A Las Vegas, les casinos vampirisent l’espace public

Pascale Nédélec, 2014

Monde pluriel

A partir de l’exemple de Las Vegas, cet article expose le processus de privatisation de l’espace public à des fins récréatives et commerciales. Les cœurs touristiques de Las Vegas cèdent à la marchandisation et l’espace public se voit doter de nouvelles normes et réglementations qui visent à maîtriser et encadrer les usages sociaux.

A première vue, les cœurs touristiques de Las Vegas que sont le Strip et Fremont Street, semblent des incarnations parfaites de l’espace public et des sociabilités citadines qui s’y déroulent. Dans les deux cas, les animations touristiques vedettes que sont les hôtels-casinos sont réparties le long de la forme la plus élémentaire et la plus courante de l’espace public, à savoir la rue et ses trottoirs. La rue est conçue comme le lieu de l’expérimentation libre et gratuite de la ville, de la rencontre avec l’autre ; un lieu propice aux hasards des interactions humaines et sociales.

De fait, le long du Strip, qui correspond à une portion du Las Vegas Boulevard, tout comme sur Fremont Street, les trottoirs sont des lieux particulièrement vivants où il se passe toujours quelque chose, où il y a toujours quelque chose à faire et à voir. L’appropriation piétonne est incontestable : des millions de touristes, un chiffre record de 39,7 millions de visiteurs en 2012, arpentent les trottoirs et font vivre l’espace public de la rue. Les piétons déambulent en admirant les architectures extravagantes des hôtels-casinos ou font du lèche-vitrine, s’assoient sur les bancs publics, s’observent les uns les autres des terrasses des restaurants. Les quartiers touristiques de Las Vegas ont toutes les apparences d’une ville vivante en pleine effervescence, incarnant le « hustle and bustle » caractéristique de la vie urbaine. La rue serait alors l’expérimentation libre et gratuite de la ville et de la rencontre avec l’autre.

La libre circulation apparente ne résiste toutefois pas aux dynamiques de privatisation qui ont transformé ces artères touristiques en simulacres d’espace public. Les limites juridiques entre public et privé sont brouillées à dessein par les opérateurs des hôtels-casinos, mais également avec le soutien des collectivités locales. Non contents de maîtriser la fréquentation à l’intérieur des casinos, certains établissements hôteliers ont fait main basse sur leur environnement immédiat : les trottoirs, pourtant situés dans le domaine public. Afin de mieux capter l’attention des piétons et leur donner envie d’en voir plus à l’intérieur, les hôtels-casinos ont étendu leur univers thématique sur la rue en développant des attractions gratuites à l’extérieur des complexes hôteliers, sur les trottoirs du Las Vegas Boulevard et de Fremont Street.

L’ambition des hôtels-casinos est alors d’étendre leur contrôle de l’intérieur vers l’extérieur pour mieux maîtriser les usages, et ainsi éloigner de la vue des touristes toute pratique potentiellement nuisible à l’image touristique. Sont donc interdits toute une variété d’usages considérés comme indésirables, comme la mendicité, la vente à la sauvette, le vagabondage, la distribution de prospectus, le démarchage et même (et surtout) les manifestations politiques. Cette privatisation est opérée avec le soutien des autorités locales, le comté de Clark dans le cas du Strip. Ce dernier facilite le transfert d’une partie du domaine public sous l’autorité des groupes hôteliers, et a établi une législation spécifique au Strip qui restreint les pratiques autorisées même dans les portions encore juridiquement publiques. L’avantage de la privatisation est double : pour le comté, elle permet de transférer les coûts de maintenance et de conception, ainsi que la responsabilité civile aux propriétaires privés ; pour les groupes hôteliers, les droits de propriété s’accompagnent d’un total contrôle esthétique et architectural, de la possibilité d’interdire certains usages commerciaux et surtout de l’autorisation légale d’empêcher toute mobilisation syndicale. En encourageant la privatisation des trottoirs du Strip, le comté de Clark protège les intérêts financiers du secteur du jeu aux dépens des libertés civiles et dénature par là même la raison d’être de l’espace public des trottoirs.

La logique fut identique pour légitimer aux yeux des autorités locales, cette fois-ci de la municipalité de City of Las Vegas, la privatisation d’une portion de Fremont Street, qui a facilité sa transformation en galerie marchande. L’emprise des hôtels-casinos sur le simulacre d’espace public passe par les rondes régulières d’agents de sécurité, portant uniforme et logo officiel. La privatisation de l’espace public à des fins de marchandisation et d’incitation à la consommation a, tout comme sur le Strip, assaini l’expérience urbaine et expurgé la rue de toute altérité non désirée par les casinos.

Le soutien des autorités locales à la privatisation et à la restriction des libertés d’usage de l’espace public ne peut se comprendre qu’en soulignant la vocation touristique de ces artères. Ces quartiers se revendiquent comme des sortes de bulles protectrices, des environnements rassurants et expurgés des maux urbains que les touristes veulent laisser derrière eux. Débarrassés de leurs soucis quotidiens, éloignés des difficultés sociales, protégés des situations inconfortables qui résultent des hasards de l’espace public, les consommateurs sont alors à même de se laisser aller sans crainte au jeu et à la consommation.

Il serait néanmoins faux de croire que l’exemple de ces deux artères touristiques est un cas isolé, une exception du fait du caractère hors-norme de la spécialisation économique de Las Vegas. La privatisation des espaces publics s’impose de plus en plus comme un nouveau paradigme urbain, une nouvelle norme de l’expérience urbaine recomposée et façonnée pour inciter à la consommation et optimiser les profits, mais également pour garantir un environnement contrôlé, régulé, sans (mauvaise) surprise.

Références

Pour accéder à la version PDF du numéro de la revue Tous Urbains, n°6