Le covoiturage comme levier de transition écologique, s’il s’intègre au sein de zones de pertinence définies

Nolwen Biard, septembre 2023

Forum Vies Mobiles

Étudier la pertinence du covoiturage revient à interroger les objectifs mêmes des politiques de covoiturage, afin de déterminer s’ils entrent dans la nécessaire transition écologique des mobilités : la décarbonation des mobilités, les objectifs sociaux liés à l’accessibilité à la mobilité, ou encore les objectifs d’optimisation du système de mobilité. Pour faire du covoiturage du quotidien un réel levier de transition écologique, le développement de cette pratique doit s’observer en priorité sur les trajets où son potentiel de développement est le plus grand, et où celui-ci est le moins susceptible d’être diminué par les effets rebonds. Pour cela, la définition de zones de pertinence du covoiturage doit permettre de concevoir les caractéristiques des trajets où ces deux conditions ont le plus de chance d’être réunies.

À télécharger : 2023.09.11_vf_etude_covoiturage.pdf (5 Mio)

Quels sont les trajets à cibler pour réduire les émissions de CO2 ?

L’objectif de décarbonation des mobilités est le principal objectif étudié dans cette étude. On peut considérer que le covoiturage est un outil de décarbonation à condition qu’il n’y ait pas un autre mode, plus écologique, déployable efficacement, et soutenable sur le plan financier pour la collectivité et/ou pour l’usager

Le covoiturage intermédié trouve son plus fort potentiel pour les déplacements pendulaires de moyenne distance

Le travail est structurant dans la mobilité quotidienne, aussi bien pour se rendre sur son lieu de travail ou d’études que pour réaliser ses activités professionnelles 1, ce qui en fait un levier déterminant de décarbonation des mobilités. Les trajets pendulaires, du domicile vers le travail ou vers les études, sont source de masse critique : ce sont des déplacements quotidiens, réalisés en majorité à des heures de pointe, vers de mêmes zones urbaines ou zones d’emplois en périphérie. Pour autant, c’est sur le motif travail que le taux de remplissage est le plus faible.

Le covoiturage n’est pas pertinent pour l’ensemble des déplacements domicile-travail. Près de 60 % des personnes en emploi ont des trajets domicile-travail de moins de 9 km d’après l’Enquête nationale mobilité et modes de vie du Forum Vies mobiles (ENMMV). Pour autant, 36 % d’entre eux utilisent exclusivement la voiture pour se rendre au travail. Les politiques publiques visant la décarbonation doivent encourager, pour ce type de trajet, le report modal vers le vélo, les véhicules légers2 ou les transports en commun, plutôt que le covoiturage.

En revanche, l’ENMMV a également montré que 41 % des actifs effectuent plus de 9 kilomètres pour se rendre au travail, nécessitant des véhicules rapides motorisés. S’il est clair que l’orientation des politiques publiques doit être celle d’un rapprochement des lieux de vie et de travail, ces réaménagements du territoire et des organisations prennent du temps et ne sont pas aujourd’hui majoritaires dans les dynamiques actuelles. Les trajets domicile-travail supérieurs à 20 kilomètres ont ainsi augmenté de 22 % en nombre et de 28 % en distance en l’espace de 10 ans (Orfeuil, 2022).

Les trajets supérieurs à 20 km ont un poids important : s’ils concernent un tiers des actifs, ils sont responsables de 60 % des kilomètres parcourus et 55 % des émissions de CO2 émises pour se rendre au travail, soit 10 millions de tonnes de CO2 (Orfeuil, 2022). Ils sont réalisés très majoritairement en voiture. C’est donc pour ces trajets pendulaires vers le travail d’une distance supérieure à 20 km que l’on trouve les plus forts enjeux de décarbonation en termes de volumes3, mais aussi le plus fort potentiel pour le covoiturage : on a en effet montré dans la partie précédente que la distance moyenne du covoiturage est de 20 km, et que sa part modale double au-delà de 20 km.

Les trajets liés aux loisirs ou aux achats, ainsi que les trajets plus ponctuels, pour se rendre à des événements ou des manifestations, représentent aussi un défi de décarbonation des mobilités. Le poids de ces déplacements non liés au travail est amené à croitre, à l’heure où le télétravail se développe. Les efforts d’enquêtes et de recherches mais aussi l’essentiel des politiques publiques et des services de covoiturage intermédié se sont pour le moment concentrés sur les trajets pendulaires. La zone de pertinence du covoiturage sur les trajets non liés au travail ou aux études est plus difficile à déterminer. Ils enregistrent un meilleur taux de remplissage que les trajets pour se rendre au travail. Le potentiel de décarbonation est moindre, mais il semble en revanche plus facile de s’organiser à plusieurs pour ce type de motif. On peut supposer qu’ils sont moins soumis aux contraintes d’organisation complexe du quotidien dans le cas de manifestations ponctuelles, ce qui rend plus acceptables les contraintes du covoiturage, ou qu’ils sont le plus souvent effectués au sein du ménage pour des motifs liés aux loisirs ou aux achats. Les enjeux de décarbonation se mêlent aux enjeux d’accessibilité, dans un contexte d’éloignement des services dans les zones moins denses.

