Nouvelles technologies et transformations des espaces publics urbains

Fabio Mattioli, 2011

Les réflexions sur l’espace public sont souvent engendrées par une préoccupation vis-à-vis des changements contemporains. Ainsi la disparition des espaces traditionnels amène souvent à considérer la société actuelle sous un angle négatif. Cela n’est pas nouveau dans l’Histoire, et n’est pas non plus nécessairement un préjugé : il se peut tout à fait que certains des changements actuels ne soient pas positifs, et ne contribuent pas au “progrès”. Néanmoins, il ne faut pas céder trop facilement à une nostalgie acritique du passé, et ce encore plus à une époque où les découvertes technologiques se répandent à une vitesse fulgurante sur le globe grâce à l’augmentation des flux de capitaux et d’échanges liée à la globalisation, qui transforme radicalement aussi bien les espaces physiques que les manières de les concevoir et de les vivre au quotidien.

On s’intéressera ici à deux types de défis posés par les processus de transformation actuels des espaces publics : on se demandera d’abord quel est l’impact d’internet sur les espaces physiques, notamment si et jusqu’à quel point le virtuel est un substitut du réel. Ensuite, on s’intéressera aux transformations impliquées par le développement technologique, en prenant pour exemple le cas des hôpitaux.

Internet est aussi un espace public

L’avènement d’internet, bien que relativement récent, a eu un impact considérable dans la vie de chacun. L’un de ses mérites est de faciliter et d’intensifier la mise en relation de personnes, de savoirs, et d’expériences physiquement distants les uns des autres. Ainsi peut-on plus rapidement savoir ce qu’un architecte en Chine est en train de projeter à propos d’un nouveau centre commercial, suivre l’évolution des événements politiques, comme des contestations, en direct – comme dans les cas récents de la Tunisie ou de l’Egypte ; ou entrer en contact avec des professionnels pour développer des projets.

Mais Internet n’est pas un simple espace « utile ». Il s’est aussi développé comme un espace public où les gens discutent, se rencontrent, partagent leur temps. On peut communiquer instantanément avec d’autres individus, que l’on connaît ou non, grâce aux « chats » ou « messagerie instantanée ». A travers les « Social Networks » ou réseaux sociaux, on peut partager des contenus (déclarations, vidéos, photos) soit avec toute la communauté des internautes – c‘est à dire n‘importe quelle personne qui visite une page personnelle ou un site – ou avec un cercle plus restreint d’amis, de membres de la famille, de collègues.

Cette dimension de socialisation est souvent soit démonisée, soit exaltée. En Italie, en 2004, lors des premières élections primaires de la coalition de centre gauche, l’un des candidats avait proposé une campagne totalement basée sur le web. Avec le slogan « Je Participe » il avait proposé de fonder un parti à travers les moyens de communications virtuels. Manquant de moyens physiques – c’était un outsider, un cadre travaillant à Londres pour le groupe Citibank – il voulait proposer un autre espace de discussion que les sièges des partis. L’idée était stimulante et nombre de personnes furent ravies de la possibilité de participer, de discuter, de bavarder de manière aussi informelle et libre à propos de sujets aussi importants. Utiliser Internet semblait être un moyen de rapprocher les citoyens des élus, de permettre une démocratie plus proche de l’individu, où chacun pourrait réellement être intégré. A la veille des élections, les médias prédisaient au mouvement « Je Participe » un résultat proche des 15%. Le monde politique italien, ou plus exactement, les cadres établis du centre gauche, étaient relativement préoccupés par la possibilité d’un exploit électoral. Préoccupation absolument infondée comme le révéla le résultat du scrutin : le mouvement obtint un score de 0,6 % à l’échelon national.

Les rumeurs des médias, les espoirs de certains, la peur ou la méfiance des autres, tous ces facteurs contribuèrent à la création d’un mirage collectif quant à la réelle portée de ce mouvement. Internet, en 2004, en Italie, était un espace fréquenté par une très petite minorité de citoyens, parmi lesquels très peu se sont révélés être sérieusement engagés dans des actions politiques. La discussion, souvent très intéressante, observée sur internet n’avait pas réussi à se projeter au niveau de la vie quotidienne. Soit parce que les individus qui discutaient sur internet n’étaient pas influents ni suffisamment nombreux ; soit parce que ce n’est pas la même chose de discuter sur internet, dans sa propre maison, souvent avec un pseudonyme, et de prendre ensuite une décision politique.

Si l’espace Internet pouvait être un moyen de communication, d’échange, de participation, l’épaisseur de cette communauté était d’une certaine manière défectueuse. Il y avait quelque chose de qualitativement différent entre les engagements de la vie vécue, et ceux pris sur internet. Les beaux mots ne se traduisaient pas en action, peut-être justement parce qu’ils étaient trop beaux.

