Osons les territoires - Les conditions à réunir pour faire des territoires des acteurs pivot de la transition

Extrait du cahier de propositions

Pierre Calame, janvier 2022

Cette proposition fait parti du cahier de propositions en vue des élections 2022. Ce document, initié par Pierre Calame puis corédigé par des alliés de la Fabrique des transitions et d’autres personnalités, présente des propositions pour nourrir le débat démocratique et introduire la notion d’obligation de résultat dans les programmes politiques à l’aune des élections respectivement en avril et juin 2022.

Dans le contexte français, où la ressource fiscale va essentiellement à l’État et où une longue tradition de centralisation a fait des collectivités territoriales des acteurs à l’autonomie et aux moyens très limités, il faut : doter les territoires des compétences et des moyens humains nécessaires pour les mettre en mesure d’assumer leur nouveau rôle ; entreprendre une profonde réforme culturelle de l’État, appelé à devenir partenaire et non tuteur des territoires, fixant des orientations plutôt que des normes uniformes ; adopter, comme l’Union européenne, les principes et méthodes d’une gouvernance à multi-niveaux fondant l’action publique sur la coopération entre les différentes échelles de gouvernance.

Les territoires et les filières, les deux acteurs pivot du vingt et unième siècle

Dans le contexte français, où la ressource fiscale va essentiellement à l’État et où une longue tradition de centralisation a fait des collectivités territoriales des acteurs à l’autonomie et aux moyens très limités, largement dépendants de l’État et subordonnés aux logiques étatiques, reconnaître le rôle pivot des territoires au vingt et unième siècle ne va pas de soi, y compris au niveau des collectivités locales elles-mêmes. Il faut non seulement doter les territoires des compétences et des moyens humains nécessaires pour les mettre en mesure d’assumer ce nouveau rôle mais aussi entreprendre une profonde réforme culturelle de l’État, pour qu’il devienne partenaire et non tuteur des territoires et combler le retard de la France à l’égard de l’Union européenne en adoptant les principes et méthodes d’une gouvernance à multi-niveaux faisant de la coopération entre les différentes échelles de gouvernance le fondement de l’action publique.

Un effort parallèle doit être fait au niveau des filières mondiales de production, qui structurent les grandes branches d’activité, textile, automobile, construction et travaux publics, électronique, agro-alimentaire, média, métallurgie, etc. et sont l’expression même d’une économie globalisée. Dans la plupart des filières, un nombre limité de très grandes entreprises sont liées par des relations d’allégeance avec des myriades de partenaires de statuts divers, filiales, sous-traitants, fournisseurs entre lesquels existent des contrats de nature commerciale dissimulant souvent des relations dissymétriques. La réalité et le rôle des filières, l’obligation de prendre en compte les relations d’allégeance1, la loi française sur le devoir de vigilance2, bientôt étendue à l’Allemagne et d’autres pays de l’UE, qui fait devoir aux entreprises donneuses d’ordre d’assumer leur influence sur leurs partenaires commerciaux, toutes ces évolutions donnent aux filières une réalité de plus en plus tangible. Répartition équitable de la valeur créée entre tous les acteurs, traçabilité des émissions de gaz à effet de serre tout au long du processus de production, gestion du cycle de vie des produits, normes de compatibilité entre les composants, respect des droits humains par chacun d’eux constituent ensemble les conditions de filières écologiquement et socialement durables.

C’est du croisement de territoires socialement et écologiquement durable avec des filières également socialement et écologiquement durables que résultera la transition sociétale dont nous avons besoin.

Outiller les territoires pour leur permettre d’assumer ce rôle pilote de la transition

« Connais-toi toi-même » : ce précepte de la philosophie grecque s’applique parfaitement aux territoires. Dans une économie monétarisée et globalisée, une grande ville moderne se connaît infiniment moins bien que le dernier village chinois d’il ya deux mille ans, dont la survie dépendait à la fois de la bonne gestion des flux d’énergie, de la fertilité des sols, de la cohésion sociale. Une ville moderne n’a pas spontanément les moyens de connaître les flux de toutes natures qui entrent, qui sortent, qui circulent en son sein et ce qui, dans les flux financiers entrants, vient vivifier l’économie locale ou ressort instantanément en achats à l’extérieur de biens et de services.

