Présentation : L’automobile au tournant

Michel Lussault, Jean-Pierre Charbonneau, septembre 2013

Monde pluriel

Cette fiche démontre que la voiture, bien que fortement remise en question, notamment dans les pays européens (pollutions, accidentologie…), reste le moyen de transport le plus sollicité. La culture automobile continue de se développer partout dans le monde, et notamment dans les pays en développement.

Il parait évident qu’il existe, partout au monde, un rapport de quasi-consubstantialité entre « l’automobilité » et l’expansion urbaine. Le développement de l’automobile a ainsi changé l’échelle des « espaces-temps » des pratiques mobilitaires. Tout et tout le monde bouge, de plus en plus, et tout le temps, pour de très courtes ou de très longues distances, pour des motivations variées (travail, migration, loisir, tourisme, échanges) et la voiture y est pour beaucoup. De fait, l’empire de la mobilité routière s’accroit sans cesse, l’espace est sans cesse parcouru, traversé, strié par les routes, les voies, les chemins, empruntés jusqu’à l’encombrement, sans répit. Toutes les statistiques le montrent. Elles montrent aussi, qu’en ce qui concerne les personnes, le nombre de déplacement moyen par jour est stable depuis un demi-siècle (de 3,2 à 4,5 déplacements quotidiens selon les régions), mais que le kilométrage parcouru augmente considérablement. Ainsi, par exemple, entre 1970 et 2005, le trafic des voyageurs (tous moyens de transports confondus) est passé en Europe de l’Ouest de 2 à 5 milliards de kilomètres par an.

C’est là une claire expression de l’importance prise par l’automobile, dont l’usage a un effet bien connu : les temps de transport moyens quotidiens restent relativement stables, mais la distance couverte s’accroit. Le phénomène est le plus spectaculaire dans le domaine des mobilités urbaines quotidiennes. L’automobilité s’est imposée depuis 1950 (et dès les années 20-30 aux États-Unis) comme le régime normal et même dominant des déplacements individuels. Et elle le reste aujourd’hui, même si, en Europe principalement, les transports en commun tendent à retrouver des parts relatives de marché dans les périmètres les plus denses — en général les analyses centrées sur les cas français ou européens surestiment l’importance globale de ce report modal. Mais ailleurs dans le monde, on ne constate pas de reflux de l’automobilité. Celle-ci signe même l’entrée de bien des pays émergents dans l’ère de la mondialisation urbaine. L’automobile, en tout cas lorsque les réseaux routiers sont à la hauteur, a permis que les individus organisent leur habitat et leurs pratiques de vie en jouant au maximum de la capacité de la voiture à « personnaliser » les déplacements. Cette prégnance a son corollaire : un étalement urbain massif.

Un tel constat est largement partagé et fondé sur des observations difficilement contestables. Pourtant, parler de l’avenir de la relation entre automobile et urbanisation plonge de suite dans une perplexité tenace, quel que soit l’angle par lequel on aborde le sujet. L’on devrait pourtant pouvoir exprimer des certitudes étayées d’arguments imparables ! Mais il n’en est rien et souvent on verse vite dans l’idéologie, dans l’invective entre les tenants de la « bagnole » et ses pourfendeurs, dont le discours (pas si nouveau que cela au demeurant, car il existe depuis au moins les années 1970) reçoit une attention croissante en certains pays d’Europe, ou des actions convergentes emblématisent le début d’une remise en question de la domination de l’automobile. Explications.

On sait bien que la voiture est polluante, bruyante. Son usage entraîne chaque année une hécatombe sur les routes, de jeunes hommes notamment (L’Organisation Mondiale de la Santé estime que les accidents de la route, qui incluent tous les véhicules à moteurs, tuent 1,2 millions de personnes par an et font au moins 25 millions de blessés par an dans le monde). Son bilan carbone est détestable, son impact environnemental considérable. De plus, elle consomme trop d’espace et même les imaginaires sociaux qu’elles promeut sont critiquables à bien des égards, surtout lorsqu’ils font l’apologie de la vitesse débridée et d’un certain machisme viril et violent. Face à tout cela, incontestable, qui pourrait vouloir défendre l’automobile ? Il importerait donc de diminuer drastiquement sa présence pour passer à une urbanité plus dense et diverse, plus intense, privilégiant les mobilités pédestres, cyclistes, en transport en commun.