Le covoiturage est à développer en priorité pour décarboner les trajets d’échanges entre zones peu denses et zones denses

Les distances parcourues, le choix du mode de transport et les impacts en termes d’émissions de GES sont fortement déterminés par le type de déplacement réalisé. Plus encore que le lieu de résidence, c’est le fait de réaliser un déplacement en échange (entre le centre et la périphérie, ou inversement), qui est déterminant (Cerema, 2022). J-P. Orfeuil (2022) a ainsi montré les différences d’impacts qui existent selon le type de déplacement réalisé par les actifs : alors que ceux vivant et travaillant dans la même agglomération (62 %) parcourent 7 km pour se rendre au travail et représentent 36 % des émissions de CO2, les actifs des communes périurbaines se rendant vers l’agglomération de référence (15 % des actifs) parcourent en moyenne 16 km et les actifs en échange entre deux aires urbaines (9 % des actifs) parcourent 37 km en moyenne. Au total, 24 % des actifs représentent 53 % des émissions de CO2 liées aux migrations vers le travail (Orfeuil, 2022). Ainsi, les déplacements pendulaires des actifs qui ne travaillent pas dans leur EPCI de résidence ont un impact plus fort sur les émissions de GES, car ils doivent réaliser des distances plus longues pour se rendre au travail, le plus souvent en voiture.

Le recours à la voiture s’explique d’un côté par les distances à parcourir, plus importantes que pour des déplacements internes à un même territoire. Le report modal depuis la voiture vers les modes actifs est donc plus compliqué sur ce type de trajet. Par ailleurs, le report modal vers les transports en commun est lui plus difficile. Ces flux d’échanges sont en effet moins bien couverts par les transports en commun, d’une part parce qu’ils s’articulent souvent entre des échelons territoriaux différents (Métropole et communauté d’agglomération, ville moyenne et communauté de communes) qui peuvent avoir des réseaux de transports différents. D’autre part, ces trajets sont réalisés entre des espaces denses et des espaces peu denses, à l’habitat dispersé, rendant plus difficile la couverture par les transports en commun. La métropolisation accentue ce phénomène ; la concentration des activités économiques au coeur des métropoles participe à la création de flux de personnes de plus en plus important, et habitant de plus en plus loin. Les déplacements en échange sont déjà ceux où l’on observe le plus de covoiturage extrafamilial, tandis que le covoiturage intrafamilial est plus courant pour les déplacements effectués au sein d’un même territoire (Cerema, 2022).

Colard et al. (2021) ont créé une typologie des EPCI classés en 8 classes (voir carte ci-dessous), ce qui permet de constater que les effets de la métropolisation sur les pratiques de mobilité se ressentent particulièrement pour les habitants du périurbain élargi (la classe C 4). 41 % des actifs résidents de la classe C travaillent en dehors de leur EPCI de résidence et c’est au sein de la classe C que l’on se rend le plus en voiture au travail (88 % des actifs travaillant dans une métropole et 95 % pour ceux travaillant dans une ville moyenne). Les actifs du périurbain élargi, qui travaillent en métropole, parcourent en moyenne 28 km et ils sont à 40 % des employés ou des ouvriers. On retrouve dans les EPCI de la classe C un processus rapide d’artificialisation des sols, du fait d’un habitat en majorité individuel, sur un terrain plus important que dans des agglomérations, ce qui favorise la dispersion des habitats. Le covoiturage apparait particulièrement pertinent pour cette classe d’EPCI. Elle regroupe 12,6 millions d’habitants et 376 EPCI, avec une population en augmentation et qui utilise de plus en plus la voiture.

Les trajets en échange concernent des résidents du périurbain travaillant dans une agglomération, mais également l’inverse : des résidents d’une agglomération dense ou moyennement dense qui vont travailler à l’extérieur, vers des zones d’activité en périphérie par exemple. Un agent de la Région Pays de la Loire constate à partir des trajets effectués via le dispositif régional Covoiturage Pays de la Loire 5 : « On a une majorité de trajets divergents des métropoles (60 %), c’est-à-dire partant de la métropole vers l’extérieur, alors même que ce type de trajets ne représente que 40 % des déplacements. C’est plutôt intéressant pour nous, car notre offre publique de transport collectif est plutôt convergente, donc c’est complémentaire. On a aussi beaucoup de trajets sur lesquels on a très peu d’offres. » Pour ce technicien de l’Agence d’urbanisme de la région nantaise (AURAN), trois explications sont possibles à la surreprésentation des trajets partant depuis Nantes métropole : le covoiturage vient compléter une offre déficitaire en transport en commun pour les trajets divergents ; l’offre de stationnement est plus contrainte au coeur de l’aire urbaine ; le dispositif a été davantage utilisé par des jeunes et/ou des catégories socio-professionnels supérieures, résidant davantage à l’intérieur des centres urbains 6.