Existent maintenant dans tous les territoires des initiatives relevant du développement durable : bilan énergétique de la collectivité, quartiers à énergie positive, promotion de la mobilité douce, politique de réhabilitation énergétique des logements, développement de l’énergie renouvelable, économie circulaire, etc… Par contre, très rares encore sont les territoires dotés d’une stratégie globale et multi-acteurs de transition. La plupart du temps, la politique du développement durable vient s’ajouter aux autres politiques sectorielles sans irriguer l’ensemble des politiques locales. La démarche de l’État, qui privilégie l’approche par projet, apporte des soutiens techniques sectoriels ou empile les procédures, n’y contribue pas non plus.

Les réseaux de villes se sont multipliés. Les rencontres entre équipes municipales sont fréquentes y compris au niveau international. C’est l’occasion pour les équipes municipales de mettre en avant leurs initiatives et d’échanger les expériences mais, en règle générale, les collectivités locales n’ont pas la tradition et les capacités humaines de mobiliser à leur service, quand elles engagent une politique, le meilleur de l’expérience nationale et internationale.

Sans des équipes d’experts disposant au sein des collectivités locales d’un statut solide et des moyens d’investigation, de proposition et d’évaluation adéquats, placés directement aux côtés de l’exécutif, sans un réseau de ces équipes pour confronter et valoriser les expériences dans la durée, le fossé actuel entre la potentialité des territoires et la réalité de leur fonctionnement restera béant. Ce n’est pas l’ingénierie technique et sectorielle des Agences de l’État qui y palliera. Chaque bassin de vie devrait disposer, en co-financement par les collectivités et l’État, d’une Agence œconomique territoriale6 amenée à documenter le métabolisme des territoires, à mesurer l’empreinte écologique de la société, à organiser la gestion des biens communs, comme l’eau, l’air, la terre, à construire et valoriser le capital immatériel des territoires qui est le fruit de longs apprentissages et l’art de relever ensemble des défis communs et de faire coopérer les acteurs unis par un projet commun, à promouvoir l’économie de la fonctionnalité, l’économie circulaire ou l’écologie industrielle et territoriale.

Redistribuer les pouvoirs et doter les territoires d’une véritable autonomie financière

La part de la fiscalité directe des collectivités dans l’ensemble de la masse fiscale est singulièrement faible et s’est encore amenuisée avec la suppression de la taxe d’habitation. La réforme régionale de 2015 a prétendu renforcer les régions en en réduisant le nombre. C’était se moquer. La plus grande région française a bien moins de compétences et de ressources fiscales que le dernier des cantons suisses et dispose d’un budget cinquante fois moindre que ses consœurs allemandes, italiennes ou espagnoles. Les ressources des collectivités les mettent en dépendance financière donc stratégique à l’égard de l’État ; elles subordonnent leurs capacités d’action à la course aux subventions nationales ou européennes, organisées les unes et les autres autour de « projets » et de procédures qui sont autant de freins à l’émergence de réelles stratégies territoriales à long terme.

La volonté de l’État de soutenir des stratégies de changement systémique au niveau local se heurte en permanence à son propre fonctionnement qui multiplie les « agences » supposées impulser le changement « de haut en bas » et ne voit comme mode de diffusion de l’innovation que son propre modèle expérimentation-modélisation-généralisation. Dernier exemple en date : les Contrats de relance et de transition écologique. Les intentions affichées sont parfaites mais la procédure proposée, les délais fixés et l’exigence de conformité avec un plan de relance défini nationalement contredisent et annihilent ces bonnes intentions2.

Le mille-feuille administratif et politique auquel on a abouti pour corriger les erreurs majeures des premières lois de décentralisation3 ne peut être que provisoire car il ne fait que des perdants, à commencer par la démocratie elle-même, et retarde une réforme réelle des échelles et des moyens. Dès 1982, la Direction de l’urbanisme dans son avis sur la décentralisation avait recommandé une règle des « vingt fois vingt » : vingt régions et vingt bassins de vie par région. Ce n’était qu’un ordre de grandeur mais il est frappant de voir quarante ans après que l’ordre de grandeur du nombre de bassins de vie est de quatre cents. Le rapport d’un à vingt d’un niveau de gouvernance à l’autre est celui auquel on peut avoir des rapports personnalisés avec chaque entité. Et le bassin de vie, s’il ne définit pas des frontières rigides intangibles et si des chevauchements multiples apparaissent entre les bassins eux-mêmes, définit bien l’échelle des interdépendances entre acteurs et des solidarités fiscales possibles. Il n’est pas non plus très éloigné de l’idée de bio-régions privilégiant les rapports entre la société et les écosystèmes. C’est aussi une échelle où les collectivités territoriales sont de taille suffisante pour se doter des moyens intellectuels et humains qui font si souvent défaut. C’est bien à cette échelle qu’il faut décentraliser l’assiette fiscale à l’image des pays voisins, l’État se concentrant sur son rôle d’animation et de redistribution entre bassins et régions riches et pauvres.

