Les quotas ou budgets carbone individuels

avril 2023

Association Escape Jobs pour l’Emploi sans Carbone (EJ)

Les quotas ou budgets carbone individuels reposent sur une évaluation du contenu carbone de toutes les consommations.

N’est-ce pas une usine à gaz ? Est-ce possible ? Les risques de fraude ne risquent-ils pas de compromettre tout le système ?

L’évaluation de l’empreinte écologique des produits et services que nous achetons est inévitable pour mesurer notre responsabilité quel que soit le système retenu pour assurer une diminution annuelle de l’empreinte globale de la société. Cette évaluation, exprimée en « équivalents tonnes de CO2 », pour prendre en compte les principaux GES, CO2, méthane et protoxyde d’azote, est de la responsabilité du vendeur final des biens et services. Elle s’inscrit dans un mouvement général d’obligation de vigilance et d’élargissement de la comptabilité des entreprises. Cette mesure n’est pas plus difficile que celle de la TVA. Des techniques nouvelles comme les blockchains (bases de données distribuées) facilitent encore la traçabilité des échanges entre millions d’acteurs.

Des progrès dans la lutte contre le dérèglement climatique : une illusion savamment entretenue

Depuis trente ans, on s’entretient dans l’illusion d’être dans la bonne direction : la richesse nationale a augmenté et les émissions de gaz à effet de serre sur le territoire français ont diminué, signe dit-on d’une plus grande efficacité dans l’usage de l’énergie, efficacité définie comme le rapport entre le PIB et la consommation d’énergie fossile sur notre territoire.

Illusion parce que l’essentiel de ces gains en efficacité énergétique vient du fait que nous avons délocalisé ailleurs dans le monde toutes les productions très émettrices en GES : en trente ans notre empreinte écologique globale par habitant n’a pas diminué, elle est constituée aujourd’hui pour la moitié d’émissions hors de notre territoire, même si, au bout du compte, les fournisseurs de biens et de services que nous consommons se situent sur le territoire français. Et chaque fois que nous prenons des mesures sévères pour protéger notre environnement, nous faisons un pas de plus vers la perte d’autonomie de la France.

Compter le contenu GES de nos consommations : un impératif quel que soit la politique envisagée pour réduire notre empreinte écologique

Ce n’est pas le fait d’allouer un budget carbone annuel aux ménages qui oblige à compter les émissions de GES liées à nos consommations, c’est la volonté d’assumer notre responsabilité à l’égard de la planète ! Quelle que soit la politique mise en œuvre, si on veut que cesse l’hypocrisie actuelle il faudra le faire. D’une part pour mesurer notre empreinte globale où que se situent les émissions, d’autre part pour éviter que toute la production soit transférée dans des pays moins soucieux de préserver la planète. C’est tellement vrai que depuis des années l’Union européenne cherche à rendre plus équitables les conditions de concurrence en taxant à la frontière les produits qui entrent dans l’UE et qui sont issus de filières grosses émettrices de GES comme le ciment, l’acier, l’extraction d’énergie fossile. Mais elle n’arrive pas vraiment à le faire car elle veut agir par une taxe, ce qui est contraire aux règles de l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC) et de ce fait vulnérable aux mesures de rétorsion. C’est ce qui l’oblige à des contorsions et à ne taxer que certains produits et pas d’autres.

Résultat : l’acier turc sera taxé à la frontière mais pas la voiture fabriquée au Maroc avec de l’acier turc. C’est encourager une accélération supplémentaire de la désindustrialisation de l’Europe, avec la complicité active des entreprises européennes elles-mêmes ! Et le nouveau plan américain pour relocaliser l’économie sur son territoire va encore aggraver la situation. Au point que la Commission a été amenée début 2023 à adopter dans le cadre du Pacte vert1 (EU Green Deal), des subventions exceptionnelles accordées aux entreprises spécialisées dans la production de batteries, panneaux solaires, éoliennes, pompes à chaleur, électrolyseurs et technologies de captage, utilisation et stockage du dioxyde de carbone et l’extraction des matières premières critiques qui y sont associées.

