PAP 58 : paysages de Marcevol cinquante ans d’expérience collective

Dimitri de Boissieu, Nicolas Antoine, Charlotte Meunier, mai 2022

Le Collectif Paysages de l’Après-Pétrole (PAP)

Soucieux d’assurer la transition énergétique et, plus généralement, la transition de nos sociétés vers le développement durable, 60 professionnels de l’aménagement se sont réunis en association afin de promouvoir le rôle central que les démarches de paysage peuvent jouer dans les politiques d’aménagement du territoire. Cet article, co-écrit par Dimitri de Boissieu, Nicolas Antoine et Charlotte Meunier 1, retrace la belle aventure du prieuré de Marcevol, son histoire, l’engagement des militants pionniers, le développeent d’un lieu d’expériences, les luttes et les engagements pour le respect du paysage. Plus loin, il interroge sur l’avenir et la place centrale du paysage dans les nouveaux projets à inventer.

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Le site de Marcevol, dans les Pyrénées-Orientales, a été occupé par l’homme depuis le fond des âges. Situé à 600 m d’altitude en balcon au-dessus de la vallée de la Têt, sur la commune d’Arboussols, sa beauté calme et singulière fait face au sommet du Mont Canigou. Posé sur le maquis méditerranéen de la région du Conflent, à une quarantaine de kilomètres de la mer, un prieuré roman surplombe la vallée. A un jet de pierre en amont, un hameau granitique l’accompagne. Avant-goût de montagnes en pays catalan, territoire de projet…

Au début des années 1970, ce site est oublié de tous. Un groupe de jeunes urbains en quête de projets découvre Marcevol. Séduits par le lieu, ils engagent la restauration du monastère pour le transformer en lieu d’accueil. Certains s’installent dans le hameau pour le rebâtir et y vivre une expérience communautaire. Cinquante ans après l’arrivée de ces pionniers, le paysage de ce petit plateau a bien changé. Que perçoivent-ils aujourd’hui d’une telle évolution ? Quels liens font-ils entre la trajectoire de leur collectif et ce paysage ?

A l’occasion des cinquante ans de cette refondation, nous avons mené des entretiens auprès de sept des neuf personnes qui, constituant le noyau dur du projet, ont vécu en communauté au hameau et participé à la restauration du prieuré 2. Dans ce texte, nous nous approprions leurs analyses, expressions et points de vue, tout en les mêlant aux nôtres en tant qu’auteurs fortement impliqués sur le site. Le paysage de Marcevol formera l’entrée du récit et le fondement de l’analyse des grandes étapes de ce projet.

Paysage sidérant

« Dans la mouvance de mai 68, obsédé par l’idée de chercher un lieu de recul, un endroit loin du bavardage, un jardin d’éden permettant de nettoyer l’esprit », Xavier d’Arthuys est le premier à découvrir le lieu à la fin de 1971. Il est subjugué. Ce que certains appellent « l’effet Marcevol » est le choc, l’émotion intense que de nombreuses personnes ressentent devant ce paysage époustouflant. Après ce moment de sidération, le lieu suscite un attachement à partir duquel se développe un imaginaire fertile de projets. Quand on arrive à Marcevol par beau temps, chacun succombe. « On reste scotché » par la beauté de ce paysage, dit Sabine Foillard. En toile de fond, le Canigou s’impose avec ses 2 784 m d’altitude, de force et de majesté. La symétrie de ses versants dessine un paysage, la ligne de ses crêtes définit l’horizon. Ses pentes boisées sont monumentales. Le regard est ample, la vue porte loin vers la neige et les nuages. Perché tout en haut du hameau, l’église romane fortifiée de Nostra Senyora de les Grades appelle immédiatement le regard. Construite au XIème siècle, elle est la doyenne de ces lieux. L’imposant prieuré, situé en contre-bas, a été édifié un siècle plus tard par les Chanoines du St Sépulcre. Vers le nord, les blocs du Roc del Moro dominent le plateau et l’oppidum situé à son sommet témoigne de l’occupation la plus ancienne du site (Blaize, 1987 ; Garrigue, 2017). Au-dessous, les maisons en pierre du hameau font écho à ces chaos rocheux. Le rouge de leurs toitures en tuiles permet de repérer ces constructions de petit volume. Lorsqu’on prend un peu de hauteur, le village d’Arboussols apparaît. Au centre du village, le clocher de son église entre en discussion avec celui du prieuré.