Promouvoir la gouvernance à multi-niveaux

La décentralisation « à la française » souffre, outre la faiblesse de la base fiscale des collectivités locales, de trois défauts congénitaux : les « blocs de compétence » qui consacrent l’absence de coopération entre niveaux de gouvernance ; la priorité accordée aux anciennes structures politiques hérités de la France rurale et napoléonienne, la commune et le département ; l’absence d’autorité d’une collectivité sur une autre, reflet de la méfiance atavique du corps politique à l’égard du « clientélisme » présumé des élus locaux (comme si ce clientélisme n’existait pas à d’autres niveaux!) et du rêve d’une égalité abstraite qui se traduit en tous domaines par une réduction à l’uniformité. Après tant de lois successives n’ayant contribué qu’à complexifier jusqu’à le rendre illisible le mille-feuille administratif et politique il faut reprendre la question sous un angle radicalement nouveau pour combler le retard de la « France des préfets », régentant au nom de l’État les relations entre les niveaux de gouvernance, à l’égard de l’Union européenne où la gouvernance à multi-niveaux (et le principe de subsidiarité active qui en est le corollaire) sont devenus la référence8.

L’idée de gouvernance à multi-niveaux s’est progressivement imposée à la fin du vingtième siècle. Si le débat entre « jacobins », tenants d’un Etat fort, unifié et centralisé, et « girondins », tenants de structures plus décentralisées et d’une fédération voire d’une confédération, est aussi ancien que la Révolution française, les uns et les autres avaient en commun l’idée que chaque niveau de gouvernance avait l’exclusivité de ses compétences de sorte qu’il s’agissait d’un partage des pouvoirs plutôt que de l’exercice d’un pouvoir partagé. Les tenants du système fédéral mettaient en avant le principe de subsidiarité : il faut gérer la société au plus près des communautés de base et ne déléguer le pouvoir à des entités supérieures que lorsque ces communautés de base sont dans l’incapacité de le faire. Mais il s’est progressivement avéré que dans les sociétés modernes, aux multiples interdépendances, aucun vrai problème de la société ne pouvait être résolu à un seul niveau. Dès lors ce n’est plus la question du partage des compétences entre niveaux qui est essentielle c’est la question de la coopération entre niveaux ; c’est elle qu’il faut organiser.

Selon quel principe le faire ? Un principe de légitimité : une gouvernance est légitime notamment si elle sait combiner au mieux la cohérence d’ensemble de la communauté et l’autonomie de chacune de ses parties, l’unité et la diversité »4. Ce qui est bien la question majeure de la construction européenne. La réponse, c’est le principe de subsidiarité active5 : l’autonomie d’initiative de chaque niveau de gouvernance s’exerce dans le respect de principes directeurs communs, garants de la cohérence d’ensemble. Ces principes eux-mêmes ne tombent pas du ciel, ils sont le résultat de l’échange d’expériences, ce qui met l’idée de communauté apprenante au cœur de la gouvernance.

Réinventer le dialogue entre l’État et les territoires

La décentralisation s’est traduite par un retrait de l’État des territoires et une asymétrie du dialogue : l’État s’est concentré sur des missions régaliennes assurées par des services déconcentrés resserrés autour des préfectures, sur des logiques de financements sur projets ou des actions thématiques pilotées par ses agences (ANCT, ADEME, CEREMA…). Tout ceci ne favorise de fait pas l’établissement d’un dialogue équilibré et d’une gouvernance multi-niveaux, bien comprise, des territoires.

Trouver ou retrouver les conditions de ce dialogue passe par une véritable révolution culturelle des services de l’État, et sans doute aussi pour une part des services des collectivités territoriales, de la même façon que les services publics ont appris et continuent à apprendre à collaborer avec les entreprises et à sortir de la défiance réciproque.

