Une sensation de ville

Jacques Donzelot, 2014

Monde pluriel

Cet article présente les dynamiques de la ville sur le temps long. L’auteur explique la fin de la ville comme combinaison d’une morphologie fonctionnelle particulière et d’une société. Les villes d’aujourd’hui sont devenues de pures formes. L’auteur retrace les dynamiques socio-spatiales du rural à l’urbain (exode rural du XIXe siècle) puis de l’urbain au rural (périurbanisation de la deuxième moitié du XXe siècle) pour aboutir à la situation actuelle : une dynamique de la ville à la ville qui exploite au maximum la centralité urbaine.

La ville n’est plus. Du moins, la ville entendue comme une société constituée dans un espace bien délimité. La civitas dans l’urbs, diraient les historiens. Soit une définition qui convenait bien à la ville médiévale ceinte de murailles qui la soustrayaient au territoire environnant, au système de dépendances féodales qui organisaient celui-ci. C’est cette extra-territorialité qui faisait son attraction à raison des échanges commerciaux qui pouvaient s’y déployer librement, mais aussi des divertissements et des lieux de culture qui s’y installaient et qu’on ne pouvait trouver nulle part ailleurs. Cette figure de la ville comme un monde de libertés installé bien à part le reste du territoire a disparu. Mais il en est resté une trace mémorielle qui alimente la nostalgie, l’envie d’une sorte de résurgence de ses formes, quand toute la société est devenue urbaine au prix d’une disparition de cet espace d’exception qu’a pu représenter la ville d’autrefois et qui s’en trouve en quelque sorte mythifié.

La ville s’est défaite sous la poussée de mouvements qui ont justement estompé ses frontières et étendu ses limites à l’infini. Des mouvements qui se suivent et s’additionnent plus qu’ils ne se succèdent. Il y a d’abord celui qui conduit les habitants du village à la ville. Attirés au début par les lumières de celle-ci, par les emplois apparus avec les ateliers de l’ère préindustrielle, ils s’entassent dans les garnis et font peu à peu apparaitre la ville comme un lieu de dégradation physique, morale et politique de la société. C’est contre ces « méfaits de la ville » que l’on édifie, à distance convenable de celle-ci, des cités sociales conçues comme un remède à ses nuisances à raison de l’art anti-urbain qui l’inspire : le refus du commerce, des lieux de divertissement, des rues et des places. Au lieu de ces tentations du dehors c’est la contemplation, depuis le dedans de ces nouveaux logements hygiéniques et confortables, d’un paysage naturel qui assurera la paix des ménages.

Il y a ensuite, à partir du milieu du XXe siècle, le mouvement qui va de la ville au village. Il apparait, au milieu du XXe siècle, avec l’automobile qui permet de jouir des « aménités campagnardes » tout en gardant accès à la ville. Cela autorise les particuliers à disposer d’une maison individuelle. Mais aussi et surtout les activités productives et les commerces à s’éloigner de la ville pour disposer d’empreintes foncières importantes, de dilater leur volume à relativement faible prix pour augmenter leurs marges de profit. De sorte que les gains de surface en termes de logement comme de production ou de commerce s’entrainent mutuellement et déportent les limites des villes à l’infini. Soit ce que l’on peut appeler l’art hypo-urbain de la construction individuelle.

A ces deux mouvements qui ont ainsi dilaté la ville en réduisant son centre historique à une vocation administrative, est venu toutefois s’ajouter depuis une trentaine d’années un troisième mouvement qui ne porte plus tant à dilater son étendue qu’à valoriser sa centralité, sa dimension historique et urbaine. Il s’agit du mouvement qui conduit de la ville à la ville. Il est apparu avec la construction des grands aéroports et des lignes de train à grande vitesse. Destiné aux touristes, aux étudiants, à la classe dite créative, ce mouvement joue sur l’attractivité du cadre urbain et porte à développer celle-ci à l’aide de construction-vitrines comme celle fournie par le musée Guggenheim à la ville de Bilbao. Ce monument a servi de vitrine pour faire revenir dans cette ville des activités qui avaient disparues avec la désindustrialisation.

Ce mouvement de la ville à la ville vient pour le coup modifier la donne de l’organisation du commerce telle que celle-ci s’était façonnée en accompagnant le processus de dilatation de l’urbain. Pour autant que le rôle du commerçant soit d’attirer le passant afin de lui de lui donner envie d’acquérir les produits qu’on destine à son regard, l’apparition de ce nouveau mouvement drainant les populations de ville en ville à raison de l’attraction de celles-ci représentait un défi : comment reprendre place sur le chemin de la ville et ne pas se contenter d’accompagner le déversement urbain ?

Comment profiter commercialement de ces gigantesques flux de population que déversent les aéroports sur les capitales européennes ? C’est à cette question que veut répondre le projet d’Europacity, porté par le groupe Auchan. Et la solution qu’il propose parait simple : offrir en un seul lieu, à proximité de cet aéroport, des produits des six cents plus importantes marques que l’on peut trouver sur le territoire européen. N’est-ce pas ainsi une manière de renouer avec le rôle historique de la ville que de condenser l’offre du territoire environnant, celui-ci se confondant désormais avec l’Europe entière ? Mais pourquoi les voyageurs s’abandonneraient-ils à cette activité commerçante à peine sortis de l’aéroport ? S’ils viennent de si loin, ce n’est qu’accessoirement pour acheter. Ils veulent surtout découvrir un pays, la manière d’être des gens qui l’habitent, sentir sa culture, se détendre aussi pour s’y sentir exister un temps au moins.

C’est pour étayer le commerce sur des activités culturelles et de loisir que le projet d’Europacity a justement été conçu. Dans le triangle de Gonesse où doit se déployer ce projet, l’espace en question est conçu comme une ville avec une voirie bien lisible, une avenue qui permet d’en faire le tour, des secteurs dédiés au commerce, d’autres au sport, d’autres aux rencontres culturelles, avec des toitures paysagées d’où l’on peut voir, au loin, les symboles historiques de la ville de Paris, la tour Eiffel, le sacré cœur…Toutes ces activités ont pour rôle de faire venir la population de la région parisienne, de les sortir de leurs cités d’habitat social ou de leurs pavillons lointains. Ils pourront se divertir mais aussi procurer aux lieux cette ambiance festive qui en fera un lieu désirable comme autrefois celui de la ville a pu l’être. Ainsi la ville renaitra aux yeux de ceux qui seront là Le temps d’un court séjour tout au moins, avant que chacun ne retourne dans son retrait résidentiel préféré ou contraint. Certes, ce n’est plus un espace soustrait au territoire du seigneur, plutôt une grande surface décorée en ville.

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