depuis l’été 2015 – avec toutes les organisations afin d’initier le travail et de voir ce qu’elles veulent faire. Nous sommes en train de travailler actuellement au plan d’action municipal qui se base sur les propositions émanant des territoires et qui viennent ensuite structurer le travail de la mairie. On fait cela avec des associations de voisins qui sont déjà organisés, puis nous allons dans les quartiers pour partager les propositions travaillées avec les organisations et essayer de trouver un consensus avec tout le monde. Nous sommes aussi attentifs au fait de travailler avec les nouvelles technologies pour que les gens puissent participer de chez eux.

Y-a-t-il un budget participatif au niveau de la ville de Barcelone ?

Il existe deux mesures parallèles. Dans le budget de chacun des dix districts de Barcelone, il y a un processus participatif, et nous envisageons maintenant de le faire au niveau de toute la ville.

Quelle est votre stratégie pour que la vie des gens change réellement pendant le mandat d’Ada Colau?

Barcelona en Común est une alliance entre Podemos, Iniciativa per Catalunya Verds, Esquerra Unidos i Alternativa, Equo et d’autres partis minoritaires. Au lieu d’agir dans la sempiternelle logique de coalition dans laquelle chacun on se partage les postes, nous sommes au contraire répartis afin de travailler ensemble pour que la seule organisation soit celle de Barcelona en común. Nous allons aussi nous présenter aux élections régionales avec cette même alliance afin de continuer à construire cette alternative et parce que les sujets importants relèvent des prérogatives de la Generalitat, comme par exemple la politique foncière.

C’est à ce niveau que se décident les politiques urbaines, si nous voulons réussir à avoir les 80 000 logements sociaux dont a besoin Barcelone, nous devons arriver au niveau régional.

1 En Catalogne, la Generalitat est le gouvernement autonome de la région, et l’Ajuntament est le gouvernement municipal de la ville. Les lois et prérogatives de la Generalitat sont supérieures à celles de la mairie.

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