Approche sur le binôme « agri-culture et ville-culture ».

Un appel à la polyvalence du territoire pour nos paysages de l’après pétrole

Yves HUBERT, 2013

Collection Passerelle

Cette fiche expose la pertinence actuelle d’une planification territoriale organisée selon le principe de la polyvalence des territoires pour construire les paysages de l’après-pétrole qui vient.

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L’héritage paysager de l’ère du pétrole, précédée par l’ère du charbon, a fortement fait évoluer nos paysages et mis en tension nos territoires. Qu’il s’agisse des agglomérations urbaines, des sites industriels, des espaces agricoles ou des voies de communication, depuis près de deux siècles, toutes ces fonctions se sont pour la plupart heurtées dans nos territoires, ce qui a eu de lourdes conséquences au niveau environnemental et paysager. A l’aube d’un changement d’ère énergétique, comment éviter de répéter l’histoire ? Dans ce contexte annoncé, quels leviers utiliser pour amorcer le changement ? Passée la prise de conscience, il appartient à l’homo sapiens que nous sommes d’œuvrer pour repenser notre mode de vie, notre rapport à la terre, notre capacité à vivre ensemble. A l’évidence, c’est notre modèle de développement qu’il y a lieu de remettre en jeu. L’urgence pour la qualité de nos paysages ne se situe-t-elle pas dans notre capacité à re-questionner le modèle et sa spatialisation, oser la polyvalence des fonctions du foncier, considérer le paysage en tant que ressource, initier avec tous les acteurs la gestion partagée du territoire ? Mettre le paysage au cœur du débat ne permettrait-il pas d’initier de nouvelles perspectives et de repositionner nos territoires et nos paysages dans des dynamiques vertueuses, nouvelles et d’excellence ?

Un préalable pour penser durablement nos paysages

Il est important de préciser notre propos par la définition du mot paysage énoncée à l’article premier de la Convention Européenne du paysage (Florence, le 20 octobre 2000) et qui le définit comme suit: « “Paysage” désigne une partie de territoire telle que perçue par les populations, dont le caractère résulte de l’action de facteurs naturels et/ou humains et de leurs interrelations » (nous soulignons). Un premier élément fondamental que révèle la définition du paysage, c’est de considérer, en première lecture, les facteurs naturels comme leviers de changement car, de toute évidence, ils ont « sculpté », bien avant nous, la géographie des lieux, et continuent à influencer l’évolution des milieux vivants. Ils ont mis en place, au sein même de nos territoires, de nombreuses relations abiotiques et biotiques. Les plus visibles étant liées au système hydrogéographique et à la diversité géologique et pédologique des sols, les moins lisibles se retrouvant dans la complexité floristique et faunistique. Qu’il soit en présence des composants visibles ou non lisibles du paysage, ne perdons pas de vue que le projet humain, sur son territoire, vient inévitablement se mettre en relation avec cette complexité qui s’impose à lui. Un deuxième élément fondamental de cette définition, c’est de prendre en compte le fait que la notion de paysage est territoriale et permet aux populations de s’y reconnaître. Définir un paysage, c’est tracer des limites avec ses pairs, définir des cœurs de paysage, ou encore des espaces de transition. Il est important de souligner que cette notion de territoire et de paysage est largement dépendante du ressenti et de la perception qu’en ont les populations. Penser le paysage, c’est toucher à l’identité de ceux qui y habitent et parler du bien commun. Penser le paysage durablement demande de rassembler et d’être à l’écoute du projet humain et de tous les éléments objectifs et/ou subjectifs qu’il véhicule. C’est prendre en compte que chaque individu accorde au paysage une attention très différente selon ses origines, son milieu social, son activité, son vécu, ou encore sa pratique culturelle. Aborder les questions de paysage au sein des populations, c’est prêter attention à la vision plurielle des territoires. A notre époque, cette particularité est moins présente en milieu rural car les composantes sociales et économiques des populations y sont plus homogènes. Mais le consensus est plus difficile à trouver dans les espaces périurbains, où la mosaïque sociale et la multi-culturalité sont plus présentes, et où l’intérêt général reste difficile à dégager. Penser durablement nos sociétés contemporaines passe par l’idée simple que l’homme n’est qu’un acteur parmi d’autres de cet écosystème terrestre. Penser le paysage de l’après pétrole, travailler sur nos paysages de demain, demande de mieux prendre en compte les milieux naturels, de les respecter dans la démarche, et de rechercher une cohabitation équilibrée.