Ce panorama grandiose s’articule en deux plans : au loin, l’immense Canigou est à bonne distance. Il offre la grande dimension d’un arrière-plan sublime mais reste assez loin pour ne pas produire un effet d’écrasement. En avant-plan, le plateau en pente douce offre un havre apaisant face à la grande échelle du massif. Cette configuration singulière définit « l’esprit du lieu ». A Marcevol, on se sent isolé du tumulte du monde, tout en l’embrassant. Faisons l’hypothèse que la force d’un tel paysage fonde la possibilité Le hameau de Marcevol, le prieuré, le Canigou et le Conflent photo D. Amette, 2021 d’un relationnel hors du commun, et contribue ainsi à l’ancrage de porteurs de projets à Marcevol. Mais derrière cette description d’un lieu idyllique, une autre évocation du site se révèle, aux dires des initiateurs du projet.

Paysage hostile

Dans leurs travaux sur les mouvements communautaires des années 1970 en milieu rural, Danièle Léger et Bertrand Hervieu (1978, 1979) décrivent une intention de « retour au désert », à un espace de non-civilisation, un refuge échappant aux contraintes de la société dominante ou une terre vierge, loin de la ville et de ses logiques capitalistes. Comme bien d’autres lieux dans les Pyrénées-Orientales (Bonnel & Gérard, 2016), Marcevol fût choisi par quelques « immigrés de l’utopie » (Leger & Hervieu, 1978) comme l’un de ces fertiles déserts. Au début des années 1970, la sidération des nouveaux arrivants n’est pas seulement liée à la magnificence du paysage, mais alimentée aussi par un fort sentiment d’austérité. Dans le hameau déserté par les humains, seules trois familles s’accrochent encore à ces quelques cailloux entourés de ruines. Le prieuré et les maisons encore sur pied sont d’une extrême précarité. Maîtres du hameau, les chèvres broutent tout. Il n’y a dans le village ni arbres, ni fleurs, ni zones d’ombre : seulement des cailloux et de la poussière. La végétation est surexploitée, le paysage dominé par la monoculture de la vigne. Le vent, « qui fascine et rend fou », y souffle violemment et l’eau y est rare. « Tout est trop » : trop sec, trop chaud, trop froid, trop venté. Sabine Foillard témoigne : « Lorsque ma mère est venue de Paris me voir pour la première fois ici, elle s’est mise à pleurer tellement nos conditions de vie étaient rudes. Ce qui nous a donné envie de rester à Marcevol, c’était la beauté du Canigou, le potentiel du prieuré, la bande de potes, le projet commun qui allait avec et la volonté d’élever nos enfants à la campagne. » Joanna Gasztowtt affirme même qu’à Marcevol, « le paysage grandiose rend les gens capables de supporter la rudesse des lieux ».

Paysage inconscient

Du fait de leurs origines sociales privilégiées et de leurs réseaux parisiens, les membres de la communauté mobilisent des financements et embarquent un mécène dans l’aventure. Impliqué dès le démarrage du projet, Pierre François achète l’ensemble foncier et soutient le collectif. Dès 1972, dans des conditions d’accueil encore très spartiates, les initiateurs du projet organisent d’importants chantiers de restauration du prieuré. Ils fondent l’Association du Monastir de Marcevol (AMM). Expérimentant la vie collective au prieuré, un noyau d’une dizaine de personnes se crée alors. Elles décident de restaurer certaines maisons du hameau pour y vivre une expérience communautaire. Les écrits produits par le groupe à cette époque ne mentionnent pas le paysage, la nature ou le territoire. Leurs préoccupations sont ailleurs. La quête de trois d’entre eux vise la refondation de pratiques religieuses et spirituelles. L’arrivée de nouveaux membres et la vie sur place font rapidement évoluer les objectifs du projet.

