Pour une démarche paysagère territoriale. Que les ruralités soient belles!

Jean-Jacques Verdier,, mars 2021

Union nationale des acteurs du développement local (UNADEL)

Jean-Jacques Verdier est paysagiste du développement local. Il a notamment initié, en tant que membre éminent de la Commission départementale de la nature des paysages et des sites de la Nièvre, la réalisation de l’Atlas des paysages de la Nièvre et contribué aux Etats généraux du paysage ainsi qu’à l’Etat des lieux des paysages protégés d’Ile de France avec la DREAL et le Conseil Régional. Homme d’expérience, il nous livre ici quelques réflexions sur la prise en compte du paysage dans les politiques de développement territorial en France.

Le paysage, cet art contemporain d’habiter le territoire.

J’effectue un retour sur un texte proposé par Clémence Dupuis pour la deuxième session du Parlement Rural Français. Lors d’un échange avec Patrice Joly dans le cadre des ateliers des Nouvelles Ruralités nous nous étions rejoints sur cette interrogation : Le paysage, une incompétence territoriale française ? Si poser la question c’est déjà en partie y répondre, parmi les différents enjeux des transitions, elle nécessite d’être traitée en relation avec cette autre interrogation : Une écologie dépourvue de paysage est-elle concevable et acceptable ?

Les deux concernent l’efficience de la double politique des Sites et des Paysages au regard de la dualité conflictuelle développement économique débridé / défense de l’environnement arc-boutée qui a prévalue ces dernières décennies. Et si l’approche sensible du territoire que procure le paysage arrive comme un chien dans un jeu de quilles, c’est qu’elle relève encore d’un impensé au sein d’un fonctionnement institutionnel cloisonné. Aujourd’hui, elle apparaît cependant de plus en plus comme un recours, voire comme une condition de la réussite des transitions. Elle représente en effet une alternative pour combler une fracture non seulement territoriale mais celle aussi entre la population et ses élites en se référant à la Convention européenne du paysage ratifiée par la France :

« Paysage» désigne une partie de territoire telle que perçue par les populations, dont le caractère résulte de l’action de facteurs naturels et/ou humains et de leurs interrelations »

Article 5 – Mesures générales - Chaque Partie s’engage :… à intégrer le paysage dans les politiques d’aménagement du territoire, d’urbanisme et dans les politiques culturelle, environnementale, agricole, sociale et économique, ainsi que dans les autres politiques pouvant avoir un effet direct ou indirect sur le paysage

La fracture concerne ici le hiatus entre la définition du paysage, son rôle de mise en relation de la perception et du ressenti des habitants avec la qualité de la gestion de l’espace. Le paysage résultant des multiples interventions humaines sur le socle géomorphologique de chaque territoire, force est de constater que depuis la loi paysage de 1993 et les attendus de la Convention européenne, la politique émanant historiquement de l’Etat ne s’est jamais réellement déclinée dans les territoires.

Montrer ce paysage que je ne saurais voir

« Le paysage est une médiation génératrice de lien social, parce qu’elle donne à percevoir le sens du monde où nous vivons (…) et que la société ne saurait se maintenir dans un monde privé de sens ». Augustin Berque

Le décalage concerne ici une certaine incapacité institutionnelle à assumer la transversalité inhérente au paysage (notamment écologie, agriculture, culture, habitat, activités) dans ses trois dimensions de préservation, d’aménagement et de mise en valeur. Et le manque d’une vision globale dans l’approche spatiale des territoires est imputable à une société fonctionnaliste qui s’appuie sur de multiples spécialistes s’ignorant trop souvent les uns les autres avec pour conséquence des paysages subis et non choisis.

Le constat est en contradiction avec la Politique des Paysages qui réclame des objectifs de qualité paysagère et la promotion d’une culture du paysage avec la valorisation des compétences. Pour mener à bien cette politique, il est nécessaire d’articuler les différentes politiques sectorielles et les différentes typologies d’espaces qui façonnent les paysages et de faire usage du paysage comme un projet – spécifique ou de territoire. Et si l’on veut apporter des réponses contemporaines adaptées aux singularités de chacun de ces territoires il convient de se démarquer des solutions banalisées de type copié-collé. Car qu’est-ce que l’urbanité, qu’est-ce que la ruralité si ce n’est tout d’abord des paysages perçus par tout un chacun et par le plus grand nombre comme première distinction entre ville et campagne, comme cadre de vie des habitants qui est le cadre d’accueil des visiteurs ?

La problématique éolienne comme révélateur et déclencheur

Dans la période productiviste des énergies faciles, la méconnaissance des enjeux du paysage a produit l’étalement urbain, l’artificialisation des sols, les entrées de villes défigurées, le mitage et la banalisation-simplification des paysages, la juxtaposition d’actions sans lien les unes avec les autres au détriment de la vue d’ensemble. Le dernier avatar sous couvert de transition énergétique s’illustre de façon conflictuelle exacerbée avec les conditions de déploiement de l’énergie éolienne selon une verticalité et des objectifs quantitatifs peu sensibles aux singularités paysagères et selon un démarchage tous azimuts des élus ruraux démunis en ingénierie. L’acceptabilité de l’éolien pose la question du désengagement de l’Etat et donc celle du manque de politique paysagère à la bonne échelle des territoires ruraux démarchés. Qui pour assister les élus ?

