Les « captifs » du périurbain

Eric Charmes, octobre 2015

Au cours des années 2000, l’accession à la propriété de maisons individuelles par les ménages modestes est devenue en France un sujet de débat. Ce n’est pas la première fois. Déjà dans l’Entre-deux-guerres, les lotissements créés sur le pourtour des grandes villes et notamment de Paris, avaient été considérés à leur époque comme une catastrophe urbanistique (Fourcaut, 2000). De fait, les acquéreurs des lots avaient souvent du mal à s’y installer, faute de viabilisation et parfois même de desserte, la gare promise par les lotisseurs tardant à se matérialiser. Pour améliorer la situation, il fallut des mobilisations collectives de ceux qui devinrent connus sous le nom de mal-lotis. Les premières grandes lois françaises d’urbanisme et d’aménagement ont été votées en réaction à ce désordre urbain né de l’absence de planification et de réglementation. Et le mouvement moderne a tiré parti de ce désordre pour promouvoir l’habitat collectif contre l’habitat individuel. Les urbanistes des CIAM doivent une partie de leur audience aux mal-lotis comme l’illustrent notamment un documentaire de l’époque 1.

A partir de la fin des années 1960 toutefois, avec la crise des grands ensembles qui s’annonce, les politiques se sont réorientées vers l’appui à l’accession à la propriété de maisons individuelles. Ces mesures, dont le dernier avatar est le prêt à taux zéro, ont largement alimenté le versant le plus populaire de la périurbanisation. Ainsi, d’après l’Union des maisons françaises, de l’ordre du tiers des acquéreurs de maison individuelle neuve disposaient en 2010 d’un revenu mensuel net inférieur à 2400 euros et devaient leur solvabilisation au soutien de l’Etat, via le prêt à taux zéro.

Toutefois, avec l’augmentation des prix de l’énergie et l’annonce d’un pic de production pétrolier, des inquiétudes se sont faites jour quant à la viabilité économique et sociale de ces aides à l’accession. Les accédants modestes s’éloignent en effet de plus en plus du cœur des agglomérations. Pour ces derniers, le coût de cet éloignement paraît de moins en moins supportable. Prolongeant et actualisant des travaux de Jean-Pierre Orfeuil, des chercheurs ont montré que, pour les accédants modestes du lointain périurbain francilien, les dépenses de transports peuvent représenter jusqu’à 40 % du revenu, pourcentage auquel s’ajoute un effort proche du tiers du revenu pour le logement (Coulombel et Leurent, 2012). D’autres travaux ont montré que l’éloignement réduit fortement le nombre d’emplois accessibles (Wenglenski, 2004).

Taux d’effort transport moyen selon la zone de résidence en Ile-de-France
Coulombel et Leurent, 2012, p.61

Lionel Rougé, dans une thèse sous-titrée « Les captifs du périurbain », et soutenue en 2005, a été l’un des premiers à souligner les conséquences sociales parfois dramatiques de cet éloignement. Enquêtant dans les communes périurbaines les plus éloignées de Toulouse, il a relevé plusieurs cas de surendettement et beaucoup de frustrations : alors que l’accession à la propriété s’inscrit dans un projet d’ascension sociale, elle se révèle génératrice de précarité. L’impact de l’éloignement est notamment amplifié par le manque d’équipement public dans les communes, en particulier pour la petite enfance. Cela oblige les femmes à réduire leur activité et les hommes à faire de nombreuses heures supplémentaires.

Aux Etats-Unis, les territoires des lointaines périphéries des métropoles sont marqués par des fragilités similaires. Ceux-ci ont été durement frappés par la crise de 2008, avec de nombreuses saisies et des quartiers entiers embarqués dans une spirale de dégradation. Dans un contexte où les classes moyennes supérieures recherchent à nouveau les localisations centrales, certains voient l’avenir sombrement, parlant de « slumburbia » (Schafran, 2013). L’avenir dira ce qu’il en sera, mais du côté français, la bidonvillisation du périurbain ne semble pas pour demain.

Lionel Rougé est revenu quelques années plus tard sur son terrain d’enquête avec Séverine Bonnin-Oliveira (Rougé et Bonnin, 2008). Si les frustrations restent significatives, plusieurs ménages en difficulté étaient partis, et ils avaient été remplacés par des ménages un peu plus aisés. Ainsi, les territoires de son enquête n’apparaissent pas en crise. En réalité, si les difficultés sociales sont fortes, les ressources permettant l’adaptation ne sont pas négligeables. L’habitat individuel facilite un investissement progressif dans le logement et permet aux petites classes moyennes d’investir du temps en compensation des capitaux qui leur font défaut. Par ailleurs, avec le temps, les emplois, les équipements et les services rejoignent les lointains périurbains, réduisant leurs déplacements quotidiens.

1 Sydney Jezequel (avec Roger Leenhardt), 1957, Bâtir à notre âge, Les films du compas.

Références

COULOMBEL Nicolas et Fabien LEURENT, 2012,  Les ménages arbitrent-ils entre coût du logement et coût du transport : une réponse dans le cas francilien, Economie et statistiques, INSEE, n° 457-458, p. 57-75

FOURCAUT Annie, 2000, La banlieue en morceaux: la crise des lotissements défectueux en France dans l’Entre-deux-guerres, Créaphis.

ROUGE Lionel, 2005, Accession à la propriété et modes de vie en maison individuelle des familles modestes installées en périurbain lointain. Les «captifs» du périurbain, Thèse de doctorat, université de Toulouse Le Mirail (consultable en ligne)

ROUGE Lionel et Séverine BONNIN, 2008, Les « captifs » du périurbain 10 ans après: retour sur enquête, espaces sous influence urbaine, CERTU (consultable en ligne)

SCHAFRAN Alex, 2013, Discourse and dystopia, American style: the rise of ‘slumburbia’in a time of crisis, City, vol. 17, n° 2, p. 130-148.

WENGLENSKI Sandrine, 2004, Une mesure des disparités sociales d’accessibilité au marché de l’emploi en Ile-de-France, Revue d’économie régionale & urbaine, n° 4, p. 539-550.