Comprendre les enjeux du changement

La menace de pénurie énergétique et les craintes de changement climatique sont, de tout évidence, deux facteurs importants qui mettent notre société en questionnement et impacteront durement nos paysages. Cependant, ces deux premiers enjeux ne peuvent être abordés seuls. En effet, anticiper des réponses en termes de politique d’aménagement du territoire implique de prendre en compte de nombreux autres enjeux de taille auxquels notre société sera confrontée. C’est notamment le cas de l’engagement de notre société vers un modèle urbain, du décrochage du modèle de développement rural, du développement des techniques de communication, de la vitesse de circulation de l’information, de l’obsolescence de nos réseaux de transport, du vieillissement de la population, de l’émergence d’une population civilement concernée par le débat politique local, sans oublier la fracture sociale qui sera renforcée par la montée des prix énergétiques, la crise de la dette publique, ou encore le désengagement de l’Etat dans les politiques publiques.

Considérer le paysage comme une ressource

Le paysage passera-t-il une fois de plus au second plan de la scène ? Comment éviter que l’identité de nos paysages ne soit à la merci du projet spatial ? Il est fort à craindre que, tant que le paysage ne sera pas considéré comme une ressource au niveau de la planification territoriale, il continuera à subir le modèle de développement de notre société. Prendre le paysage comme clef pour aborder le changement est intéressant parce qu’il touche et concerne tout le monde et permet de faire entrer dans le débat le nécessaire lien que tout acteur entretient avec le territoire. Et puisque, de toute façon, c’est le projet de société qui fait évoluer nos territoires, pourquoi ne pas considérer le paysage comme vecteur du processus. Quel paysage pour quel projet de territoire ? Prendre le paysage comme support à l’analyse transversale de notre territoire et, dans le processus final de la démarche de planification, comme un outil au service de la politique d’aménagement spatial résultant du projet de société serait sans aucun doute une nouvelle méthodologie qui permettrait de faire valoir le paysage comme une ressource. Certes, le paysage reste le résultat de la transformation, mais utilisé en amont, ne devient-il pas un paramètre de changement qui insuffle la dynamique et génère la spatialisation du projet ?

Le paysage est production

Notre façon de considérer le paysage est faussée par le fait même que, dans notre modèle de développement, à l’exception de la production d’extraction ou de la production agricole et forestière, le paysage n’est peu ou pas perçu comme créateur de richesse. Il y a, bien sûr, des paysages porteurs de fortes identités, comme les paysages de montagne ou les paysages côtiers, dont la richesse paysagère et culturelle est partiellement reconnue. Mais qu’en est-il pour la grande partie de notre territoire, fait de paysages intermédiaires ou de plaines ? Une haie, une bande boisée, une prairie humides, un marais, un ruisseau, un sentier… pourraient en venir à être considérés comme des composantes d’une production de richesses car les enjeux auxquels le paysage de l’après pétrole devront répondre nécessiteront de plus en plus de considérer le paysage dans un système plus complexe et de lui donner des valeurs productives autres qu’économiques, comme par exemple des valeurs sociales, des valeurs environnementales… Il faut reconnaître aux paysages des valeurs de production multiples, et notamment dans le domaine hydraulique, climatique, énergétique, environnemental, social, éducatif, récréatif, culturel… Que ce soit sur le plan de la biomasse, du carbone, de la biodiversité, de l’eau potable, de l’énergie, de la mobilité alternative…, le paysage doit être évalué dans toute sa complexité. Le besoin de « quantifier le paysage » n’a jamais été aussi urgent. Notre modèle de société de demain exigera de nos paysages des attentes jamais égalées et une efficacité productive complexe et diversifiée. Poser la question du paysage comme levier de changement, c’est mettre le paysage au coeur du sujet, et c’est poser la question de son évaluation.