« Si ces dispositions visent à garantir la qualité et la diversité des paysages, sur l’ensemble du territoire, elles doivent permettre in fine de prévenir les crispations et les contentieux, et faciliter ainsi l’élaboration et la mise en oeuvre des politiques publiques dans les territoires en particulier dans le but de répondre aux enjeux contemporains (promouvoir la transition écologique des territoires, lutter contre l’étalement urbain, faciliter la transition énergétique, …) ».

Extrait de la Loi Biodiversité - Titre VI Paysage

A présent et tardivement, l’Etat s’avise du manque de stratégie concernant un mix énergétique pour lequel l’éolien doit contribuer en s’inscrivant dans les singularités paysagères de chaque territoire qui est une condition de son acceptabilité. En ce sens, la problématique éolienne est susceptible de jouer un rôle déclencheur car révélateur de la nécessité d’une acculturation sur la signification et l’usage du paysage – nommer, décrire, rendre lisible car on préserve bien, on développe bien, on valorise bien ce que l’on connaît bien. Dans ce contexte, l’étude managée par la DREAL Bourgogne-Franche-Comté afin d’identifier des paysages remarquables doit être considérée comme une avancée pour mieux discerner la qualification de l’espace à la suite des Atlas de paysage et pour orienter les aménagements. Introduction de l’étude :

« Le caractère remarquable d’un paysage s’impose à la croisée des valeurs esthétique et cognitive et dépasse la simple valeur affective. Il s’affirme par la reconnaissance sociale de qualité(s) physique, naturelle, historique, architecturale… que des paysages ordinaires ne possèdent ou ne révèlent pas. Les paysages remarquables objet de la présente étude peuvent être définis à l’échelle d’un grand ensemble paysager mais aussi d’un lieu dès lors que ce dernier est en lien étroit avec le grand paysage. Ils peuvent intégrer certains sites protégés ou labellisés répondant à la logique évoquée ci-dessus (sites classés, grands sites, sites UNESCO, voire sites patrimoniaux remarquables). Les lieux présentant un caractère ponctuel trop marqué ne relèvent pas de cette étude menée à l’échelle régionale. »

Cependant, l’identification doit être assumée car avec l’observation synthétique des singularités paysagères, on s’aperçoit que milieu humain et paysage sont indissociables pour une approche sensible qui croise les regards formés et les regards habitants, extérieurs ou intégrés aux collectivités locales comme critère d’une stratégie d’acceptabilité. Aujourd’hui plus de quatre vingt pour cent de la population réside en milieu urbanisé et n’est pas confrontée à l’éolien qui se déploie dans la ruralité. Pour ne pas accentuer cette opposition et être aboutie, l’étude managée par l’Etat ne pourra donc se substituer à une responsabilisation paysagère généralisée qui relève du projet des élus en concertation avec leurs administrés et donc à une planification spatiale pour des paysages choisis et non subis.

La démarche paysagère territoriale …

… Comme déclinaison de la politique de l’Etat apparaît ainsi comme une actualisation novatrice et en particulier comme une nécessité pour mettre aujourd’hui en cohérence la transition écologique avec la différenciation des territoires. Afin de corriger une situation devenue anachronique qui relève de l’intérêt général et d’une règle générale de fonctionnement des collectivités locales, la démarche doit pouvoir s’appuyer sur des compétences internes pour des collectivités responsables de leurs paysages. Actuellement, non seulement le paysage n’est pas considéré comme une compétence dans le tableau général des compétences des collectivités locales mais le mot « paysage » lui-­‐même n’y apparaît pas.

Il serait donc ailleurs, dans une autre dimension, celle de la sphère intime de chaque individu, celle du subjectif qui n’a pas droit de citer dans l’actuel fonctionnement institutionnel. Cette situation est non seulement anachronique mais aussi difficilement compréhensible pour un pays reconnu pour sa riche diversité paysagère. Elle révèle cette autre fracture entre le sensible et le fonctionnel, les Sciences humaines et celles de la Vie et de la Terre à présent bien identifiée et qu’il convient de réparer puisque l’on sait que l’observateur est indissociable de l’objet observé. Elle pourrait paraître paradoxale vis-à-vis de l’individualisme ambiant si la démarche paysagère ne s’identifiait pas comme la relation collective privilégiée avec la proximité du monde alentour, soit une attention et une intention pour l’environnement humain et la mise en forme de l’espace. Passer du ressenti à la médiation et à l’animation du territoire relève en effet d’une lecture partagée et de son interprétation. Et le regard n’est pas naturel, nous vivons dans une société culturelle et socialisée.

La démarche paysagère pour rester connectés

Alors que la demande de paysage n’a jamais été aussi forte, faire appel à la médiation paysagère c’est donc croiser les connaissances et c’est la bonne distance culturelle, sensorielle et sociale au bénéfice de la pertinence de l’action. De l’individuel au collectif, l’époque en recherche de repères réclame des alternatives et le terrain citoyen du paysage apparaît d’autant plus comme un recours in situ face à l’accélération communicante et consumériste derrière le filtre des écrans numériques et analogiques. Arpenter les paysages naturels et habités, en prendre les mesures, s’y mesurer soi-même. Soit une relation personnelle à articuler avec une déclinaison-appropriation novatrice de la politique des paysages et à partager entre la population et les pouvoirs publics pour ce bien commun de la nation. Soit une réconciliation avec les territoires au moyen d’une démarche paysagère territoriale et relationnelle à la mesure de la réussite des transitions.

Références