Au Canada, la Province à la manoeuvre

Le cas de la région urbaine de Toronto

Anastasia Touati, October 2015

Cette fiche présente les politiques de densification urbaine et notamment les stratégies de densification au Canada et dans la région urbaine de Toronto.

Cette fiche peut faire l’objet d’une comparaison avec la fiche sur la région Ile-de-France.

Au cours des cinquante dernières années, le développement urbain au Canada s’est surtout caractérisé par des constructions peu denses en périphérie des grandes villes, sur des sites vierges de toute urbanisation, à une cadence supérieure au taux de croissance démographique. Depuis le milieu des années 1990, la densification résidentielle est l’un des outils que les provinces et les municipalités ont adopté pour régler ce problème. Il s’agit d’inciter la construction d’habitations dans les zones urbaines existantes qui disposent déjà d’infrastructures et de services de transport (CMHC 2004). Plus récemment, la Province de l’Ontario a mis en place en 2005, une politique intitulée « Places to Grow », politique visant à planifier la croissance et le développement des régions urbaines de l’Ontario. Le gouvernement Provincial de l’Ontario entend, par cette politique, « soutenir la prospérité économique tout en protégeant l’environnement et en aidant les collectivités à atteindre une meilleure qualité de vie » (Ministry of Public Infrastructure Renewal, Ontario 2006). Il s’agit d’une politique volontariste d’initiative provinciale qui vient s’imposer aux échelons inférieurs de gouvernement que sont les régions et les municipalités. Cette politique est un exemple particulier de la manière dont on peut gouverner et mettre en œuvre la densification urbaine au niveau régional. Nous nous intéressons ici, à cette politique appliquée à la région urbaine de Toronto appelée « the Greater Golden Horseshoe » (GGH). Il s’agit de la région urbaine qui connaît le rythme de croissance le plus élevé de l’Ontario et du Canada, ce qui implique des tensions dans la gestion des espaces urbains et des espaces non urbanisés (espaces naturels, terres agricoles), similaires à celles que l’on rencontre en région parisienne.

Préambule : le système d’administration au Canada et en Ontario

La Canada est une fédération de dix Provinces. Le système administratif en Ontario se caractérise par une superposition de niveaux de gouvernement, de la municipalité locale de palier inférieur, à la région, en passant par les municipalités à palier unique. Chaque municipalité doit ainsi se conformer aux politiques des municipalités et gouvernements de rang supérieur. Si la constitution canadienne prévoit un partage des compétences entre les niveaux fédéral et provincial, il apparaît qu’en pratique, les provinces possèdent significativement plus de pouvoirs que le gouvernement fédéral. En matière de politiques urbaines notamment, ce sont bien les Provinces qui jouent un rôle majeur dans l’élaboration et la mise en œuvre des politiques. Les politiques provinciales constituent de ce fait, le cadre global dans lequel les gouvernements de niveau inférieur doivent s’inscrire, faisant ainsi des municipalités, les « créatures » de la Province, selon l’expression de multiples observateurs et acteurs urbains, dénonçant le manque d’autonomie des municipalités de l’Ontario (Keil 2002).

Toronto : une région métropolitaine en pleine croissance

La région élargie du Golden Horseshoe (GGH) est l’une des régions de l’Amérique du Nord qui connaît la plus forte croissance. D’une superficie d’environs 32 000 km2, elle se compose de 21 municipalités de rang supérieur (régions, contés et ville) parmi lesquelles la ville de Toronto, qui en constitue le cœur urbain, pour une population totale de 8,4 millions d’habitants (262 hab/km2). On dénombre sur la région un grand nombre de terres agricoles, considérées comme les plus fertiles du Canada, ainsi que des espaces naturels d’importance, tels que la moraine d’Oak Ridge ou l’escarpement du Niagara qui a été reconnu réserve mondiale de la biosphère par les Nations Unies. D’après les données du Growth Secretariat (antenne du Ministère des Infrastructures de l’Ontario), la GGH est la plus grande région urbaine du Canada. Le Growth Secretariat prévoit une croissance de 3,7 millions d’habitants et de 1,5 millions d’emploi sur une période de 25 ans, ce qui représente une croissance importante au regard du rythme d’évolution des autres régions urbaines. Au centre de la GGH, l’agglomération de Toronto, appelée the Greater Toronto Area (GTA) et comprenant les municipalités de Toronto Durham, Halton, Peel, et York, constitue également la capitale économique du Canada et un pôle économique mondial majeur. C’est cette importante croissance, et surtout ses conséquences entre autres sur la congestion urbaine, sur la perte d’espaces agricoles de qualité, sur l’augmentation de la pollution de l’air et des temps de déplacements, qui a été la principale raison d’être du Growth Plan pour la GGH.