Repenser la planification et rompre avec la spécialisation du paysage.

La mission des métiers du paysage de demain consistera certainement à reconsidérer l’héritage paysager et à repenser les points d’équilibre entre les fondamentaux paysagers et les besoins sociaux, économiques et environnementaux de nos sociétés. Cette pensée de l’équilibre entre facteurs naturels et facteurs humains est en rupture avec les politiques de planification qui ont privilégié jusqu’ici la spécialisation des territoires et de leurs sols. Selon ces politiques, toutes les fonctions du territoire se spécialisent et son exploitation économique se réalise essentiellement contre les systèmes naturels et au détriment de la diversité des économies régionales et locales. Dans ce modèle qui à mis le moteur à combustion au centre de son système de développement, les besoins primaires des populations en termes alimentaire, environnemental et récréationnel n’ont que trop peu été considérés et sont le plus souvent repoussés aux confins des territoires urbanisés et/ou industrialisés. C’est le mode d’expansion de la ville et son rapport aux espaces ouverts et naturels qu’il faut re-questionner. On peut penser que la pénurie énergétique et son coût nous amènent à revoir les rapports de force et de production entre les nations, les régions et les sous–régions. Un appel à la polyvalence de nos territoires s’annonce, et concevoir notre planification sous d’autres angles et priorités devient de l’ordre de l’urgence. Rompre avec la spécialisation des territoires, et donc des paysages, c’est :

Repenser le mode d’expansion des entités urbaines

L’enchérissement des énergies va modifier notre rapport à l’espace. Réduire notre dépendance énergétique nous imposera de changer nos modes de déplacement, leur fréquence et leur ampleur. La proximité deviendra de plus en plus un maître mot : proximité par rapport au travail, aux équipements, aux écoles, aux besoins alimentaires, aux loisirs, à la nature… Répondre aux besoins de proximité se retrouve à la fois dans le concept de la ville compacte mais surtout dans l’idée que la ville doit définitivement intégrer les composants de production naturelle et alimentaire au sein même de son tissu. Dans la résolution des enjeux de demain, il devient de plus en plus évident que les politiques des villes et des campagnes en viendront à converger dans des politiques fondées sur la complémentarité de leurs besoins. De plus, le mode de développement urbain a le vent en poupe et ne pourra pas se faire sans l’aide des périphéries de villes. Les transformations les plus importantes de nos paysages s’opéreront dans ces territoires d’entre deux. C’est le mode d’expansion de la ville et son rapport aux espaces ouverts et naturels qu’il faut re-questionner. Il est illusoire de repousser inexorablement et indéfiniment les besoins primaires des populations urbaines vers les périphéries. Le développement des villes historiques petites et grandes, n’a d’autre issue que de se construire dans le respect et la prise en compte des éléments périphériques paysagers et structurants. Prendre pour armature les espaces naturels et agricoles et s’articuler avec et autour de ceux-ci est un scénario qui permettrait de tisser les villes différemment et de répondre aux enjeux de la proximité et à l’équilibre des besoins de nature et d’agriculture. Il est temps de ne plus considérer les espaces naturels ou agricoles comme des zones de réserve foncière. La meilleur façon de pérenniser ces espaces, c’est de les incorporer dans la mosaïque de la ville, de soutenir une agriculture urbaine, et de permettre aux populations de s’approprier les franges du parcellaire pour leur besoins quotidiens de déplacement alternatif, de récréation, d’initiation à l’environnement, de cadre de vie et de cohésion sociale.