Le critère essentiel d’attribution de ces subventions étant le risque d’une délocalisation de l’industrie en question. Mais ça ne résout qu’une petite partie du problème.

C’est bien la prise en compte du « contenu carbone » de tous les biens importés en Europe qui répondra au problème, sans pour autant qu’il y ait taxation. C’est ce dilemme auquel le budget carbone individuel apporte une solution : ce contenu carbone doit être imputé aux entreprises ou clients importateurs en tant que grandeur physique.

Que doit-on compter ?

L’attention s’est focalisée depuis longtemps sur les émissions de dioxyde de carbone, CO2, le gaz à effet de serre le plus visible et le plus répandu, celui qu’émettent nos voitures et nos chaudières. Mais deux autres GES ont un effet significatif sur le climat : le méthane, NH4, et le protoxyde d’azote, N2O. Moins présents dans l’atmosphère, se dégradant plus vite (méthane) ou moins (protoxyde d’azote), ils ont en revanche un effet de serre plus intense et ne peuvent être ignorés, ils représentent 5 à 10% du réchauffement.

Ce qui pose deux questions : quel équivalent adopter pour qu’au bout du compte on ait un contenu « d’équivalent CO2 » de nos consommations ? Et comment mesurer ces émissions dont certaines sont très diffuses car liées aux pratiques agricoles ?

Des règles d’équivalence ont été fixées au niveau international, ce qui nous autorise à parler de « contenu carbone » de nos consommations, ce contenu intégrant les deux autres GES principaux.

Il y a matière à débat quand une étude publiée par The Guardian2 révèle que 1000 sources évitables de méthane dans le monde génèrent 0,39 Gt éqCO2 soit la moitié de l’empreinte française et 0.6% de l’empreinte mondiale.

La nature des pratiques agricoles responsables des émissions est assez bien connue. Quant aux émissions qui ne sont pas liées à des consommations finales, comme la fermentation naturelle dans les lacs, celles-ci n’ont pas à entrer en ligne de compte, alors que la même production de méthane dans les rizières est de cause humaine, comme la déforestation qui génère 10% de l’empreinte carbone de la planète selon Global Carbon Project3.

Un effort qui s’inscrit dans l’exigence plus large de responsabilité des entreprises

Compter le contenu carbone des biens et services vendus par les entreprises s’inscrit dans un mouvement plus large, conduisant à une définition plus juste de la responsabilité des entreprises.

Le droit et les règles comptables évoluent toujours lentement.

Ceux qui nous régissent actuellement sont hérités des siècles passés.

Il a été nécessaire depuis plusieurs décennies d’entreprendre une révision profonde de ces règles. Deux grands courants se combinent :

  1. une définition élargie de la responsabilité des entreprises « donneuses d’ordre » : elles ne peuvent plus considérer que tout ce qui se passe en dehors de leur propre périmètre juridique ne les concerne pas, qu’elles se bornent à acheter elles-mêmes des biens et des services à des fournisseurs juridiquement indépendants d’elles et qu’elles n’ont rien à connaître des conditions de leur production.

    La loi française, bientôt la législation européenne, dites de « devoir de vigilance », leur fait obligation de savoir au contraire comment ce qu’elles achètent a été produit ; leur responsabilité s’en trouve engagée. C’est la suite du scandale « Rana Plazza », de l’effondrement au Bengladesh d’une manufacture de confection ensevelissant des milliers de travailleuses sous les décombres dans lesquels on a aussi retrouvé des étiquettes de grandes marques de confection européenne qui se présentaient comme des modèles de responsabilité sociale parce que leur siège avait fait l’objet de travaux d’isolation thermique…

    Le devoir de traçabilité du contenu carbone est le prolongement logique de ce devoir de vigilance. Même si ces législations sont encore imparfaites, elles sont suffisamment prises au sérieux par les entreprises ou les institutions financières pour les amener à recruter des « compliance officers » chargés de s’assurer que l’entreprise se conforme effectivement aux règles ; dans le cas contraire, le risque réputationnel est bien supérieur au risque de sanction financière, voire pénale.