Par cette approche, on peut conclure que c’est pour les déplacements pendulaires, de moyenne distance, réalisés en échange depuis ou vers le périurbain, que le covoiturage trouve sa pertinence. Les enjeux de décarbonation sont élevés pour ces flux et le covoiturage apparait comme une solution intéressante là où la densité n’est pas suffisamment élevée pour développer des lignes de transports collectifs suffisamment cadencée pour provoquer un report modal significatif depuis la voiture. Il est cependant à noter que l’enjeu de la masse critique joue aussi pour le covoiturage, et en particulier pour le covoiturage dynamique, par plateforme, ce qui affecte son potentiel.

À l’inverse, le covoiturage n’est pas pertinent pour décarboner des trajets internes aux zones denses, car la couverture de ces flux en transports en commun est possible et souhaitable, et souvent déjà disponible. Concernant les trajets internes aux zones peu denses, le covoiturage peut être un outil de décarbonation dans tous les cas, en l’absence d’autres alternatives. Toutefois, la trop grande dispersion des flux réduit fortement le potentiel du covoiturage.

Enfin, précisons que la typologie utilisée donne une idée générale grâce à l’analyse des pratiques de mobilité et d’aménagement du territoire. D’autres caractéristiques territoriales influencent également le potentiel du covoiturage, comme la très grande densité du réseau routier français : plus d’un million de kilomètres de routes contre 600 000 en Allemagne, 400 000 au Royaume-Uni ou en Italie. L’étendue d’un tel réseau diminue la concentration des flux et donc les possibilités de mutualisation. Au contraire, un nombre réduit de voies améliore le potentiel, car les flux sont concentrés, comme par exemple le « Y grenoblois » correspondant aux quelques flux en direction de Grenoble, dans la vallée.

Les enjeux sociaux du covoiturage face à notre dépendance collective à l’automobile

La transition écologique des mobilités ne peut se limiter à des enjeux techniques de substitution des modes carbonés par des modes décarbonés. Elle comprend des changements de pratiques, de représentations, de modes de vie. Elle comprend donc d’une part une dimension culturelle liée aux imaginaires entourant l’utilisation de la voiture. D’autre part, la justice sociale est primordiale : les changements nécessaires à la transition écologique sont davantage acceptés lorsqu’ils sont partagés de façon juste entre tous et toutes ; c’est l’enseignement de l’enquête annuelle sur la perception du changement climatique réalisée par l’ADEME 7. Aussi, il n’y aura pas de transition écologique sans justice sociale.

Les enjeux de justice sociale sont particulièrement forts dans le domaine de la mobilité, et source de crispations majeures, comme l’a illustré la récente crise des Gilets jaunes. La mise en place des Zones à faibles émissions (ZFE) dans les métropoles suscite également nombre d’inquiétudes : un article de Reporterre sur le sujet qualifiait les ZFE de « bombe sociale pour les quartiers populaires » 8.

Rendre accessibles services et opportunités grâce à l’automobilité

La mobilité peut être qualifiée de « nouvelle question sociale » (Orfeuil, 2010), tant le besoin d’être mobile est devenu une nécessité de plus en plus prégnante. Être mobile est devenu une norme sociale, et ne pas l’être limite l’accès à l’emploi, aux services, aux contacts sociaux, aux opportunités, etc. Différents facteurs sont à l’origine des difficultés de mobilité ; niveau de revenu, absence d’alternatives (dépendance automobile), capacités physiques et handicaps, lieu de résidence… Les inégalités sociales – et territoriales – se traduisent par des difficultés d’accès à la mobilité, et s’autoalimentent (« l’immobilité attire l’immobilité » selon Orfeuil) du fait d’un moindre accès aux opportunités et aux services. Le Baromètre des mobilités du quotidien 2022, de la Fondation pour la Nature et l’Homme (FNH) dénombre 13,3 millions de personnes en situation de « précarité mobilité » 9, soit presque le quart de la population française. La nécessité d’être mobile devient même une nécessité d’être automobiliste, soit en raison d’une absence d’alternatives à la voiture, soit parce que la flexibilité et la disponibilité offertes par l’automobile deviennent des normes.