Mettre les territoires en dialogue

Cette mutation des paysages que déclenchent dès aujourd’hui les prémices d’une nouvelle ère énergétique ne peut être durable que si elle est anticipée, entreprise et partagée par tous. Tout le monde doit s’approprier cette démarche. Le paysage n’est plus le fait du prince. Il est temps de rompre avec le culte de la propriété privée où, en termes de paysage et de facteurs environnementaux, on peut encore faire quasiment tout et n’importe quoi. Le bien commun qu’est le paysage doit se cultiver collectivement. C’est pourquoi il est urgent d’associer les populations et de les intégrer consciemment dans le processus de la construction de la ville et du paysage. Le besoin de dialogue entre le résident, le monde associatif, l’agriculteur, l’environnementaliste, le forestier, l’industriel, le gestionnaire de réseau… se fait cruellement sentir. Comme initié notamment dans le cadre de la réalisation du Parc de la Deûle, les enjeux paysagers de demain se joueront dans la capacité de chacun des acteurs à dialoguer et à trouver des synergies. Mettre les territoires en dialogue, c’est permettre à tout projet particulier de rejoindre l’intérêt général.

Repenser la gestion de nos paysages

L’attrait montant pour la question paysagère pose la question de la prise en charge de l’entretien de ces paysages. Jusqu’à aujourd’hui, la très grande majorité de cet entretien est pris en charge par le secteur privé. Compte tenu des attentes de plus en plus polyvalentes en matière de paysages et de leur rôle en termes de production non marchande, nous devons envisager, sans tarder, de revisiter le processus de gestion de nos territoires. Comment sensibiliser à cette problématique les politiques publiques grevées par les coûts sévères de la dette ? Aux côtés du secteur privé, pourquoi ne pas engager la société civile, les associations et le monde éducatif dans la prise en charge de l’entretien de nos paysages ? N’est-ce pas déjà le cas pour certaines de nos réserves naturelles, les jardins ouvriers, ou encore les jardins communautaires ? A quand les paysages communautaires ? La valeur partagée du territoire en serait renforcée et la responsabilisation des populations durablement engagées par l’action. Le rôle de l’autorité publique ne restera pas à la marge de cette gestion partagée. Tout au contraire, ce sera par sa capacité à fédérer, accompagner, voire encadrer, qu’elle se distinguera. Mettre l’acte de gérer au cœur du projet collectif, proposer des outils méthodologiques tels que des plans de gestion, mettre à disposition du matériel pour faciliter certains modes d’entretien, croiser les expériences sur la gestion différenciée des espaces paysagers etc., sont autant de supports que les autorités publiques peuvent apporter dans la démarche. Les principes participatifs étendus à l’échelle du paysage sont sans aucun doute une bonne manière de retisser du lien social dans nos territoires.

Et pour conclure

Dans le domaine du paysage, la conclusion n’est jamais un sujet d’actualité. Le paysage naît d’un processus évolutif et de cette interaction infinie de l’homme et de son milieu. L’héritage de nos modèles de développement se traduit à travers nos paysages. Les enjeux de l’ère de l’après pétrole sont énormes en termes de réajustement de nos territoires. Le chantier doit être partagé par les populations et entrepris à tous les niveaux de pouvoir. En l’absence de volonté politique, il est alors probable que la société civile prendra les choses en main. Dans tous les domaines de la vie quotidienne, la crise énergétique va intensifier nos besoins de proximité. Les territoires de plus en plus maillés par l’influence des territoires urbains sont dans l’urgence de dialoguer et de prendre pour terrain de réflexion les espaces entre villes et campagnes. Prendre le paysage comme le support de la démarche est sans aucun doute une issue méthodologique intéressante. Pourquoi la notion de paysage ne peut-elle pas promouvoir le changement et entraîner dans son sillage une transformation culturelle ? Pourquoi ne pas travailler sur le binôme “agri-culture et ville-culture” et les associer au sein du territoire ? Le projet permettrait de rendre à l’ « agri-culture » un cadre environnemental, et la rapprocherait des besoins alimentaires des populations urbaines. La « ville-culture » bénéficierait d’un cadre de vie et serait rattachée à une identité territoriale portée par la notion de paysage. Avec ce binôme, le dialogue pour une vision partagée sur la diversité des fonctions d’un territoire devient le levier du changement. L’intérêt du territoire prend une autre dimension grâce à l’interaction qu’il impose entre le paysage et les acteurs qui le composent et le renouvellent. Le paysage durable ne naîtra que de cette capacité de revoir notre approche de la planification et d’étoffer l’espace économique d’un espace social, paysager et écologique de qualité, privilégiant le lien social et la vision du projet de société.