La restauration comme espace social et politique

Concevoir autrement les enjeux de planification

Fabio Mattioli, 2011

Le système de planification urbaine actuellement en vigueur en France est basé sur les Plans Locaux d’Urbanisme (PLU). Ceux-ci prévoient la possibilité d’adapter l’aménagement urbain selon les « exigences politiques locales ». Ce qui signifie, du moins théoriquement, qu’on peut déterminer à partir des besoins de la collectivité ce qu’il faut construire et où. Ce dispositif est souvent utilisé pour protéger et développer des zones environnementales ou historiques ; toutefois rien n’interdit de concevoir cet instrument comme un élément de soutien à la dimension citoyenne de la vie commune, même dans des aspects qui ne sont généralement pas considérés comme politiques. Il s’agit ici de penser les besoins de la collectivité comme corps politique dans un champ spécifique, celui de l’alimentation. Plus particulièrement, il s’agira de s’interroger sur le rôle des restaurants dans la ville, et sur la façon dont le planificateur peut prendre en compte ces aspects. En réalité, manger, et surtout manger au restaurant, est une activité qui condense nombre d’enjeux différents, car elle ne comprend pas seulement l’acte de se nourrir, de satisfaire des besoins physiologiques ; manger est une activité qui se fait souvent parmi et avec des autres, ce qui lui donne une dimension relationnelle et de socialisation.

Tous les types de repas au restaurant ne sont pas associés à la même dimension sociale : on peut dire que, dans la France de 2010, on a tendance à considérer le dîner comme le repas des occasions sociales, alors que le déjeuner est souvent un moment plutôt inséré dans des dynamiques professionnelles. De plus, il y a une hiérarchie, ou mieux plusieurs hiérarchies, à propos des lieux adaptés à chaque situation : repas entre amis, en famille ou liés au travail.

Néanmoins, ces valeurs ne sont pas fixes ni déterminées une fois pour toutes ; elles sont susceptibles de changer car elles reflètent des processus sociaux plus larges. Un exemple en est présenté par Chelsie Yount (2010) dans son étude sur les “gargotes” à Dakar, Sénégal. Ces espaces sont des sortes de fast foods locaux et sont souvent décrits comme des lieux à éviter pour des raisons d’hygiène. Toutefois, Yount démontre que les raisons de la méfiance collective à l’égard de ces espaces ne sont pas de simples questions objectives, mais qu’il s’agit au contraire de soucis moraux exprimés à travers un langage hygiénique : les gargotes servant des repas individuels, elles contribueraient à promouvoir l’érosion de la société traditionnelle sénégalaise. Traditionnellement au Sénégal, les repas étaient des moments où les individus se retrouvaient autour de la table, se servaient dans le même plat, renforçant ainsi les liens communautaires. D’une certaine manière, le repas était l’incarnation même de la communauté, son expression tangible, où les différents membres se retrouvaient et partageaient leurs informations, blagues, et émotions. Chaque foyer réservait les meilleures parts pour les invités ou hôtes imprévus, toujours accueillis lors du repas du foyer. Manger hors de la maison soulignerait ainsi la fragmentation des communautés traditionnelles : ceci est souvent vécu comme une crise morale du foyer spécifique auquel les clients de la gargote appartiennent, car le foyer est alors perçu comme étant incapable de nourrir ces membres.

Ceci montre à quel point l’idée même de devoir planifier la ville en prévoyant des espaces de « services » destinés à la restauration est une construction culturelle : dans certaines cultures, manger au restaurant n’est ni une exigence, ni un luxe, dans d’autres, manger à l’extérieur peut constituer un moment destructeur du lien social ou familial ; il paraît donc nécessaire de penser le restaurant et les habitudes alimentaires comme des enjeux sociaux et de citoyenneté. Yount souligne également qu’aujourd’hui au Sénégal, tous les types de restaurants ne sont pas considérés négativement : les fast food à l’américaine, comme MacDonald’s, ou les restaurants de luxe, sont socialement acceptés voire même désirables et ne sont pas perçus comme manquant d’hygiène. Les restaurants de luxe signalent en réalité un statut social qui passe par la disponibilité économique : si l’on peut manger dans ces lieux, il est clair que c’est parce qu’on en a les moyens. Les MacDonald’s quant à eux sont des espaces qui, étant « industriels », sont évidemment au-delà des suspicions du manque d’hygiène : étant, en termes symboliques, des icônes de la modernité, ils sont porteurs de valeurs morales désirables.

Cela ouvre les portes pour un autre type d’analyse, que Yount suggère aussi entre les lignes. Notamment, en soulignant que les clients des “gargotes” sont plutôt des migrants, elle suggère que ces espaces sont perçus comme des marqueurs de pauvreté. Cela introduit justement à la relation entre espaces des repas et dynamiques économiques. En fait les “gargotes” sont un élément à travers lequel on peut lire l’évolution de la société sénégalaise, en ce qui concerne tant les enjeux coutumiers, d’imaginaire et de représentations, que les dynamiques économiques. Yount parle des migrants : il semble clair que ces individus sont en train de changer leur condition de vie en raison de transformations des processus économiques. On pourrait donc s’interroger sur le fait que la présence des gargotes est fonction des déplacements plus ou moins forcés causés par les guerres, les changements climatiques, et finalement les politiques économiques. Puisque les gargotes sont perçues comme les espaces des « pauvres », cela amène à considérer les causes de la pauvreté et à réfléchir sur la façon dont celle-ci engendre une perception de ces lieux comme étant un problème hygiénique et moral..