La thématique de l’accessibilité est régulièrement évoquée comme objectif des politiques de covoiturage, en particulier pour les territoires où les alternatives à la voiture individuelle sont inexistantes ou trop peu présentes. Le covoiturage est alors présenté comme une alternative pour des publics non motorisés, sans solution de mobilité et confrontés à des difficultés d’accès aux activités et/ou services.

La typologie de J. Colard et al. (2021) permet de mettre en lumière les territoires particulièrement concernés par les problématiques d’accessibilité, du fait d’un fort taux de chômage, du vieillissement de sa population ou d’éloignement des services de la vie quotidienne. Il s’agit notamment des EPCI des villes moyennes, des petites villes, du périurbain entourant ces espaces, ou des espaces ruraux. Ces différentes classes d’EPCI (D, E, F et G) se caractérisent par un usage prédominant de la voiture et une faible utilisation des transports en commun. Les effets rebonds sont limités ; le covoiturage n’induit pas de déplacement, car les personnes recourant à ces services ne se seraient pas déplacées s’ils n’existaient pas.

Ces territoires se caractérisent par une densité allant de moyenne (classe D) à faible voire très faible (classe G), sur de très grandes superficies. Toutefois, la densité et la masse critique ne semblent pas ici les principaux critères pour juger du potentiel du covoiturage, et ne sont pas des obstacles contraignants 10. Les valeurs d’entraide et de solidarité semblent au contraire essentielles pour faire fonctionner le covoiturage dans ce type de situation, ce qui permet de déduire que c’est au plus proche du territoire concerné et de ses habitants que les initiatives auront le plus de chance de fonctionner. C’est donc davantage l’animation, le caractère territorialisé des initiatives ou l’esprit de solidarité d’un territoire qui sont mis en avant par les promoteurs de ce « covoiturage solidaire ». L’existence d’une mise en relation par un intermédiaire humain joue un rôle essentiel, en particulier pour des populations en situation de fracture numérique, où la seule interface d’une application ne convient pas. Cette fracture numérique concerne 17 % de la population selon l’Insee 11, et en particulier les populations les plus fragiles – elles-mêmes davantage susceptibles de se trouver en situation de précarité mobilité.

Par ailleurs, c’est dans les territoires les moins denses que l’objectif d’accessibilité peut le plus recouper celui de la décarbonation : c’est dans ces territoires que les habitant.es doivent parcourir les plus longues distances pour accéder à différentes activités ou services, dans la très grande majorité des cas en voiture 12.

Le covoiturage solidaire ne résout pas un certain nombre de problèmes d’accessibilité, à commencer par le nécessaire rapprochement des services publics et des activités, ce que nous détaillerons davantage dans la partie 4. Le covoiturage solidaire ne peut pas non plus se substituer à l’existence de services publics de transports (comme les Transports à la demande (TAD)) ou d’aménagements pour les modes actifs. En effet, ce covoiturage repose sur la solidarité et la volonté de rendre service, et sur la disponibilité des conducteurs et conductrices. Le covoiturage solidaire ne peut garantir une continuité de service. Par ailleurs, il ne doit pas être confondu avec l’accompagnement solidaire, réalisé par des conducteurs et conductrices bénévoles, ne se déplaçant pas pour leur propre compte, mais pour celui de la personne accompagnée.

Compenser les coûts trop élevés de l’automobilité : rémunérer le covoiturage comme enjeu de justice sociale et territoriale ?

Les inégalités liées à la mobilité sont d’abord des inégalités sociales, car la mobilité est facilitée pour les personnes à plus haut revenu, à plus haut diplôme, et la mobilité entretient et reproduit ces inégalités sociales. Il s’agit aussi d’inégalités territoriales : les métropoles concentrent les solutions alternatives à la voiture individuelle (transports en commun structurants, aménagements cyclables, services de mobilité en libre-service, VTC…) et elles concentrent aussi les services et activités. Les résidents des territoires périurbains et ruraux possèdent moins d’alternatives à la voiture individuelle, et ils doivent parcourir en moyenne de plus grandes distances pour réaliser leurs activités quotidiennes (travail, démarches, loisirs). Inégalités territoriales et inégalités sociales sont par ailleurs liées et s’entretiennent. Les personnes à plus haut revenu ont un plus grand contrôle dans leurs choix résidentiels et peuvent inclure comme critères l’accès aux services et aux infrastructures de mobilité. Au contraire, des situations de dépendance automobile liées au lieu de vie renforcent le poids de la mobilité sur les budgets les plus contraints. Le coût de possession et d’usage de la voiture est estimé à 350 € par mois en 2022 13, soit environ 25 % du SMIC.