Le vivre ensemble, l’expérimentation sociale, éducative et culturelle en deviennent le cœur. Néanmoins, le peu d’intentions concernant le paysage de Marcevol ne signifie pas absence d’action. La restauration du prieuré et des maisons du hameau modifie le paysage bâti. Les travaux sont bien pensés (trois architectes sont dans l’aventure) et en partie encadrés par les services des monuments historiques 3. Une vingtaine de poteaux électriques défigurent le site. Le groupe parvient à les faire enlever et à enterrer les lignes dès 1974. « Cela a été une première victoire, tout simplement parce que c’était vraiment dégueulasse » nous dira François Demptos. Plus tard, un imposant bâtiment en béton sera démoli, et une cuve à gaz aux abords du prieuré enterrée. On panse les balafres du paysage.

Certains membres du groupe se lancent dans la reprise d’un jardin potager et l’élevage d’un troupeau d’une quarantaine de chèvres. Ils ont la conviction que le système viticole en place est à bout de souffle et que la seule alternative pour cet arrière-pays difficile est la diversification agro-sylvo-pastorale. Ils coopèrent avec les éleveurs et agriculteurs de Marcevol, créent une fromagerie et apprennent les parcours, tentant de clôturer certaines parcelles, d’en semer d’autres, cherchant du fourrage à l’extérieur, expérimentant de micro-transhumances et élaguant les chênes verts… « C’était un défi. On était tout feu tout flamme pour chercher des clés de valorisation de ce pays et de ces terrains peu productifs, mais ça a été lent et difficile » rappelle Louis de Saint Vincent. Ces expériences « au cul des animaux » ou au jardin leur permettent d’investir intimement le pays, de créer un fort lien sensible avec la nature, enrichissant celui que développent leurs nombreuses balades dans la garrigue avec les enfants. L’investissement paysager a eu lieu par des actions concrètes de restauration du bâti, de nettoyage des abords du prieuré, de création d’une activité agricole et d’arpentage quotidien du territoire. Sans le nommer explicitement, les membres de la communauté firent évoluer le paysage, à une époque où la notion de paysage reste l’apanage de quelques peintres et paysagistes.

Paysage à comprendre

La vie communautaire prend progressivement fin dans les années 80-90. Certains partent vers d’autres horizons, les autres rachètent les maisons réhabilitées du hameau. Les chèvreries ont été éloignées du village : on commence à planter des arbres. L’herbe se permet de pousser dans les ruelles. Le prieuré devenu plus confortable, l’accueil de groupes se professionnalise et reçoit plusieurs agréments. Les classes de patrimoine et l’éducation à l’environnement émergent. Des activités pédagogiques sont développées autour de jeux de découverte, lectures de paysage, balades botaniques et ateliers de taille de pierre ou création de fresques. En 1989, Joanna Gasztowtt accueille à Marcevol un groupe de chercheurs et praticiens pour mener une étude sur les paysages ruraux de la commune d’Arboussols (Gasztowtt et al., 2017). La méthode s’inspire de celle de l’ouvrage « Comprendre un paysage » (Lizet & de Ravignan, 1987). Une série de cartes et schémas décrivant l’évolution des paysages de la commune entre 1820 et 1986 est produite. De manière complémentaire, Bernadette Lizet enquête auprès des anciens de la commune et les questionne sur leurs modes de vie à partir des dessins Macary 4.