La première étape de cette révolution passe par la formation. La prise en compte de la transition écologique qui irrigue progressivement (sans doute trop lentement) les différentes filières de formation des fonctions publiques ne sera clairement pas complète sans une intégration beaucoup plus poussée des visions du territoire : stages, voire premiers postes en territoire (au sein ou non des collectivités locales) pour les futurs fonctionnaires d’État, stages dans les services de l’État pour les fonctionnaires territoriaux sont une composante nécessaire de cette formation. De même les trajectoires professionnelles doivent encourager, voire rendre obligatoire, la mixité des parcours qui fait aujourd’hui l’objet d’innombrables verrous institutionnels, administratifs ou culturels.

Dans cette révolution institutionnelle et culturelle, la constitution et l’entretien de l’expertise publique au service des territoires reste un enjeu essentiel. Cette expertise est aujourd’hui émiettée entre les agences et certains services de l’État, les services des grandes collectivités, mais aussi les laboratoires des organismes de recherche finalisée, des écoles (les écoles d’ingénieurs des ministères techniques, les instituts d’études politiques…) ou de certaines universités, et se trouve en partie appauvrie par le renouvellement des générations et la baisse des moyens publics.

La place de la recherche est ici cruciale dans la constitution initiale de l’expertise des jeunes générations : la formation par la recherche des fonctionnaires, l’établissement de relations structurées entre les laboratoires des écoles ou des universités et les services publics, là encore sur le modèle de ce qui existe aujourd’hui entre laboratoires et entreprises, tout ceci demande à être redynamisé mais restera stérile si l’expertise n’est pas entretenue et développée par la richesse de parcours professionnels alternant missions opérationnelles, fonctions régaliennes et missions transversales. C’est ainsi que tout se tient entre le soutien de la recherche, l’attention portée à la formation et la fluidité des parcours professionnels.

Au moment où le Président de la République a rebattu les cartes avec la disparition de l’ENA (dont la création avait coïncidé avec l’âge d’or de l’État), cette révolution culturelle devient possible. L’opportunité ne peut être manquée.

Inscrire l’action de l’État dans un partenariat à long terme avec les territoires, accompagnant des stratégies longuement mûries localement

Rien n’illustre mieux les contradictions dans lesquelles se débat l’État dans ses relations aux territoires que les Contrats de relance et de transition écologique, CRTE, lancés par le présent gouvernement. Intention louable : l’État veut s’amender, cesser le petit jeu des procédures sectorielles qui s’accumulent sans lendemain (on renonce ici à en énumérer les sigles), réunifier son partenariat avec les territoires en privilégiant l’échelle des bassins de vie et en inscrivant son action dans des stratégies définies localement. Bravo. Mais la même circulaire qui annonce ces belles intentions les contredit aussitôt en fixant pour l’élaboration des stratégies des délais absurdement courts et en précisant que ne seront financées que les actions prédéfinies par un plan de relance national strictement sectoriel. L’État doit s’engager à dépasser ces contradictions, à définir, conformément au principe de subsidiarité active, les lignes directrices de son plan de relance, abondé par sa part du plan de relance européen, en subordonnant l’ensemble de ce plan à une stratégie de transition, puis laisser les collectivités territoriales définir en fonction de leur contexte, le meilleur moyen de concrétiser ces lignes directrices.

La confusion entre égalité et uniformité doit cesser. L’éducation en offre un exemple saisissant : la France est le pays où l’égalité formelle des chances est le plus affirmé et où la réalité des inégalités face à l’école est le plus criant, comme le montrent les enquêtes comparatives PISA : c’est en France que les écarts de score des élèves liés à leur origine sociale est le plus important.

L’action de l’État doit se concentrer sur l’entretien de l’expertise collective en matière de transition, toutes insertions institutionnelles confondues6 et sur l’élaboration concertée de principes directeurs guidant les politiques territoriales en animant des communautés apprenantes pour confronter les expériences, selon un cycle temporel de révision de ces principes en fonction de l’expérience acquise7.

Etat et régions pourront sur ces bases construire un partenariat à long terme personnalisé avec chacun des bassins de vie sur la base de stratégies longuement mûries, en particulier en s’appuyant sur les Agences œconomiques territoriales8.