Ainsi, on observe des différences de vulnérabilité énergétique 14 entre les territoires et entre les populations : dans une note de 2015, l’INSEE dénombrait 2,7 millions de ménages (10,2 % des ménages) vulnérables pour leurs dépenses liées à l’achat du carburant nécessaire à leurs déplacements contraints. Le risque de vulnérabilité est faible pour les pôles urbains, et bien plus élevés dans les zones plus éloignées. Ce risque varie aussi selon les catégories socioprofessionnelles : il est plus élevé pour les agriculteurs, les ouvriers et les professions intermédiaires. L’augmentation du coût du carburant a amplifié la vulnérabilité et les inégalités entre populations et territoires.

Ainsi, les dispositifs de soutien au covoiturage peuvent apparaitre comme le moyen de compenser des inégalités sociales et territoriales dérivées de situations d’éloignement du lieu de travail, de moindre revenu et d’absence d’alternatives suffisantes à la voiture. Ces dispositifs peuvent favoriser et faciliter la mise en relation entre covoitureurs, qui partagent ensuite les frais de déplacement. Les dispositifs peuvent aussi directement rembourser les frais aux covoitureurs (Forfait mobilité durable, incitations financières distribuées par les AOM).

Cependant, pour venir réellement compenser des situations d’inégalités, de tels dispositifs devraient pouvoir cibler beaucoup plus finement les publics et les territoires recevant ces compensations. De plus, nous émettons un doute sur la capacité des politiques de covoiturage à résorber un sentiment d’injustice liée au manque d’alternatives à la voiture individuelle hors des centres urbains. Cette pratique demande d’accepter un certain nombre de contraintes organisationnelles et une part d’incertitudes pour le passager, des éléments pouvant constituer une charge mentale répétée si la recherche d’équipages de covoiturage est quotidienne. Même à supposer que cette charge puisse être considérablement réduite grâce à des systèmes très efficaces de mise en relation, le covoiturage demande d’accepter de partager un espace réduit et un temps de trajet avec une ou plusieurs personnes, alors même que ce moment entre le travail et le domicile est considéré par un certain nombre d’actifs comme un « sas de décompression ». Aussi, le covoiturage ne conviendra pas à tous et toutes et ne peut constituer une réponse solide au sentiment prégnant d’injustice sociale et territoriale liée à la mobilité. L’injonction à covoiturer pour les populations périurbaines et rurales pourrait même avoir des effets contreproductifs : là où les transports en commun organisés sont un service public possédant un fort pouvoir aménageur des territoires, et délivre un message « d’égale dignité des territoires » selon J-P. Orfeuil, le covoiturage pourrait lui « être assimilé à une invitation à la « débrouille » (Orfeuil, 2022).

Le covoiturage peut créer un nouvel espace de liens, à condition d’être pleinement choisi

Le covoiturage repose sur le partage d’un trajet entre deux lieux, mais il suppose aussi le partage d’un temps de trajet entre plusieurs personnes. Or, on a tendance à ignorer « l’épaisseur sociale de ce qui se passe entre les lieux. […] La mobilité ne constitue pas un « espace-temps mort » entre des points d’ancrage qui seuls seraient constitutifs d’une territorialité. […] Nos analyses sur le codéplacement […] rendent compte d’une sociabilité spécifique, propre à la mobilité, à la fois fonction de sa temporalité et de l’espace particulier de l’habitacle en mouvement. » (Cailly et al. 2014).

Renforcer le lien social par le covoiturage est un objectif énoncé par cet élu de la communauté d’agglomération de Concarneau, avec l’expérimentation du covoiturage solidaire « Ehop près de chez nous » : « C’est un lien social intéressant. Dans certains secteurs, il y a beaucoup de résidences secondaires. Les quelques personnes âgées qui restent là [toute l’année] sont bien contentes de trouver des gens avec qui elles peuvent discuter, aller en voiture. [Le covoiturage] permet de connaitre des gens qu’on ne connait pas alors qu’ils habitent la rue à côté, de reprendre contact avec les personnes de sa commune ». Le covoiturage peut ainsi permettre de créer des moments de rencontre entre habitants d’un même territoire ou entre salariés d’une même zone d’activité. Pour C. Beurrier, élue du PMGF, « Le covoiturage c’est aussi un objet de convivialité, de plaisir. »

La promesse d’un lien social « renouvelé et renforcé » fait partie des espoirs sociétaux portés par la consommation collaborative (Borel, 2015). Même s’il peut effectivement s’agir d’un impact de la pratique du covoiturage, le renforcement du lien social est un objectif diffus, dépendant de multiples facteurs. De plus, le covoiturage s’apparente à une forme de sociabilité très poussée puisque l’espace réduit d’une voiture doit être partagé, et notamment avec des inconnus dans le cadre d’un covoiturage dynamique. Cela va à rebours des tendances actuelles observées dans les pratiques de déplacement. Le temps passé à se déplacer au quotidien est de plus en plus optimisé grâce à la possibilité d’accéder à une diversité de contenus via les smartphones et une connexion internet. Les déplacements automobiles sont valorisés parce qu’ils sont synonymes de liberté, d’autonomie et offrent un espace privé, intime. Les déplacements en transport en commun, même s’ils sont collectifs, offrent la possibilité de vaquer à des occupations individuelles (téléphoner, travailler, regarder une série…).