En lien avec l’ouverture d’un espace d’accueil et muséographique au prieuré, Pierre François s’engage à la fin des années 1990 pour valoriser ce patrimoine immatériel. Le projet, innovant pour l’époque, est de créer un musée du paysage qui accueillerait une exposition permanente des dessins Macary. Ce projet ne se concrétisera finalement pas. Après avoir vécu le paysage de manière sensible et active, les membres du groupe ont entrepris de mieux le comprendre sur le plan scientifique afin de pouvoir transmettre, sensibiliser et éduquer au paysage par une didactique appropriée.

Paysage à défendre

La déprise agricole s’intensifie à partir de 1990. La culture de la vigne n’est plus rentable, des primes incitent à l’arrachage. Les espaces anciennement cultivés s’enfrichent. Le ciste, le genévrier cade et le chêne vert reconquièrent l’espace. Favorisée par une forte diminution de la taille des troupeaux de chèvres, la forêt se développe. L’abandon du paysage à sa dynamique naturelle attire alors les appétits des spéculateurs de l’époque. Certains élus locaux cherchent de nouveaux moyens de valoriser ce territoire. S’engage alors la longue et tragique épopée du golf de Marcevol. Il s’agit de créer un golf à neuf trous et un restaurant. Après une phase d’études, des bulldozers viennent araser les terrasses, murets et chemins. Un système d’irrigation est établi à partir de forages en grande profondeur. Le syndicat mixte porteur du projet inaugure les quatre premiers trous en 1997.

Au même moment, la pérennité du projet du prieuré va être consolidée par la création de la Fondation du prieuré de Marcevol, reconnue d’utilité publique. Elle voit le jour fin 2001 sous l‘impulsion de Pierre François. La propriété et l’animation du prieuré ne font plus qu’un. Cette initiative institutionnalise la gestion du prieuré. Ce patrimoine devient un bien commun. Les objectifs culturels, éducatifs, environnementaux et d’accueil du prieuré sont gravés dans le marbre et mieux reconnus, mais le golf modifie le paysage alentour. On arrose les greens, des voiturettes circulent et d’innombrables balles perdues s’éparpillent. Lorsque la ressource hydrique vient à manquer, des camions-citernes montent à Marcevol pour alimenter le bassin de stockage. Le golf est fermé en 2004 et mis en vente. La société Corinthian Scotland Limited envisage alors de réaliser à Marcevol un complexe touristique agrémenté d’un parcours de golf à dix-huit trous, accompagné d’un énorme projet immobilier (APSM, 2014). Branle-bas de combat ! Les quelques personnes du groupe restées au hameau créent l’Association de Protection du Site de Marcevol (APSM) présidée par Sophie d’Arthuys. Le paysage de Marcevol, bien abîmé par le parcours golfique, est dorénavant gravement menacé.

L’APSM mobilise médias, politiques, administrations et grand public. La défense de ce paysage, de ses chemins ruraux, de ses ressources en eau, de son petit patrimoine bâti et de sa biodiversité est au cœur de sa démarche. Comptant jusqu’à 300 adhérents, amis proches ou lointains de Marcevol, l’association organise chaque automne des chantiers de débroussaillage des sentiers et mobilise un large public, au printemps, autour d’évènements festifs et d’animations centrés sur la notion de paysage. En 2015, l’APSM fait reconnaître le site comme espace naturel sensible. Elle engage aussi un partenariat de presque dix années avec Michel Latte, qui développe un remarquable travail in situ en défense du territoire (Latte, 2019). L’artiste utilise la couverture de survie pour magnifier le lieu et signifier sa mise en danger. Il la met en scène sur les chemins, rochers, arbres remarquables, cabanes en pierres sèches, humains et chevaux… La déprise agricole a ouvert la voie à un projet touristique artificiel, disproportionné et inadapté. Pour faire face à ces tensions, le groupe encore investi à Marcevol déploie un nouvel espace militant. La sensibilité au paysage acquise au long de trente années de vie et d’action sur le site devient le cœur de sa lutte. L’adversité menaçant le site de Marcevol a contribué à révéler ses qualités. Le cercle de ses soutiens s’élargit, le collectif se remobilise. De manière consciente ou inconsciente, le paysage est devenu un enjeu majeur, un thème à investir pour exprimer une certaine vision de l’avenir.