Enraciner l’éducation dans des réalités territoriales et les enjeux du développement durable

Le partage des tâches éducatives en France est hautement significatif : les collectivités s’occupent des locaux et de leur entretien, l’État du contenu de l’enseignement. Et ce contenu est lui-même déconnecté de tout enracinement local, ne laissant aux collectivités locales que les activités parascolaires. Or la complexité et les enjeux du développement durable s’apprennent avec les pieds plus qu’avec la tête, en découvrant des réalités concrètes et en s’engageant dans une pédagogie active. C’est la première raison d’enraciner le contenu de l’enseignement dans les territoires, qui sont par excellence les espaces de perception et de gestion des relations. Les enquêtes de terrain sur la qualité de l’air, sur l’empreinte écologique d’un établissement scolaire, sur le recyclage des déchets alimentaires e la restauration collective sont autant d’occasion de mettre en situation des connaissances disciplinaires acquises en mathématiques, physique, chimie, sciences et vies de la terre, économie

La seconde raison tient au lien entre connaissances et engagement. Comme le souligne Edgar Morin dans sa préface au Manifeste pour une éducation planétaire, « L’enseignement doit contribuer, non seulement à une prise de conscience de notre Terre patrie, mais aussi permettre que cette conscience se traduise en une volonté de réaliser la citoyenneté terrienne »9. Les formations « au développement durable » parlent de responsabilité de l’humanité mais sous une forme finalement culpabilisante pour des jeunes car elle ne peut se traduire en engagement. La responsabilité, entendons la responsabilité joyeuse (celle qui rend sujet de son destin, pas la responsabilité culpabilisante consistant à expliquer à des enfants qui n’y sont pour rien que tout va de mal en pis) s’apprend très jeune en entreprenant ensemble des actions concrètes à sa mesure. Les exemples sont nombreux en Europe et dans le monde, de l’efficacité d’une telle approche. Elle devrait donc consister en France à ré ancrer l’enseignement dans les territoires, à définir au plan national, selon les principes de la subsidiarité active, les grandes lignes de l’apprentissage, puis à passer des conventions avec les territoires pour que des approches qui sont aujourd’hui encore des exceptions, deviennent la règle10.

Donner aux territoires les moyens de faire évoluer les systèmes agro-alimentaires

Les filières agro-alimentaires sont mondiales. Leur poids est décisif, aussi bien pour l’empreinte écologique des sociétés que pour la biodiversité et la santé. Les territoires sont un espace privilégié pour faire évoluer les modèles agricoles, les services assurés par le monde agricole, la gestion des terres, les relations villes campagnes, l’éducation, le développement de l’agriculture urbaine, les modèles alimentaires, l’offre de la grande distribution, les circuits courts entre producteurs et consommateurs, les nouveaux « communs » associés à la production et la distribution de nourriture, l’insertion sociale.

L’agroécologie, modèle d’une approche systémique des relations11, est par ailleurs un moteur pour la redéfinition des relations entre les sociétés et leur environnement. Or ce n’est pas une approche par parcelle ou par exploitation mais une approche par terroir, par bio-région et, à ce titre, ce devra être une politique territoriale.

La nouvelle Politique agricole commune donne des marges de manœuvre aux Etats. S’il s’agit seulement de « renationaliser » la politique agricole, les lobbies de l’agriculture industrielle et productiviste vont tenir le haut du pavé et bloquer des évolutions pourtant massivement souhaitées par la population. Si l’on veut aller vers des politiques agro-alimentaires globales, c’est à dire prenant en compte leurs multiples dimensions culturelles, économiques, sociales, écologiques, il faut donner aux Régions et aux territoires les moyens de définir à leur niveau cette politique, pour proposer une alimentation saine pour tous à partir de modes de production écologiquement et socialement profitables.

C’est le secteur d’activité où il est en outre le plus facile et le plus pédagogique d’ajouter un « carboscore », mesurant l’empreinte écologique totale des biens produits et consommés (on estime qu’avec le modèle actuel il faut dépenser 7,3 calories pour produire une calorie alimentaire !), au nutriscore qui en mesure la valeur pour la santé. Une partie de la grande distribution elle-même, attentive à l’évolution des consommateurs, peut-être une alliée de cette évolution. D’ores et déjà c’est autour des modèles agro-alimentaires et de leur évolution que se constituent dans certains territoires de nouvelles formes de coopération entre des acteurs très divers et ce mouvement peut facilement se généraliser pour faire de la question un modèle de gouvernance à multi-niveaux.

Faire des territoires l’espace de l’initiative collective et de la cohésion sociale

Si la redistribution massive de ressources entre catégories sociales et entre territoires est plus que jamais indispensable pour lutter contre la croissance des inégalités et ne peut relever que de l’État, ses modalités doivent être complètement revues. C’est à l’échelle des territoires que l’on peut prendre en compte les différentes dimensions de la pauvreté et de l’exclusion, mobiliser l’ensemble des acteurs privés et publics au service de la cohésion sociale. A cette échelle que l’on peut transformer des transferts financiers en une réelle politique d’insertion de tous.