Les ambiguïtés d’Internet ne se limitent pas à l’épaisseur de l’espace public, c’est-à-dire à sa profondeur en tant qu’espace tant de parole que d’action. On peut aussi en considérer l’impact sur les espaces publics physiques. Cette dimension est particulièrement intéressante ici parce qu’elle met en cause le véritable rôle des espaces publics : si le lieu où l’on crée des relations devient virtuel, à quoi bon les places, les cafés, ou les bibliothèques ? Maintenir les contacts avec les amis ou la famille dans des pays distants est aujourd’hui plus affaire de courriels que de lettres : une expérience qui touche de près tous les migrants ou expatriés (ce n’est pas un hasard si l’un des espaces commerciaux qui souligne la présence de population migrante dans un quartier est justement un call-internet center). Avec le développement des technologies VOIP (une technique qui permet de communiquer par la voix sur des réseaux compatible de l’Internet Protocol), comme Skype et autre, il est devenu beaucoup plus économique de téléphoner avec internet qu’avec un téléphone. Parallèlement, Internet semble être devenu un espace privilégié de socialisation amicale ou affective.Ces transformations semblent devoir être prises en compte dans la conception des nouveaux projets urbains, non seulement en ce qui concerne la construction de nouveaux bâtiments, mais aussi à propos de l’aménagement des lieux publics.

Déjà au début des années 1990, des architectes italiens émettaient l’idée de bâtir des espaces partagés pour l’utilisation d’Internet. Cela devait permettre d’avoir le meilleur des deux : en étant parmi d’autres individus physiques, les relations dans des espaces pourraient être maintenues au-delà de l’utilisation d’Internet. Aujourd’hui, avec l’introduction du Wireless, cette question prend des dimensions différentes : la connexion étant rendue disponible virtuellement partout (du moins dans des métropoles comme Paris, Londres, New York etc), la coprésence physique est assurée alors même que l’on surfe sur le web : on est connecté à internet tout en étant parmi les autres. Le problème peut alors être le suivant : comment continuer à faire en sorte que la coprésence soit une opportunité de relation, ce qui soulève un enjeu totalement nouveau pour les projets urbains ? Etre connecté dans un espace public implique une forme de présence dans l’espace très différente de celle que l’on considère normalement comme « coprésence ». C’est une présence-absence dont la valeur relationelle nous est encore inconnue. Est-il possible d’être dans un espace et d’y créer des relations de la même manière si l’on est en même temps connecté sur d’autres espaces virtuels ? Une dimension finirait-elle pour dévorer l’autre ? Cette question doit être abordée sans préjugés moraux, mais en se demandant si les espaces physiques risqueraient de se vider de leurs relations, devenant de simples coquilles vides. Ceci n’est pas non plus une conséquence inévitable de la prolifération des moyens de connexion ; toutefois il semble nécessaire d’y dédier un certain espace dans nos réflexions.

L’exemple des hôpitaux

Une question similaire peut être formulée à propos des hôpitaux. L’histoire de ces bâtiments est très intéressante et riche : parfois conçus comme espaces pour isoler les malades, ils sont aujourd’hui des lieux ayant un certain caractère « public » : familles rendant visite aux malades, malades eux-mêmes qui se rencontrent, espaces communs de socialisation comme les cantines, les salles d’attente, les couloirs… Bien sûr, cette dimension sociale des lieux de soin est parfois très embarrassante. Ce n’est pas la même chose d’être sous le regard public si l’on veut rencontrer un ami, «connaître » un potentiel partenaire, ou si l’on est affecté par certaines maladies. Pour résoudre ce problème, les technologies actuelles permettent, dans certains cas, de pratiquer l’Hospitalisation à Domicile, par laquelle des spécialistes soignent les malades qui restent dans leur propre maison. Des thèses récentes en architecture prévoient un développement futur de plus en plus orienté dans ce sens ; les hôpitaux seraient amenés à se vider en faveur du soin à distance.

Sans vouloir glorifier outre mesure les hôpitaux, il semble important d’approfondir certaines questions : ainsi s’il est très important d’éviter toute souffrance inutile au malade, il faut aussi éviter que le soin à domicile ne devienne un moyen de plus pour isoler les individus, les confiner chez eux. Or l’échange avec d’autres malades, la possibilité de discuter de ses propres problèmes, le partage des moments de difficultés sont autant de situations qui contribuent aussi à la vie collective, voire à une logique de soins. Il est très important de considérer comment la présence des autres, même dans les hôpitaux, contribue à créer une « communauté de citoyens » : faire la queue, s’orienter, demander de l’aide à quelqu’un sont autant de moments concrets à travers lesquels des « autres » génériques et abstraits entrent en contact avec « nous », et deviennent nos concitoyens. Si être à la maison dans son propre fauteuil peut éliminer une partie de l’humiliation de devoir partager une chambre d’hôpital, cela peut aussi se transformer en un enfermement dans la solitude de la douleur. Il semble extrêmement urgent de prendre en compte ces questions dans les plans urbanistiques et dans la formulation des procédures de gestion publique.


Comprendre les exigences et les possibilités engendrées par les nouvelles technologies ne signifie ni les exalter, ni les rejeter. Puisque le « progrès » scientifique pose continuellement des interrogations nouvelles, le rôle des politiciens, mais aussi des citoyens, est de trouver de nouvelles réponses. Dans ce cas, les technologies, changeant l’équilibre entre public et privé, peuvent « privatiser » des activités qui étaient auparavant considérées en public. Il semble nécessaire de penser des stratégies pour recréer un nouvel équilibre entre public et privé, en évitant de laisser l’espace public, collectif et physique, inhabité. Surtout, il est nécessaire de réfléchir à des moyens pour éviter que les technologies, pensées pour rendre la vie de l’homme plus facile, ne finissent simplement par la rendre plus triste.

Références

  • Paoli, Piero. 1982. Identita Urbana e Disegno della Citta. Bologna : Pitagora.

  • Galloway, Alexander R., and Eugene Thacker. 2007. The exploit: a theory of networks. Minneapolis: University of Minnesota Press.