Aussi, si la possibilité de rencontrer de nouvelles personnes et d’occuper ainsi son temps de trajet quotidien peut être valorisée par certaines personnes, cela ne convient pas à tout le monde et pose à nouveau la question de la justice. Faut-il proposer cette forme de mobilité particulière comme seule alternative pour des populations sans alternative à la voiture thermique, tandis qu’une mobilité automobile électrique peut continuer d’être pratiquée de manière individuelle par d’autres ? Cet enjeu se pose particulièrement dans le cas des voies réservées au covoiturage qui restent accessibles aux autosolistes en véhicule électrique.

Optimiser le système de mobilité grâce au développement du covoiturage ?

Enfin, deux derniers objectifs des politiques de covoiturage doivent ici être étudiés : décongestionner les axes routiers les plus empruntés et permettre aux collectivités et opérateurs de transports de proposer une nouvelle offre à un prix plus faible qu’une offre classique de transports en commun. Tous deux doivent permettre, in fine, d’optimiser le système de mobilité.

Réduire la congestion en remplissant davantage les voitures en circulation ?

Cet objectif est très régulièrement évoqué par les collectivités rencontrées, en particulier les métropoles confrontées à des problématiques de congestions. Le covoiturage est alors pensé comme le moyen de réduire le nombre de véhicules en circulation, et donc de fluidifier le trafic et diminuer la pollution de l’air. Le Plan covoiturage 2023-2027 en fait même l’un des axes principaux : 50 millions d’euros sont dédiés aux aménagements (aires, lignes, voies réservées) qui visent à « fluidifier les déplacements partout où cela est possible ».

Dans le cas d’une politique de covoiturage performante, incitant des autosolistes à quitter leur voiture pour devenir passagers de covoiturage, les conditions générales de circulation seraient effectivement améliorées en désaturant les axes congestionnés. Cet objectif répond à des problématiques concrètes auxquelles se confrontent chaque jour des millions d’automobilistes, et s’articule à des enjeux d’amélioration de l’accessibilité. Décongestionner grâce au covoiturage est l’objectif de plusieurs collectivités rencontrées pour l’étude et confrontées à une croissance démographique continue. La zone de pertinence du covoiturage, pour répondre à un objectif de décongestion, se situe dans la diminution du plus fort volume de trajets, quelle que soit leur distance, dans les zones denses concernées par la congestion.

Cela peut entrer en contradiction l’objectif de décarbonation. En effet, la décongestion améliore in fine la circulation pour tous – covoitureurs et autosoliste. Or, la fluidification du trafic risquerait de reproduire, à terme, les phénomènes de congestion. En effet, l’amélioration temporaire des conditions de circulation finit, par un effet d’aubaine, par entraîner une augmentation de la circulation automobile globale (trafic induit), ce qui recrée les phénomènes de congestion initialement combattus. Dans l’exemple présenté dans l’encadré ci-dessus, l’ouverture d’une voie supplémentaire, réservée au covoiturage, a amélioré les conditions de circulation de l’ensemble des automobilistes (sur la voie de covoiturage et sur les voies classiques).

Au contraire, le soutien au covoiturage via des aménagements réservés diminuant la place accordée à l’autosolisme – créant à court terme davantage de congestions pour les autosolistes – est une voie de solution pour diminuer le trafic automobile via le phénomène de trafic évaporé.

Réaliser des économies sur le budget transport ?

Les économies sur le budget peuvent concerner les gains de pouvoir d’achat réalisé par les covoitureurs. Cet enjeu est traité au sein de l’objectif de justice sociale et territoriale (voir plus haut).

Les économies potentielles peuvent également concerner le budget consacré par les collectivités à l’offre de transport. Moins mise en avant que d’autres objectifs, la recherche d’économies par la mise en place de services de covoiturage est néanmoins rapidement évoquée lors de plusieurs entretiens : « Le covoiturage aujourd’hui est le système de transports en commun qui coûte le moins cher à tout le monde. On n’a pas besoin d’infrastructure, pas besoin de matériel, pas besoin de professionnels, c’est un système qui a l’avantage d’être souple et relativement peu cher pour la collectivité » pour cet élu d’un Syndicat mixte des transports. « Le ratio coût/avantage est plus intéressant pour le covoiturage par rapport aux transports en commun », confiait également un technicien d’une Collectivité territoriale en entretien. « Le gros du sujet sur les transports en commun c’est le coût de fonctionnement, notamment les coûts de personnels, qui sont trop élevés par rapport aux recettes qui sont trop faibles. On observe aussi une pénurie de conducteurs de bus. Pour le covoiturage, l’avantage c’est qu’on ne paye pas un professionnel pour conduire. C’est une solution à moindre coût. Même s’il faut regarder plus large et considérer les externalités positives des transports en commun. »