Paysage à valoriser

Les actions militantes de l’APSM, la crise économique de 2008, la vigilance des services de l’Etat et l’opposition du département des Pyrénées- Orientales auront raison du projet de golf. Le dernier troupeau de chèvres de Marcevol est vendu en 2000, la dernière vigne arrachée en 2007. Quelle nouvelle trajectoire inventer pour ce territoire ?

En 2006, l’APSM engage des travaux de réflexion autour d’un projet alternatif au golf. La Fondation du prieuré de Marcevol prend ensuite le relais. Alors que son conseil d’administration s’était montré complaisant au départ envers ce projet touristique, l’arrivée de Bertrand Hervieu à sa présidence change la donne en 2009. Sociologue, il est un ami du groupe et spécialiste des questions rurales et agricoles. La Fondation initie alors un long travail de concertation avec de nombreux acteurs pour mettre en débat les enjeux liés au paysage de Marcevol 5. Emerge ainsi le projet « Reconquête paysagère et agroécologie autour du prieuré de Marcevol ». Il sera mis en œuvre à partir de 2016 par Dimitri de Boissieu, Joaquim Cabrol et Rosmaryn Staats sur quelques hectares autour du prieuré. A une échelle plus large, ce projet s’articule à la dynamique des « balcons du Canigó », portée par le syndicat mixte Canigó Grand Site. L’attention au paysage est centrale dans cette expérimentation sur l’agriculture en milieu sec qui, cherchant l’innovation, intègre des dimensions productives, pédagogiques et de recherche (Bonin et al., 2020 ; de Boissieu & Cabrol, 2017 ; Sawassi, 2018 ; Warter, 2018). Le projet prend en compte les points de vue, l’orientation des lignes de culture, la diversité des formes et des couleurs, la transparence des clôtures et l’impact des infrastructures sur le paysage. L’alternance de plantes aromatiques et d’amandiers cultivés en agroforesterie et la relance d’un jardin potager sont au cœur du système (Potier, 2017).

Au village, chaque maisonnée prend dorénavant soin de ses abords. Les arbres ont grandi et les fleurs s’épanouissent. « Un amas de ruines est devenu un hameau coquet ».

Sabine Foillard et Joanna Gasztowtt sont élues à la commune d’Arboussols en 2014. Aux côtés du maire Etienne Surjus et de son conseil municipal, elles œuvrent à la protection du site sur le long terme en contribuant à la concertation autour du plan local d’urbanisme intercommunal. Après le traumatisme lié au golf, le paysage a pris toute sa valeur pour les acteurs du site. Il est à préserver, faire vivre, valoriser, diversifier…

Paysage à inventer

Nous avons demandé à la fin des entretiens comment chacun imaginait le prieuré et ses alentours en 2072. La fermeture du paysage, la difficulté d’y mener une agriculture viable et les risques d’incendie sont sources de préoccupation. Par ailleurs, la singularité et la qualité paysagère du site risquent toujours d’attirer certains appétits financiers. « Plus ce sera rare et plus ce sera convoité et donc vulnérable. » Mais la grande majorité de nos interlocuteurs ont confiance en l’avenir. Le site a été un lieu d’accueil et de rassemblement depuis la nuit des temps car « il n’existe pas beaucoup d’endroits aussi extraordinaires et spacieux à la fois ». Le prieuré donne matière à penser, à se connecter et à avancer ensemble. Le Canigou ne bougera pas. La protection des monuments historiques et du PLUi sont des acquis. Porteur d’une dynamique créatrice, ce projet inventif continuera de rebondir pour faire de ce lieu un espace ressource, « tant que les gens sauront regarder, regarder vraiment et pas uniquement leurs téléphones portables ». Des lieux collectifs se développent partout pour créer des liens, favoriser la coopération et chercher un équilibre entre les sociétés humaines et les écosystèmes. L’aventure va continuer.