Une région métropolitaine fragmentée aujourd’hui gouvernée par le niveau provincial

Il n’existe pas d’institution formelle au niveau de la ville-région de Toronto. Le territoire de la GGH délimité par la Province mais n’ayant pas d’existence administrative propre, constitue un territoire fragmenté où l’opposition ville centre-suburb reste prégnante. Récemment les problèmes de gouvernance de phénomènes tels que l’étalement urbain non maîtrisé, la congestion du réseau de transport, ou encore la dégradation environnementale de la région urbaine de Toronto, ont émergé à l’agenda politique provincial. Au moment où elle a commencé à réformer le système de planification de l’aménagement en Ontario au début des années 2000, la Province a affirmé que ces questions devaient être cherchées à une échelle plus grande que l’aire du Grand Toronto (GTA).

Aujourd’hui la région urbaine de Toronto (GGH) est une région faiblement construite politiquement (Macdonald & Keil 2012). Seules des intégrations sectorielles ont commencé à apparaître, notamment dans le domaine des transports. C’est donc la Province qui joue un rôle majeur dans le domaine de l’aménagement. Par l’établissement de plans provinciaux et de déclarations de principes (Provincial Policy Statements) qui guident les orientations d’aménagement, le gouvernement Provincial a pour fonction de garantir les intérêts provinciaux, de fournir des conseils aux municipalités mais aussi d’administrer les mécanismes de contrôle et d’approbation de l’aménagement au niveau local.

Le Growth Plan et le Greenbelt Plan : les deux faces d’une politique de gestion « régionale » de la croissance

C’est à partir du début des années 1990 que la Province de l’Ontario a commencé à élaborer des politiques dites de « Smart Growth » incluant la nécessité de densifier les espaces urbains existants, avec un succès tout de même relativement mitigé. Mais c’est à partir de la fin des années 1990, début des années 2000 qu’elle entame un véritable processus d’élaboration d’une politique visant à réguler la croissance, la politique « Places to Grow » (« Place à la croissance » dans sa version française), et notamment sous la pression de groupes et associations de protection de l’environnement. « Places to Grow » est un programme mis en place en 2006, par le gouvernement de l’Ontario, pour planifier la croissance et le développement dans la Province. Nous nous intéressons à cette politique appliquée à la région urbaine de Toronto, intitulée par la Province, « the Greater Golden Horseshoe » (GGH). Le plan de croissance de la région élargie du Golden Horseshoe, a été publié le 16 juin 2006.

L’actuelle politique « Places to Grow » trouve son origine dans la réunion, à la fin des années 1990, à l’initiative du gouvernement provincial alors emmené par le parti progressiste-conservateur, d’un ensemble d’acteurs urbains clé de différentes régions urbaines, sous la forme de comités chargés de réfléchir à des « initiatives de croissance intelligente » (Smart Growth Panel). Cette initiative a ensuite été poursuivie par le gouvernement provincial emmené par le parti libéral, suite à la défaite du parti progressiste-conservateur aux élections provinciales de 2003. Juste après sa victoire électorale, le nouveau gouvernement provincial adopte un projet de loi, « The Greenbelt Protection Act » qui instaure un moratoire d’un an sur le développement, à l’intérieur d’une zone d’étude de ceinture verte proposée. C’est en février 2005 que la loi sur la ceinture verte, « The Greenbelt Act » est votée. Elle permet l’instauration d’une ceinture verte dès 2005. La ceinture verte de l’Ontario consiste en une bande de « campagne » (comprenant des espaces naturels, agricoles, des marécages et bassins versants et des zones de peuplement), protégée de manière permanente, qui s’étend de la Péninsule du Niagara sur le bord américain, au conté de Northumberland au Nord du Lac Ontario. Elle est constituée d’espaces agricoles et naturels qui sont protégés « à perpétuité » dans la région élargie du Golden Horseshoe. Le Greenbelt Plan et le Growth Plan apparaissent ainsi comme les deux faces d’une politique de gestion régionale de la croissance urbaine de Toronto.