L’idée de réaliser des économies via une diminution des coûts salariés des conducteurs de transports en commun est attrayante pour les élus et les opérateurs de transports publics : « Le discours, c’était qu’on allait proposer aux conducteurs de voiture d’être des conducteurs du réseau de transports en commun » se rappelle cet agent d’une Métropole. On retrouve le même raisonnement pour soutenir le développement des véhicules autonomes : réduire le coût du travail en s’affranchissant de conducteurs 15.

Souhaiter réaliser des économies prend sens dans un contexte où les budgets des collectivités sont pris dans un étau financier : des dépenses croissantes conjuguées à des ressources moindres. Les Régions sont particulièrement touchées par ce phénomène : elles dédient la part la plus importante de leur budget (25,3 %) à la mobilité, soit 12 milliards d’euros, un budget qui a doublé en dix ans. 16

À ce stade, le coût des politiques de covoiturage est très variable selon les territoires, les modalités d’incitations financières (s’il y en a) ou le type de service (allant d’un service de prestation informatique à l’aménagement d’une infrastructure sur la voirie). On estime un coût au km d’environ 0,60 € (en comptant les coûts de fonctionnement) pour le Syndicat mixte des Mobilités de l’aire grenobloise (SMMAG) ou le Parc industriel de la Plaine de l’Ain (PIPA), 0,13 € pour le dispositif régional des Pays de la Loire, 0,14 € pour Rouen Métropole. Selon le modèle économique des opérateurs de covoiturage, ce coût peut rester constant, quelle que soit l’utilisation du service ou diminuer quand les trajets augmentent (amortissant des coûts de fonctionnement ou d’aménagements importants au départ).

Au-delà du coût du service, il faut également estimer le service rendu par le covoiturage, en comparaison à l’ajout d’une offre de transports en commun. Cela dépend donc des seuils de fréquentation des flux visés et de la qualité de l’offre existante – ou non – de transports collectifs. Le covoiturage est un service différent, qui ne remplace pas une offre publique de transports en commun.

Ainsi, les politiques de covoiturage peuvent viser des objectifs différents, n’ayant pas toujours les mêmes finalités. L’amélioration de l’accessibilité, permise par exemple par la diminution du budget dédié à la mobilité pour les ménages, peut par exemple entrer en contradiction avec l’objectif de décarbonation nécessitant une réduction de la demande de mobilité. L’objectif de décongestion peut, quant à lui, entrer en contradiction avec l’objectif de décarbonation. L’enjeu pour les pouvoirs publics est de mettre en marche une transition écologique engageant de véritables changements de long terme, sans pour autant laisser de côté les impacts sociaux de leurs politiques publiques.

  • 1 L’enquête nationale mobilité et modes de vie du Forum Vies mobiles (2020) a montré les déplacements réalisés dans le cadre du travail sont peu pris en compte par les politiques de mobilité alors que 40 % des personnes en emploi se déplacent quotidiennement ou presque sur leur temps de travail (hors domicile-travail), pour une distance moyenne de 100 kilomètres par jour en moyenne. On peut cependant supposer que la pratique du covoiturage, notamment intermédié, se prête peu à ces déplacements réalisés pour réaliser son activité professionnelle.

  • 2 La généralisation des véhicules légers pourrait permettre de répondre à un certain nombre de problématiques posées par l’utilisation du vélo classique, comme le montre cette note de La Fabrique Ecologique et du Forum vies mobiles : « Si le vélo classique pourrait permettre de parcourir une distance de 9 km entre 30 et 45min, celles et ceux qui ne peuvent pas utiliser un vélo classique, qui doivent aller plus vite, faire moins d’effort physique ou encore disposer d’une protection contre les intempéries peuvent avoir recours à plusieurs types de véhicules légers. Par exemple, le vélo électrique leur permettrait de parcourir la même distance en un peu moins de 20 minutes tout en gardant une mobilité active ; les tricycles (électriques ou non) offrent une plus grande stabilité ; les vélos voitures, dont il n’existe encore que quelques modèles en cours de prototypage, permettent d’être protégé des intempéries et offrent un petit espace de stockage et la possibilité de véhiculer une personne supplémentaire. » (La Fabrique Ecologique, Forum vies mobiles, février 2023 : www.lafabriqueecologique.fr/pour-une-mobilite-sobre-la-revolution-des-vehicules-legers/ )

  • 3 Le Cerema constate dans son rapport sur les mobilités quotidiennes des différences significatives entre les territoires dans les niveaux d’émissions de GES liées au transport, des différences qui s’expliquent notamment par les déplacements liés au travail : « Ce sont les déplacements longs liés au travail qui vont influencer le niveau moyen des émissions. Ainsi des territoires frontaliers avec une part importante d’actifs travaillant à l’étranger et faisant des allers-retours sur des grandes distances en voiture vont avoir des émissions importantes. Inversement, des territoires avec une densité régionale d’emplois forte où les actifs restent dans leur bassin d’emplois de proximité et où l’usage des modes de transport moins carbonés est important connaissent des émissions moyennes moins élevées (Cerema, 2022).