Enrichissement mutuel et perpétuel

Les femmes et les hommes que nous avons interrogés ont su redonner vie à un lieu déserté. Ils y ont vécu une expérience communautaire pendant une quinzaine d’années. Sans conflits indépassables, cette initiative a évolué et su se renouveler. Chacun a ensuite mené sa vie de manière plus individuelle ou familiale. Tous sont restés en lien les uns avec les autres et avec le site. Cette aventure de vie en commun animait un projet structurant : le prieuré de Marcevol, dont elle a permis le sauvetage. Fidèle à son rôle d’accueil et voué désormais à relever les défis du XXIème siècle, le renouveau du prieuré a été inspiré par une utopie radicale de rupture avec la société capitaliste et matérialiste. Il poursuit aujourd’hui sa route sur un chemin plus consensuel mais dont la fonction de lieu-ressource contribue à l’invention d’une société de partage et d’équilibre avec la nature. Nul doute que la continuité du projet du prieuré et la menace du golf ont nourri le lien entre le groupe initial et le site. Il se peut aussi que la force du paysage de Marcevol ait été déterminante. Il rassure, attache et donne confiance. Son invitation à voir au loin invite à se projeter, à inventer des possibles pour agir dans le monde plutôt qu’en dehors. Un va et vient d’enrichissements mutuels s’est mis en place. Alimenté et inspiré par le grand paysage, ce collectif de projet l’a aussi nourri, protégé et enrichi en sachant lui donner sa douceur actuelle. Marcevol était un lieu dur et minéral qui s’est végétalisé et diversifié. Le site est resté magique. Le paysage n’était pas le sujet du collectif en 1971 mais l’est devenu. On l’a vécu d’abord, compris ensuite, défendu par la force des choses, pour finalement le considérer comme un attribut central du lieu, à valoriser. A l’occasion des cinquante ans du projet, concluons avec Xavier d’Arthuys :

« Il faut raconter l’aventure qui continue. Je me méfie beaucoup de la mémoire, d’abord parce que je n’en ai pas, surtout parce que comme le disait Edgar Morin, la mémoire ne doit pas être la mémoire du passé mais celle de l’avenir. Il faut anticiper ce que devrait être une mémoire belle, solide, active de l’avenir. (…) Marcevol n’est ni un menhir ni un dolmen, c’est un corps vivant, c’est un paysage et un paysage est quelque chose de mouvant. Je suis fanatique de la diversité. Marcevol doit toujours avoir dans l’esprit de vivre dans la diversité, dans l’accueil qui est une diversité, dans le paysage qui est une diversité, dans la diversité des manières de voir ces lieux. (…) Comme le dit Maurizio Bettini (2017), il ne faut absolument pas penser les choses, les hommes, les femmes, les enfants et les lieux comme des racines. Il faut les penser comme un fleuve, dit-il. C’est pour moi quelque chose d’essentiel et de magnifique. Bien sûr les racines sont fondamentales mais par définition elles sont plantées, figées. Le fleuve est beaucoup plus important car le fleuve, ça charrie et ça fait des méandres, ça détourne et ça se détourne. Cette notion d’écoulement et puis un jour d’assèchement, un autre jour de crue, voire de débordement, de raz de marée, il faut en tenir compte. »

  • 1 Dimitri de Boissieu est directeur de la Fondation du prieuré de Marcevol, habitant de Marcevol et administrateur de l’Association de Protection du Site de Marcevol (APSM). Nicolas Antoine, urbaniste et paysagiste, est adhérent de l’APSM. Charlotte Meunier, consultante en environnement, est habitante de Marcevol et adhérente de l’APSM.

  • 2 Des entretiens semi-directifs ont été conduits avec Xavier d’Arthuys, Patrick de Boissieu, François Demptos, Sabine Foillard, Joanna Gasztowtt, Isabelle Mariojouls et Louis de Saint Vincent. Sophie d’Arthuys et Jérôme Gasztowtt auraient certainement contribué à cette collecte d’informations s’ils étaient encore en vie.