La densification au cœur du Growth Plan

La croissance la plus importante de population attendue pour la région élargie du Golden Horseshoe (GGH) par rapport aux autres régions de la Province, est une des raisons pour lesquelles la Province a choisi de commencer son premier plan de croissance pour la GGH. Le plan de croissance de la région élargie du Golden Horseshoe constitue le cadre global de gestion de la croissance de la région, dans lequel les municipalités doivent s’inscrire. Il a pour objectif principal de « maximiser les bienfaits » de la croissance de la région en veillant à ce que cette croissance ait le moins d’impacts négatifs possibles. L’objectif du Growth Plan est aussi de mieux réguler la croissance afin de maintenir le niveau compétitivité de la région de Toronto, tout en assurant un cadre de vie agréable. Le Plan de croissance oriente ainsi les décisions relatives à un éventail de questions parmi lesquelles les questions liées aux transports, à l’aménagement, aux formes urbaines et au logement. Il identifie 25 centres-villes existants ou en émergence en tant que « centres de croissance urbaine » (Urban Growth Centers) et définit des politiques et des objectifs de densité qui visent à favoriser la densification et la revitalisation des centre villes, notamment autour de ces centres de croissance. En outre, les centres de croissance ont des objectifs de densité minimale. L’idée est donc de concentrer la croissance sur ces centres désignés, que ce soit en matière d’investissements pour les infrastructures, ou pour la création de logements et d’emplois. La densification urbaine est ainsi une des politiques clé du Growth Plan.

Une mise en œuvre de la densification par les municipalités, strictement suivie par la Province

C’est ensuite au niveau des municipalités que s’effectue la mise en œuvre des politiques urbaines élaborées à l’échelon provincial. Les municipalités sont responsables des décisions d’aménagement (équivalent de l’instruction des permis de construire en France) au niveau local. Elles sont aussi responsables de l’élaboration de leurs documents d’urbanisme, à savoir, le plan officiel (official plan) qui énonce les grands objectifs et orientations d’aménagement de la municipalité et les politiques régulant le droit des sols ; les règlements de zonage (zoning by laws), qui définissent les règles qui régissent les droits à construire. Elles doivent veiller à ce que leurs politiques, leurs décisions et leurs documents en matière d’aménagement, soient conformes aux divers documents provinciaux (PPS, Plans provinciaux), mais aussi aux documents des municipalités de niveau supérieur.

C’est donc dans la mise en œuvre des politiques provinciales, notamment par le choix des différents outils que la Province met à disposition des municipalités et que les municipalités peuvent choisir ou non d’utiliser, que se situent les marges de manœuvre des municipalités. Il en va de même pour la mise en œuvre du Growth Plan. Pour suivre cette mise en œuvre, le Growth Secretariat s’appuie sur des prévisions chiffrées au niveau de chaque municipalité (en termes de croissance de population, de création de logements, de création d’emplois etc.). Ces prévisions chiffrées sont calculées par le Growth Secretariat, qui les communique ensuite aux municipalités afin qu’elles basent l’orientation de leurs politiques municipales sur ces chiffres. Il apparaît que cette communication directe des prévisions de croissance de la Province aux municipalités, constitue pour la première un moyen de mieux suivre et de mesurer les efforts produits par les secondes pour la mise en œuvre du Growth Plan, ce qui apparaît assez contraignant pour les municipalités. Ces dernières doivent ainsi élaborer leurs documents d’urbanisme (Official Plan) de façon à ce qu’ils soient compatibles avec le Growth Plan.

 

Avec le Greenbelt Plan et le Growth Plan, on assiste à une nouvelle phase dans les tentatives de restructurer la gouvernance de la métropole mais qui reste aux mains de la Province. Sarah MacDonald et Roger Keil parlent d’« extended metropolitanization » à propos de cette nouvelle stratégie provinciale. Ils voient dans la dialectique du Growth Plan/GreenBelt Plan un instrument majeur de gouvernance régionale (Macdonald & Keil 2012). Ces documents constitueraient une nouvelle étape qui vient modifier les échelles des politiques environnementales et de gestion de la croissance en Ontario. Bien que Toronto reste le centre leader de la région, la politique de régulation de l’aménagement et des transports prend désormais en compte l’ensemble du territoire régional fragmenté. D’un point de vue stratégique, la Province reprend et occupe pleinement l’espace de la planification régionale. Avec cette politique à deux faces, la Province s’est donc activement réinsérée dans le processus de planification régionale dans le sud de l’Ontario tout en restructurant la région urbaine (GGH) d’une manière descendante.