Aux États-Unis, l’ensemble pavillonnaire privé comme délégataire de service public ?

Eric Charmes, octobre 2015

Le recours au concept de club brouille les frontières entre le public et le privé puisqu’aussi bien une gated community qu’une petite commune périurbaine peuvent être qualifiées de clubs résidentiels. Ce rapprochement peut surprendre, mais sur le terrain, on constate partout des relations très ambigües entre gestion publique et gestion privée. Nous donnerons une illustration concrète de cette ambiguïté à partir du cas des États-Unis.

A partir des années 1970, dans le contexte de mouvements anti-taxation très puissants et d’une réduction des aides fédérales, les collectivités locales étasuniennes ont commencé à voir dans la copropriété un moyen d’améliorer leur situation financière. De leur point de vue, l’avantage fiscal des ensembles résidentiels privés est double : non seulement leurs habitants payent des impôts locaux comme les autres, mais ils pèsent aussi moins sur le budget municipal puisqu’ils financent privativement divers services et équipements locaux, tels que l’éclairage et l’entretien des rues résidentielles. Contre toute attente, le dispositif le plus avantageux dans cette logique est la gated community. Comme l’explique Renaud Le Goix (2006), celle-ci ne peut prétendre à des investissements publics en son sein puisque l’accès à ses rues et à ses espaces collectifs n’est pas public. Par ailleurs, les gated communities assurent elles-mêmes une large part des tâches de contrôle et de surveillance ailleurs dévolues à la police municipale.

Cette logique de transfert au privé de la charge des équipements et services publics locaux a largement contribué à la montée en puissance des copropriétés aux États-Unis. Ce facteur ne fut probablement pas le moins important aux côtés des préoccupations sécuritaires ou de la recherche du prestige (un portail imposant permet d’afficher un statut social élevé). Ainsi, Evan Mc Kenzie (1994) note une accélération « soudaine » du développement des ensembles résidentiels privés à partir du milieu des années 1970, concomitamment à l’apogée des mouvements anti-taxation (avec le vote de textes comme la « proposition 13 » en Californie ou la « proposition 2 ½ » dans le Massachusetts).

La tendance à la délégation de services publics aux copropriétés s’est récemment affirmée dans les suburbs de la Californie et de la Sunbelt (Lang et Lefurgy, 2007). L’exemple de North Las Vegas, au nord de la ville éponyme est éloquent. En 1997, cette ville comptait 83 000 habitants, dont moins de 5 % vivaient dans un ensemble résidentiel doté d’une association de propriétaires. Dans les années qui ont suivi, la ville a mis en place une politique active de promotion des associations de propriétaires, et 90 % des opérations nouvelles ont été accompagnées par la création d’une association de propriétaires ad hoc (Lang et LeFurgy, 2007 : 131). Comme la croissance a été très rapide, au milieu des années 2000, près de la moitié des 175 000 habitants que comptait alors la ville vivaient dans une copropriété. Comme on peut s’y attendre, une large majorité de ces ensembles prennent la forme de gated communities pavillonnaires.

Tout ceci permet aux municipalités concernées de réduire leurs administrations au minimum, avec parfois seulement quelques employés. Des municipalités suburbaines qui, en termes démographiques, pourraient être considérées comme des grandes villes, disposent d’appareils municipaux qui sont ceux d’une bourgade. Cela leur permet de répondre aux désirs des suburbanites de ne pas être soumis à des taxes élevées. Ces derniers payent certes de lourdes charges de copropriété (un coût mensuel de 100 dollars est fréquent pour couvrir les seuls frais de fonctionnement de l’administration attachée à leur ensemble résidentiel), mais ils payent très peu d’impôts. Et un tel système s’auto-entretient. En effet, une fois que la majorité des habitants d’une ville finance privativement des services et des équipements, cette majorité n’a aucune raison de vouloir se soumettre à une « double taxation » pour permettre à sa municipalité de financer des services et des équipements de même type au bénéfice de la minorité.

Ceci pose des problèmes délicats de redistribution, non seulement pour les habitants des ensembles pavillonnaires « publics » mais aussi pour les habitants de certains ensembles privés. Ces derniers ne sont pas tous destinés à une clientèle aisée et certains connaissent des difficultés financières. Leurs habitants s’engagent alors dans une spirale de dégradation sans pouvoir bénéficier d’aucun soutien de la part de leur municipalité. L’accès aux équipements des copropriétés voisines leur est par ailleurs strictement interdit (Lang et LeFurgy, 2007). Dans ce type de cas, on peut parler d’abandon de service public, plutôt que de délégation de service public.

Références

LANG Robert et Jennifer LEFURGY, 2007, Boomburbs: The Rise of America’s Accidental Cities, Brookings Institution Press.

LE GOIX Renaud, 2006, Gated communities as predators of public resources: The outcomes of fading boundaries between private management and public authorities in Southern California, in Georg GLASZE, Chris WEBSTER et Klaus FRANTZ (eds.), Private Cities : Glocal and Local Perspectives, Routledge, p. 76-91.

MCKENZIE Evan, 1994, Privatopia. Homeowner Associations and the Rise of Residential Private Government, Yale University Press