  2. une conception élargie des normes comptables. Les normes comptables ont été faites historiquement pour s’assurer que le capital financier engagé dans l’entreprise était préservé. Mais l’activité de l’entreprise met en œuvre deux autres types de capitaux : le capital humain et le capital naturel. En les ignorant, on privilégie les intérêts des investisseurs au détriment des intérêts de la communauté et de la planète. D’où la tendance actuelle à établir aussi l’actif et le passif des ressources humaines et du capital naturel ; aujourd’hui sous forme de « bilans extra financiers » guidés par le souci de se montrer vertueux, mais demain sous forme de nouvelle normes comptables où les atteintes au climat, par le biais des émissions de GES tout au long de la filière feront partie du bilan officiel des entreprises4.

Ainsi la traçabilité carbone n’est pas une « usine à gaz » découlant de l’idée de budget carbone individuel mais le résultat d’un mouvement de fond qui va au-delà même de la protection du climat.

Peut-on se contenter de valeurs moyennes du contenu carbone d’une filière ?

Aujourd’hui, l’obligation de traçabilité du contenu carbone pour les produits d’une filière n’existe pas. Et, pourtant, ne serait-ce que pour évaluer l’empreinte écologique globale de la France, il faut bien en avoir une idée.

Et d’ailleurs il vous est proposé de plus en plus fréquemment par les journaux ou des sites internet d’évaluer votre propre « empreinte écologique » : un voyage en avion Paris New York, un jean, un voyage en voiture, un ordinateur, un bifteck, vos mails, votre abonnement de streaming, etc. en s’efforçant de comptabiliser l’ensemble des coûts.

Par exemple, un voyage en voiture ne va pas seulement compter les litres d’essence mais aussi l’empreinte écologique de la fabrication de la voiture répartie entre tous les km qu’elle parcourra. D’où sortent ces chiffres ? De l’empreinte écologique de ce jean-là, de cette voiture-là en particulier ? Non il s’agit de moyennes déterminées en France par le CITEPA et l’ADEME à partir des matrices d’échange entre branches économiques.

Peut-on s’en contenter ? Pour se faire une première idée de l’impact de son mode de vie, oui. Pour gérer demain les budgets carbone individuels, certainement pas !

C’est comme si on disait « la quantité moyenne de pesticides pour tel fruit est la division entre le nombre de tonnes de fruits et le nombre de tonnes de pesticides et c’est cette moyenne qui vous indique l’effet de la consommation de fruits sur votre santé ». Or justement l’agriculture biologique vous garantit qu’elle n’en contient pas et doit d’ailleurs se plier à de nombreux contrôles pour éviter les fraudes. C’est ce qui justifie à vos yeux le prix plus élevé.

La puissance du budget carbone est justement d’orienter les consommateurs vers les produits et services qui ont les émissions GES les plus faibles : processus de production mieux optimisés, recours à des matières premières recyclées et à des sources d’énergie renouvelable, qualité augmentant la durée de vie du produit, slow fashion contre fast fashion, recours à la seconde vie de produits d’occasion, réparation plutôt que remplacement, service plutôt que bien matériel (économie de la fonctionnalité), etc.

Pour privilégier les filières les plus vertueuses il faut donc pouvoir les identifier et c’est bien, comme pour l’exemple des pesticides, le contenu carbone effectif qu’il faut évaluer.

Comment calculer le contenu carbone d’un produit ?

Nous disposons d’un précédent, celui de la TVA, qui permet de suivre la construction de la valeur ajoutée tout au long de la chaîne de valeur. Ce n’est pas parce que ce suivi était facile que l’on a créé la TVA mais parce qu’on a créé la TVA que ce suivi est devenu naturel.

Et la TVA, invention française, a rapidement été adoptée par presque tous les pays du monde. Lorsque des biens intermédiaires viennent de pays hors UE, ils sont facturés hors taxe et l’importateur paie la totalité de la TVA au passage en douane.

