Le travail illégal des immigrés : à quels besoins répond-il ?

Remi Dormois, mars 2013

Cette fiche est issue d’un extrait de l’article « Travailler dans l’ombre. Les immigrés dans l’économie informelle », de la Revue européenne de migrations internationales1. Elle revient sur le travail illégal et la manière dont il s’insère dans le fonctionnement économique d’un pays, comme ici l’Italie.

« Le travail irrégulier des immigrés ne s’insère pas comme un corps étranger dans une structure économique exempte de ce type de phénomène. Si la question a pris une telle importance en Italie, cela est dû avant tout aux conditions favorables existant dans le contexte qui l’accueille. En Italie - mais cette situation n’a rien d’exceptionnel parmi les pays développés - ce contexte apparaît non seulement permissif et bien peu capable de contenir l’économie irrégulière, mais a même tendance à susciter le recours au travail irrégulier, pour sa flexibilité d’utilisation et pour l’épargne qu’il permet sur le coût du travail. Certes la fonctionnalité du travail irrégulier des immigrés varie d’un secteur à l’autre et selon les périodes ; mais, en général, ce type de travail ne pourrait pas avoir beaucoup d’espace s’il ne trouvait pas des employeurs, des fournisseurs et des clients disposés à l’alimenter.

Ceci est valable non seulement pour des activités difficiles à contrôler et traditionnellement exposées à l’utilisation du travail au noir, comme l’agriculture méditerranéenne ou le bâtiment, mais aussi pour ces formes d’emploi irrégulier comme la vente ambulante sans licence, qui pourraient apparaître, à première vue, comme auto-produites par les immigrés et privées de liens avec le système économique italien, sinon ceux, pathologiques, de la concurrence déloyale. Dans ce cas aussi, en effet, les relations sont plus complexes et diverses que ce qui paraît : les vendeurs ambulants se fournissent chez des grossistes et des intermédiaires dont certains sont des compatriotes, mais dont une grande partie est composée d’Italiens. Ils ont des accointances avec l’économie criminelle italienne, où sont produites des marchandises de contrefaçon qui seront vendues. Surtout, ils assument la fonction d’écouler les produits de deuxième choix des usines italiennes, notamment dans l’habillement.

Interaction entre demande et offre de travail

On peut dire que les intérêts de la demande se croisent avec la disponibilité de l’offre. Un projet d’immigration temporaire, le désir d’accumuler rapidement une épargne pour l’envoyer ou la réinvestir dans son pays d’origine, l’incertitude sur la possibilité de profiter de prestations sociales, le déracinement social, le désir de travailler à son compte, en font -au-delà de l’irrégularité de leur séjour et de leur position inférieure sur le marché du travail-, une population sensible aux avantages relatifs de l’insertion dans l’économie irrégulière. Ce sont surtout les régularisations récurrentes ou le renouvellement des permis de séjour qui amènent les immigrés à rechercher un employeur acceptant de formaliser l’embauche. Mais ces tendances ont des effets pervers pour les plus faibles d’entre eux, qui risquent de ne pas réussir à sortir de l’illégalité.

Rôle des réseaux ethniques

L’insertion professionnelle, surtout lorsqu’elle concerne des immigrés et qu’elle est irrégulière, dépend largement du fonctionnement de réseaux de confiance basés sur des liens informels. Le rapport entre réseaux immigrés et réseaux italiens, en partie grâce à la médiation d’institutions (services publics, associations, institutions religieuses) facilite l’insertion professionnelle. Les réseaux contribuent en effet à baisser les coûts de transaction liés au repérage et à la sélection de main d’œuvre « fiable ». Ceci explique aussi les phénomènes de spécialisation professionnelle : les réseaux ethniques tendent à occuper certains créneaux déterminés du marché du travail, et à s’étendre à l’intérieur de ces créneaux, en faisant appel à des personnes provenant des mêmes familles ou des mêmes villages.

Un travail dysfonctionnel ?

L’exemple type est celui du nettoyage et de l’entretien des entreprises industrielles, un secteur que les données disponibles placent en tête de liste de l’utilisation irrégulière de travailleurs étrangers. Aujourd’hui, dans un système économique de plus en plus compétitif, la recherche de flexibilité, l’externalisation des services, le recours à des appels d’offre pour obtenir les tarifs les plus bas sont les éléments d’une gestion efficace. Et désormais, même à l’intérieur du secteur public, on recherche la réduction des coûts par des procédés analogues. Mais si le critère est celui de confier la tâche à celui qui propose le prix le plus bas, avec des réductions parfois incroyables par rapport à la base de départ, cela génère un mécanisme qui encourage la compression du coût du travail par tous les moyens, y compris par le recours au travail irrégulier. Dans ces conditions, l’offre immigrée représente un réservoir de main d’œuvre assez alléchant pour les employeurs.

Certains n’hésitent pas à rapprocher la rareté des contrôles aux frontières à la permissivité face à l’économie souterraine voire même à la tacite complicité des institutions qui permet de l’alimenter. Par exemple, le travail à temps plein régulier d’une femme mariée de classe moyenne sera favorisé par le fait que chez elle, une série de tâches est dévolue à une collaboratrice domestique non régulière. La compétitivité et la capacité d’exporter des entreprises seront renforcés par l’externalisation des services (ménage, manutention des marchandises…) le long d’une chaîne qui, à la fin, comporte l’emploi irrégulier d’Italiens et d’immigrés. Même les services publics réussissent à améliorer leurs comptes, et donc les retombées sur le déficit financier de l’État, en confiant, sans trop les contrôler, des tâches payées au prix minimum, favorisant ainsi les entreprises qui, pour emporter les marchés, tendent à utiliser irrégulièrement, de façon plus ou moins importante, de la main d’œuvre nationale et étrangère.

De la même façon, la vision conventionnelle des employeurs irréguliers, comme de sordides exploiteurs de travailleurs en situation de faiblesse, assoiffés de profit et prêts à fouler aux pieds les droits humains les plus élémentaires, ne doit pas être forcément accréditée. Il faut distinguer une situation d’une autre et approfondir les relations sociales à l’intérieur desquelles s’inscrivent les rapports de travail irréguliers. Il existe une certaine différence entre les familles qui doivent faire face à la charge de parents âgés et non autonomes, et les entrepreneurs qui font de la concurrence déloyale en abaissant le coût du travail à travers l’utilisation du travail « au noir », même si dans les deux cas des irrégularités sont commises. Et il y a aussi une différence entre les entreprises ethniques dans lesquelles les entrepreneurs font travailler « au noir » des parents auxquels ils assurent une assistance, une protection, et surtout une formation et un soutien en vue du passage au travail régulier, et celles qui tiennent leurs propres employés dans un régime de semi-esclavage, en les faisant arriver clandestinement en Italie à travers des organisations de trafiquants, en confisquant leurs passeports, voire leurs personnes, et en empêchant leurs contacts avec l’extérieur. »

1 Ambrosini M. 1999. « Travailler dans l’ombre. Les immigrés dans l’économie informelle », In: Revue européenne de migrations internationales, volume 15, n°2, p. 95-121.

Références

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AMBROSINI M. 1999. « Travailler dans l’ombre. Les immigrés dans l’économie informelle », In: Revue européenne de migrations internationales, Vol. 15 N°2. Emploi, genre et migration. pp. 95-121.

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