  • 3 L’église du hameau est inscrite et celle du prieuré classée (liste Mérimée de 1840).

  • 4 Voir dessin doc PDF joint

  • 5 L’APSM, des chercheurs, agriculteurs, paysagistes, la SAFER, la chambre d’agriculture, le département, la Foncière Terre de liens, les Grands sites de France, la Fondation de France, AGROOF, Floraluna, l’école nationale supérieure de paysage de Versailles, l’institut agronomique méditerranéen de Montpellier…

Références

En savoir plus

  • APSM (2014) – Repères février 2014, 3 p. BETTINI, M. (2017) – Contre les racines. Ed. Flammarion, 192 p.

  • BLAIZE, Y. (1987) – Marcevol : un site occupé dès les temps préhistoriques. In « De Marcevol à Vinça », D’Ille et d’ailleurs, n°8 : 9-11.

  • BONIN, S., G. DES DESERTS, H. BOUREAU & D. DE BOISSIEU (2020) – Des paysages au service de la formation à la transition agro-écologique. Les séminaires agropaysage de Villarceaux et de Marcevol. Signé PAP n°41, 8 p.

  • BONNEL, J-P., & P. GERARD (2016) – Les communautés libertaires agricoles et artistiques en pays catalan 1970-2000. Ed. Trabucaire, 179 p.

  • DE BOISSIEU, D. & J. CABROL (2017) – Un projet d’agroécologie à Marcevol. In « Le Conflent, terre fertile en Pyrénées catalanes », Fruits oubliés (hors série n°1) : 23.

  • DUFOUR, S. (2021) – L’évolution des paysages autour du prieuré de Marcevol depuis le XIIème siècle. Master M1 parcours Dynamiques des environnements et des milieux de montagne, Université de Toulouse, Fondation du prieuré de Marcevol, 83 p.

  • FRUITS OUBLIES (2017) – Arboussols, avec tant de traits d’activité. In « Le Conflent, terre fertile en Pyrénées catalanes », Fruits oubliés (hors série n°1) : 30-31.

  • GARRIGUE, J-P. (2017) – Arboussols et Marcevol. Deux villages, une histoire… Ed. Les presses littéraires, 238 p.

  • GASZTOWTT, J., B. LIZET, J. RAMADE, M. BARACETTI & F. DE RAVIGNAN (2017) - Les paysages ruraux de la commune d’Arboussols. In « Le Conflent, terre fertile en Pyrénées catalanes », Fruits oubliés (hors série n°1) : 13-16.

  • LATTE, M. (2019) – Art et paysage en survie, Pyrénées Orientales, 203 p.

  • LEGER, D. & B. HERVIEU (1978) – Les immigrés de l’utopie. In « Avec nos sabots. La campagne rêvée et convoitée », Autrement n°14-78 : 48-70.

  • LEGER, D. & B. HERVIEU (1979) – Le retour à la nature, « Au fond de la forêt… l’Etat ». Ed. du Seuil, 235 p.

  • LIZET, B. & F. DE RAVIGNAN (1987) – Comprendre un paysage : guide pratique de recherche. INRA, 147 p.

  • POTIER, A. (2017) – Fondation du prieuré de Marcevol. In « A la conquête des plantes à parfum, aromatiques et médicinales du Roussillon », Ed. Trabucaire : 96-99.

  • SAWASSI, T. (2018) – Analyse des perceptions paysagères du projet agroécologique de Marcevol. Master 2 Economie et management publics. Institut agronomique méditerranéen de Montpellier, Université de Montpellier, Fondation du prieuré de Marcevol, 87 p.

  • WARTER, A. (2018) – Proposition de sentier paysager autour du prieuré de Marcevol. Fondation du prieuré de Marcevol, Agro Campus Ouest, 30 p.