Or, il est plus facile de demander à chaque fournisseur de faire figurer, sur sa facture, l’énergie fossile consommée que de calculer sa valeur ajoutée. Quant aux émissions de méthane et de protoxyde d’azote, c’est facile pour les émissions industrielles concentrées, comme l’émission de méthane par les exploitations de pétrole et de gaz, un peu plus complexe pour les émissions d’origine agricole ou ménagères, mais on connaît les équivalences.

Chaque producteur aura intérêt à donner une valeur exacte car ce sont les « unités carbone » versées par ses clients qui lui permettent de continuer son activité. Une sur-évaluation risquerait de faire capoter la vente, une sous-évaluation de compromettre la poursuite de l’activité. Il en résultera un « registre carbone », une comptabilité simplifiée des entreprises permettant de vérifier l’égalité des contenus carbone vendus et achetés par l’entreprise.

Le problème est un peu plus complexe avec les biens intermédiaires venant de l’extérieur car les fournisseurs extérieurs n’étant pas soumis aux mêmes contraintes d’équilibre de leur propre compte carbone peuvent être tentés de sous-estimer le contenu carbone de leur production, résultant lui-même d’une chaîne plus ou moins longue d’acteurs. Il faut alors faire appel à la nomenclature douanière qualifiant les grandeurs physiques des produits importés : il est facile d’y ajouter le champ « contenu carbone unitaire ».

L’importateur qui ne déclarerait pas le carbone importé serait traité selon la pratique du « ticket d’autoroute perdu » : l’automobiliste qui perd son ticket est facturé du maximum. Ici, ou bien l’importateur peut faire la preuve que le registre carbone qu’il tient est authentique et complet, ou bien il est débité de points carbone doubles de la moyenne de la filière. Les nouvelles techniques ici nous sont d’un grand secours, par exemple les blockchains qui peuvent enregistrer toutes les transactions de façon infalsifiable sans beaucoup de personnel.

Ne risque-t-on pas des fraudes massives au contenu carbone ?

La question de la fraude est commune à toutes les taxes, dont la TVA, à tous les dispositifs comme les échanges de crédits carbone au niveau européen et à tous les labels, comme le label d’Agriculture biologique pour les produits importés. Elle se pose dans les mêmes termes pour les contenus carbone et trouvera des réponses comparables : une certification des dispositifs d’enregistrement des transactions, des contrôles épisodiques par des organismes certifiés comme dans le cas des labels, des sanctions comme l’augmentation des unités carbone prélevés à la frontière. Un des risques importants des entreprises qui auraient recours à la fraude est le risque réputationnel. L’existence de valeurs moyennes pour une filière donnée donnera un tel avantage comparatif aux entreprises qui peuvent faire la preuve que le contenu carbone de leurs importations est sensiblement inférieur à cette moyenne qu’elles verront vite leur avantage à mettre en place un dispositif d’enregistrement de l’ensemble des transactions.

Les budgets carbone étant fondés la première année sur les émissions actuelles, l’intérêt de la fraude sera limité les premières années donnant le temps au système de se roder.

Doit-on imputer le contenu carbone associé à chaque produit en particulier ?

Toute entreprise est libre de fixer des prix de vente de ses différents produits en répartissant selon ce qui lui semble bon les frais généraux ou les coûts de production entre eux, sa seule contrainte étant d’équilibrer ses comptes. La logique est la même pour l’imputation des unités de carbone entre les différents produits, la seule obligation étant au bout du compte que les unités carbone imputées aux produits équilibrent les unités carbone nécessaires à la production.

Là aussi la contrainte sera différente pour les produits importés pour lesquels il serait facile d’attribuer, par exemple, l’énergie renouvelable aux produits entrants en Europe et l’énergie fossile aux produits destinés à des pays qui n’ont pas encore mis en place des budgets carbone individuels. Pour ces produits les importateurs devront nécessairement prendre en compte la moyenne.

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