Une question similaire peut être posée à propos des restaurants qui nourrissent les travailleurs dans des pays occidentaux. De quelle manière penser consciemment de quelle façon et à quels endroits les moments des repas et leurs espaces peuvent être des foyers de liens sociaux ? S’ils ne le sont pas, ou le sont de façon différente des représentations dominantes, quelles sont les dynamiques profondes de la société qui en sont la cause ?

Cela signifie qu’il peut être important de prêter attention à des « dynamiques alimentaires » en les considérant comme étant à la fois « symboliques » et « économiques ». Pour éviter que les citoyens deviennent de simples consommateurs, il faut faire en sorte qu’ils puissent utiliser les « services » pour produire une dimension politique, voire collective, et non pas simplement pour satisfaire des besoins physiologiques – ou faire fonctionner l’économie. Le modernisme proposa dans les années 1970 un modèle spécifique de traitement de ces enjeux. En considérant que le mouvement et l’énergie de la vie moderne étaient des forces positives tellement puissantes qu’elles ne pouvaient être changées ni arrêtées, les planificateurs modernistes proposèrent de construire des « espaces collectifs », des espaces énormes, capables d’accueillir ce qu’ils considéraient comme le nouveau corps politique : la masse. Ces espaces furent conçus pour abriter (mais aussi contrôler) d’énormes quantités de travailleurs-citoyens : c’est l’origine des énormes cantines installées à l’intérieur des usines ou d’autres bâtiments publics (écoles, administrations, etc. ). Avec le changement d’époque et les transformations de l’économie, ces structures « de masses » ont été remplacées par de plus petits restaurants, parfois situés à l’extérieur des lieux de travail et souvent gérés par des privés : cela fut justifié comme un pas vers des systèmes plus « efficaces », où des petits restaurants « à taille humaine » assureraient un choix plus varié.

On voit bien qu’il y a là un double niveau de réflexion : d’un côté des nécessités économiques (efficience) liées au changement de type de production (des usines au secteur des services) mais aussi à la manière dont les hommes pensent leur vie quotidienne selon différentes périodes historiques (individualisée, massifiée, etc.). Le planificateur devrait donc être attentif à ces deux dimensions, s’il veut avoir voix dans le processus de création des nouveaux lieux urbains.

Comme pour les gargotes dakaroises, la manière dont les différents types de restaurant jouent dans les dynamiques plus larges de transformations économiques et sociales est très subtile et doit être conçue et observée dans un contexte spécifique. Le planificateur devrait donc s’interroger sur ce qui fait que les citoyens ont besoin ou envie de ne pas manger à la maison ; est-ce une conséquence du développement d’horaires et de rythmes de travail qui ne le permettent pas ? Est-ce une conséquence de l’impossibilité d’utiliser les transports en commun étant donné la distance entre les lieux de travail et le domicile ? Est-ce le fruit d’une préférence collective pour manger au restaurant ? Est-ce dû à l’envie de maintenir ou entretenir des réseaux sociaux ?

Sutton (2002) nous rappelle ainsi comment le repas peut être, dans le cas des migrants, un moment permettant d’éprouver l’émotion de plénitude associée avec le pays d’origine. Les « restaurants ethniques » peuvent être à la fois des lieux de rencontre et d’organisation pour des migrants : il y a là un potentiel politique important pour l’organisation d’idées comme d’actions. Il semblerait dès lors utile de ne pas penser les restaurants simplement comme des espaces arrachant l’individu à la communauté familiale ; ils peuvent aussi être des espaces où de nouveaux liens sociaux se créent. Néanmoins, il est nécessaire pour le planificateur d’avoir conscience du contexte dans lequel ces “services” se développent, et surtout de comprendre qu’il ne s’agit pas simplement de « services » mais aussi d’expériences ayant une importante valeur collective, donc politique. D’un côté le planificateur est appelé à considérer comment les entreprises privées comptent développer leurs stratégies économiques. D’un autre, il est appelé à penser les conséquences collectives de ces espaces. Ceci est complexe, car les perceptions collectives peuvent être contradictoires. Comme on l’a vu pour les gargotes de Dakar, les stratégies de différentiation de la clientèle peuvent en fait s’appuyer sur des stratifications sociales, ou contribuer à les produire. De plus, les choix et perceptions des individus se déploient souvent dans un espace surdéterminé par des dynamiques économiques : le planificateur doit en être conscient pour sauvegarder la dimension collective des moments des repas.

Références

  • Sutton, David. 2002. Remembrance of Repast. London:Berg.

  • Yount, Chelsea. 2010. Tout a changé, sauf le repas : Les habitudes alimentaires dakaroises face aux enjeux socio-économiques. Mémoire de Master 2 EHESS, Paris.