Urbanités automobiles

Michel Lussault, septembre 2013

Monde pluriel

Cette fiche prend le contre-pied des discours concernant la nécessité de réduire la place de la voiture dans le quotidien des usagers. Il est nécessaire, pour l’auteur, de considérer l’urbanité de l’automobile : lieu de de liberté individuelle, c’est aussi un lieu de cohabitation et de sociabilité à ne pas négliger.

Il est de bon ton désormais de critiquer a priori la voiture, qui serait destructrice de la véritable vie urbaine, polluante, dangereuse, néfaste et d’en appeler, au nom de cette négativité intrinsèque, à bannir l’automobile, ou à tout le moins à limiter très radicalement son usage. Sans vouloir aucunement minimiser les impacts problématiques de l’automobilité, on peut néanmoins se demander si les différents tenants de la « Post Car City » ne sont pas aveuglés par une idéologie à très forte connotation morale (qui d’ailleurs s’exprime dans l’expression de « dépendance automobile », où l’on retrouve ce souverain bien des tenants de la « grande santé », qui entendent nous libérer de toutes nos supposées addictions) qui s’appuie sur une sorte de déni de réalités pourtant aisément observable.

D’abord, on doit rappeler une évidence : l’étalement urbain est là, partout au monde, largement lié à l’usage automobile, et il continue de s’accroitre. Des milliards d’individus résident, vivent déjà ou vivront bientôt, dans des espaces périphériques, dont les caractéristiques peuvent d’ailleurs être différentes d’une contrée à l’autre, mais où toujours la mobilité routière s’impose quelles que soient ses modalités (de la jouissance d’une voiture pour chaque individu ou quasiment, à tous les modes, plus ou moins formels d’utilisation collective ou partagée, du co-voiturage aux taxis informels). Transférer massivement les usages de l’automobile vers d’autres modes, ou les individus de ces espaces périphériques vers des espaces plus denses, ne sera pas une formalité, en admettant que la chose soit souhaitable et économiquement possible. Sauf à envisager des formes de contraintes peu compatibles avec une conception de la démocratie et de la liberté à laquelle on peut être attaché et même promouvoir, et/ou sauf à prôner des sociétés dé-mobilisées et relocalisées, c’est-à-dire en restreignant radicalement et autoritairement les capacités à se mouvoir. Et là aussi, compte tenu du rôle que les mobilités ont eu et ont toujours dans l’évolution des sociétés et des cultures, on doit bien considérer qu’une telle évolution ne pourrait se réaliser par simple décret dogmatique.

Par ailleurs, je pense qu’on sous-estime souvent l’importance, la variété et la qualité des spatialités automobiles et des cultures afférentes. Or, au risque de paraître pour un dangereux déviant, je trouve difficile de passer par pertes et profits ce que la voiture apporte aux individus et aux groupes qui l’utilisent. Outre le fait que son lien à la liberté individuelle est difficilement contestable — hormis si l’on estime que tous ceux qui expliquent qu’ils apprécient dans l’utilisation d’un véhicule la souplesse d’adaptation aux besoins et aux désirs sont des aliénés qu’il faut libérer de leur croyance — on oublie aussi en général que la voiture crée des sociabilités. Non seulement parce qu’on en parle, jusqu’à créer des liens sociaux forts autour d’elle et même des esthétiques et des cultures visuelles, littéraires, cinématographiques, des imaginaires riches et variés ; mais aussi parce que l’intérieur de l’automobile est également un espace de co-habitation, de « vivre ensemble » de première proximité. Il faut ne jamais avoir observé la vie quotidienne péri-urbaine pour omettre de prendre en considération la manière dont la voiture est un espace domestique de « familiarité » — où les familles passent un temps important et y discutent, rient, pleurent, vivent, au jour le jour — et/ou de concitoyenneté (et là il n’y a qu’à emprunter les taxis collectifs dans certains pays des Suds pour s’en rendre compte).

Sans même parler de la question du plaisir qu’on peut prendre à rouler, à découvrir des espaces urbains, à se construire une poétique de la ville spécifique (et là encore le cinéma nous donne de très nombreux exemples probants), à traverser une métropole en glissant, la nuit, sur l’asphalte. Tout cela doit-il être méprisé, oublié, occulté ? Si je suis intimement persuadé que l’on doit proposer une urbanisation soutenable qui intègre la nécessaire évolution des pratiques automobiles, il me semble qu’on ne pourra pas y parvenir en sous-estimant et dévalorisant systématiquement par principe l’urbanité liée à l’automobilité.

Références

Pour accéder à la version PDF du numéro de la revue Tous Urbains, n°2