Facile à dire mais qu’en est-il en réalité ? Le mythe a la vie dure — et d’ailleurs est-ce autant que cela un mythe ? La voiture représente encore une image de progrès, de liberté et de réussite, elle est une bulle d’affirmation de l’individualité, un quasi-prolongement de soi, du domicile et de la famille (notamment pour les péri-urbains pour lesquels elle est indispensable). Alors, s’il faut supprimer une file de circulation, quelques places de parking, on regimbe et il n’est pas sûr que les actes aillent facilement dans le sens des bons sentiments affichés.

Il faut dire que l’urbanisation a bouleversé les espaces, à toutes les échelles, elle a complexifié les géographies. En secteur dense, les trams, bus et autres métros peuvent prendre le relais de la voiture. Les vélos ont une certaine efficacité, la marche est de nouveau considérée comme un mode de déplacement. Mais combien d’urbains habitent en périphérie, prenant chaque jour leur auto, seul moyen réel de transport de chez eux à la gare la plus proche, seul moyen d’assurer le déplacement nécessaire au travail, au loisir, à la scolarisation des enfants ? Et si on voulait s’émanciper de la voiture, encore faudrait-il que les transports en commun fussent partout à la hauteur. Les bouchons aux entrées des agglomérations n’ont d’égal que la sur-utilisation des transports en commun aux heures de pointe, et pas seulement dans les grandes agglomérations, quand la majorité des utilisateurs les fréquente — cette congestion des transports en commun est plus fatigante pour l’usager que l’attente dans sa voiture, sa bulle privative confortable. Or, on sait que les capacités d’investissement des collectivités ne sont pas à la fête et rendent problématiques des améliorations conséquentes des transports publics, alors même que des clients nouveaux apparaissent et que la spatialisation en nébuleuse de l’urbain rend très problématique d’assurer une accessibilité optimale en tout point.

Par ailleurs, l’économie des grands pays développés s’est construite en partie sur la production automobile et tout ce qu’elle suppose (y compris en matière d’innovation et de créativité). Des régions entières, des villes fondent sur elle ce qui fut leur prospérité et constitue à présent, parfois, leur fragilité, même si les retournements de conjoncture peuvent être spectaculaires dans les deux sens (les constructeurs embauchent de nouveau en continu dans la région de Détroit, alors qu’il y a 10 ans le secteur était moribond). Peut-on d’un trait décider que tout cela doit changer radicalement ? Quand bien même le voudrions-nous, cela n’est pas possible, en particulier dans la période actuelle. Du temps est nécessaire, celui de l’adaptation des savoirs, du modèle économique, des filières, des techniques… On pense alors à une nécessaire transition. Mais sommes nous vraiment dans ce scénario et est-il réellement souhaité ? L’économie française, pour ne citer qu’elle, a-t-elle vraiment engagé un tel processus ?

Si on se tourne vers l’Asie, après le Japon et la Corée, la Chine, l’Inde et quelques autres vivent une véritable explosion du nombre d’automobiles et l’affirmation de constructeurs nationaux de moins en moins anecdotiques. Est-ce critiquable que ces habitants veuillent profiter des avantages de la voiture quand en Europe on en revient — on feint d’en revenir, blasés ? Les métropoles asiatiques se construisent largement à partir de ce paradigme : des transports en commun, certes mais aussi des autoroutes, des échangeurs, des distances importantes domicile-travail, un éparpillement des habitations, des équipements, des emplois…. Là aussi, la culture automobile, ses imaginaires, son esthétique, s’impose, signalent la réussite personnelle. Quant à l’Afrique, où l’urbanisation est d’une rare puissance, l’automobile est partout, malgré les défauts des infrastructures routières et les coûts qu’elle fait supporter aux habitants.

Alors la voiture, en repli ? Sommes-nous vraiment dans une ère post-automobile, comme certains se plaisent à l’affirmer ?

Les points de vue des autres fiches du dossier tentent de décrire, au-delà des positions de principe, des réalités équivoques et paradoxales qui rendent impossibles les approches politiques simplistes et les effets de tribune. Tourner la page de la voiture, en admettant que la chose soit souhaitable, ne sera pas une formalité, mais exigera une grande rigueur et une inventivité intellectuelles dont le débat sur la question manque en général cruellement.

Références

Pour accéder à la version PDF du numéro de la revue Tous Urbains, n°2