Le propre des politiques nationales de lutte contre l’exclusion est de définir une série de handicaps sociaux sectoriels qui créent autant de catégories d’ayant droit à l’aide publique… quitte à découvrir ensuite que la pauvreté et l’exclusion sont « multifactoriels » que les handicaps se conjuguent et se renforcent mutuellement. Dans cette démarche, contradictoire avec toute démarche de développement qui part des atouts de chacun pour les valoriser, on part de ce que les gens n’ont pas. Dès les années quatre-vingt cette contradiction a été pointée du doigt12. D’où le succès des dispositifs de micro-crédit qui partent de l’idée de soutenir la capacité d’initiative de ceux qui n’ont pas accès au crédit classique. Néanmoins ces approches individuelles restent insuffisantes.

D’où l’idée exposée en 1997 par le Manifeste des Pactes locaux qu’il fallait associer les exclus aux stratégies de lutte contre l’exclusion mais dans le cadre de la mobilisation de tous les acteurs d’un territoire : « Pour aller vers des politiques publiques plus en adéquation avec les maux de notre temps, nous préconisons la mise en œuvre de pactes locaux qui soient un lieu de reconnaissance et d’appui aux acteurs locaux et aux initiatives de création d’activité et de citoyenneté. Ils doivent permettre l’articulation durable, sur un territoire donné, des initiatives de tous les acteurs, au nombre desquels l’État se comportant en partenaire capable d’entendre le point de vue des autres et de tenir ses engagements à leur égard ; ne pas se limiter à des mesures expérimentales ou dérogatoires mais s’appuyer sur un cadre de droit commun dont les acteurs locaux puissent se saisir ; s’inscrire dans la proximité car c’est à cette échelle que les dynamiques de responsabilisation et les solidarités concrètes se nouent13. »

Territoires zéro chômeur de longue durée, mise en place d’un revenu de transition écologique offrant à chacun un cadre collectif pour trouver sa place au service de la collectivité, développement de communs créant des modalités nouvelles de définition et de gestion citoyenne : c’est en globalisant les transferts sociaux et en les utilisant au mieux de l’insertion de tous dans la communauté, conformément à des principes directeurs communs à tous les territoires, issus de la confrontation des expériences et en permanence enrichis de leurs leçons, que l’on recréera la cohésion sociale.

1 Introduction par Alain Supiot du livre « prendre la responsabilité au sérieux », sous la direction de Alain Supiot et Mireille Delmas Marty ; PUF 2015

2 La circulaire instituant les CRTE est très révélatrice de cet état d’esprit : elle veut promouvoir un partenariat à long terme entre bassins de vie et Etat, fondé sur une stratégie de transition définie collectivement par tous les acteurs mais fixe des délais incompatibles avec l’élaboration d’une telle stratégie et demande que les propositions des territoires s’inscrivent dans le plan de relance déjà défini au niveau national

3 Voir plus loin  »Promouvoir la gouvernance à multi-niveaux »

4 « La légitimité de la gouvernance » in « La démocratie en miettes ». P. Calame. 2003. Descartes et compagnie

5 « La gouvernance à multi-niveaux ». P Calame. 2013. Note de la fondation Jean Jaurès

6 Voir  »Promouvoir la gouvernance à multi-niveaux »

7 « Le cycle de définition et d’évaluation des politiques publiques » in « l’État au cœur ; le meccano de la gouvernance ». André Talmant Pierre Calame. Desclée de Brouwer. 1997

8 Voir  »Les territoires et les filières, les deux acteurs pivot du vingt et unième siècle »

9 Edgar Morin préface du Manifeste pour une éducation planétaire. Collectif. 2015

10 On en trouvera des illustrations concrètes dans le dossier réalisé par Monde Pluriel et publié par Citego, « L’école comme terrain d’expérimentation pour l’engagement des jeunes dans des expériences de développement durable à l’échelle locale » :www.citego.org/bdf_dossier-123_fr.html

11 Voir fiche « Une boussole : reconstruire la relation », §5

12 « Les riches ont-ils (encore) besoin des pauvres » in « Mission possible ». P. Calame. Editions Descartes. 1994

13 « Le Manifeste pour la cohésion sociale et l’emploi » :base.d-p-h.info/fr/fiches/dph/fiche-dph-8311.html