  • 4 La classe C de la typologie correspond au périurbain élargi et la campagne autour des métropoles ou de certaines villes moyennes (Colard, 2021).

  • 5 Le nom du dispositif était Aleop covoiturage et a été modifié en début d’année.

  • 6 Sur ce dernier point, un certain nombre d’indices convergent vers cette hypothèse sur le profil socioéconomique des covoitureurs passant par des applications, sans toutefois que l’on puisse à ce stade en tirer des conclusions générales. On notera par exemple la surreprésentation des cadres sur le site de covoiturage du Grand Lyon (ADEME, 2017) ou sur la ligne de covoiturage Lane (étude d’impact Ecov).

  • 7 A la question « si des changements importants s’avèrent nécessaires dans nos modes de vie, à quelles conditions les accepteriez-vous ? », la réponse la plus choisie est celle qui indique que ces changements « soient partagés de façon juste entre tous les membres de la société » (64 %), loin devant le fait que ces changements « soient compensés par d’autres avantages (plus de temps libre, plus de solidarité, etc.) (33 %) (Sondage OpinionWay pour l’ADEME, 2021).

  • 8 La précarité mobilité est induit par des facteurs comme « des budgets carburants élevés, des voitures vieillissantes, des distances à parcourir qui s’allongent, l’absence de solution alternative à la voiture » ou le fait de n’avoir ni voiture, ni vélo, ni abonnement aux transports collectifs selon le Baromètre. Cette précarité engendre des renoncements à se déplacer, pour travailler, accéder aux soins, aux loisirs etc.

  • 9 56Rapport final PenD Aura, juin 2022 www.auvergnerhonealpes-ee.fr/fileadmin/user_upload/mediatheque/raee/Documents/Publications/2022/Rapport-PEnD-Aura__vff.pdf

  • 10 C’est l’hypothèse faite dans un travail d’enquête de l’association autosBus, qui a réalisé des tests d’autostop dans l’Ain et la Drôme, et mesuré temps d’attente, nombre de véhicules et temps pour arriver à destination, densité des routes empruntées, etc. L’enquête arrive à la conclusion que l’attente ne dépend pas du trafic : sur les petites routes ou pendant les heures creuses, la bonne volonté des conducteurs compense leur faible nombre : « Nous pensons que si les automobilistes s’arrêtent peu lorsque le trafic est dense, c’est qu’ils pensent que « quelqu’un d’autre va s’arrêter ». A contrario, cela nous a souvent été confirmé sur des routes quasi désertes quand des conducteurs nous ont dit « je ne voulais pas vous laisser en rade ». Ce mécanisme a été abondamment étudié en psychologie sociale et baptisé dilution de responsabilité. » (Autobus, 2019).

  • 11 Insee, 2019. « Une personne sur six n’utilise pas Internet, plus d’un usager sur trois manque de compétences numériques de base », URL : www.insee.fr/fr/statistiques/4241397#titre-bloc-14

  • 12 La typologie de France Stratégie montre que c’est dans les EPCI les moins denses (classe F et classe G) que l’accessibilité aux services de la vie quotidienne est la moins bonne.

  • 13 Estimation du Réseau action Climat dans le rapport « Comment transformer la mobilité du quotidien ? », octobre 2022.

  • 14 Dans cette note, l’Insee définit la vulnérabilité énergétique comme une situation dans laquelle un ménage a un taux d’effort énergétique (dépense énergétique « contrainte » rapportée aux ressources du ménage) supérieur au double de la médiane des taux d’effort observés en France métropolitaine l’année considérée

  • 15 Voir à ce sujet l’étude « Le véhicule autonome : quel rôle dans la transition écologique des mobilités ? » de La Fabrique Ecologique et du Forum Vies Mobiles. www.lafabriqueecologique.fr/etude-le-vehicule-autonome-quel-role-dans-la-transition-mobilitaire/

  • 16 Ces 12 milliards excluent les dépenses de l’établissement public Île-de-France mobilités (IDFM) qui a dépensé en 2022 environ 10,5 milliards d’euros. Ces chiffres sont issus du document « Les chiffres clés des régions 2022 » de l’association Régions de France.

Références

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