L’eau comme droit de l’homme : application concrète à Buenos Aires

Daniel Florentin, 2012

Agua para todos (De l’eau pour tous) : c’est avec ces mots que les syndicats manifestaient au début de l’Agua Foro de 2007 à Buenos Aires, afin de rappeler la promesse étatique faite par le gouvernement argentin d’installer l’eau comme un droit de l’homme. Ils donnaient ainsi une caisse de résonance à une thématique toujours controversée.

Les débats sur la nature de l’eau opposent ainsi depuis des décennies deux camps assez profondément étanches. D’un côté, certains défendent l’idée de l’eau comme bien purement économique ; de l’autre, on trouve les tenants de l’accès à l’eau comme un droit de l’homme fondamental, aussi bien pour son accès physique qu’économique. La première approche considère que l’eau est un bien comme un autre, et, à ce titre, peut faire l’objet d’une marchandisation, et donc d’une commercialisation suivant les règles du marché. A l’inverse, la seconde approche part du principe que l’accès à l’eau doit être garanti pour tous au nom de son caractère vital, et doit faire l’objet d’une sécurisation juridique1.

L’approche droit-de-l’hommiste reste cependant limitée et insuffisante si elle ne se concentre que sur des aspects juridiques ou si elle se cantonne à des registres incantatoires. Elle est une première étape vers une universalisation de l’accès, mais pas une fin en soi. L’accès à l’eau a ainsi envahi le droit constitutionnel d’un certain nombre de pays, dont l’Afrique du Sud qui fut pionnière en la matière en 1996, posant le caractère constitutionnel du droit à l’eau, avant d’être imitée par de nombreux autres pays, dont l’Uruguay ou la Bolivie.

Pour autant, dans chacun de ces pays, l’accès à l’eau demeure inégal et imparfait, et le droit à l’eau reste souvent un idéal à atteindre plus qu’une réalité observable. Les populations les plus concernées par cet accès déficient à l’eau potable, qui concerne près d’un milliard de personnes à l’échelle mondiale, sont quasi systématiquement parmi les plus pauvres et les moins solvables. Nombreux sont également ceux qui cumulent à ce handicap l’habitat en bidonville, l’insuffisant accès aux services de base comme l’électricité ou l’assainissement, voire l’absence de papiers d’identité et d’existence légale pour les communautés migrantes, comme c’est souvent le cas en Amérique latine.

L’enjeu est donc double : il s’agit de raccorder des populations habitant dans des zones mal ou non reliées au réseau et traditionnellement exclues. En d’autres termes, le défi est à la fois une question technique, et une question sociale, voire citoyenne, puisqu’il s’agit de construire une citoyenneté matérielle2 pour ces populations exclues.

A cet égard, le gouvernement argentin a développé depuis 2005, dans la région métropolitaine de Buenos Aires, une politique publique mêlant à la fois l’approche participative, l’idée du droit à l’eau, et la réalité physique de ce droit. Une brève esquisse du programme Agua Mas Trabajo (Eau + Travail) donne ainsi une illustration de cette vision constructiviste de la citoyenneté et de l’universalisation du service d’eau.

1. De l’archipel au réseau : l’émergence d’un modèle participatif

L’universel accès aux réseaux urbains, et en particulier aux réseaux d’eau reste, dans de nombreux pays du Sud, un mythe et une construction politique. Pour autant, dès l’époque de délégation du service à Suez, le gouvernement argentin et la compagnie d’eau ont mis en place un programme destiné à apporter l’eau aux populations les moins solvables, notamment pour des raisons d’urgence sanitaire3.

Le programme Agua Mas Trabajo, lancé en 2003, et suivant la loi 20 337 sur les coopératives, a ainsi permis d’allier considérations sociales et sanitaires ; des coopératives de travail locales pour des chômeurs devaient se charger de la construction du réseau d’eau, dont la qualité est ensuite contrôlée par la compagnie d’eau. Opéré dans le cadre de la stratégie de responsabilité sociale en entreprise par Suez, le programme fonctionnait sur le principe de l’archipel, autour de puits individuels.

Il a cependant connu un développement massif à partir de la reprise en main publique de la compagnie Aguas Argentinas, devenue AySA en 2006. Il est ainsi devenu l’axe central de la politique d’extension du réseau, et le pilier du modèle qui se veut plus participatif de la compagnie d’eau renationalisée. La logique spatiale s’est également modifiée, puisque de l’archipel, on est passé à la figure du réseau, en raccordant les sections concernées au réseau régulier et à l’usine de potabilisation de La Matanza, au lieu de fonctionner selon le système des puits isolés4. Les 20 employés travaillant de façon périphérique sur le programme ont été remplacés par un groupe de 60 employés travaillant exclusivement sur le programme, et notamment sur la partie d’accompagnement social pour les 467 modules à construire.

2.Un financement public, un paiement symbolique

La compagnie, et à travers elle le gouvernement argentin, finance ce programme à hauteur de 70 à 100 millions de pesos annuels, ce qui représente 20% du budget d’investissement total. Cela permet en particulier de couvrir les frais de travaux, les formations des travailleurs et le contrôle de qualité. La compagnie délègue au municipio, l’échelon local le plus petit, le choix de la coopérative. Le paiement des travaux s’effectue au nombre de mètres de réseau construit et non au nombre d’heures travaillées, pour créer un incitatif à la réalisation rapide et efficace des travaux. Les contrôles de qualité sont cependant les mêmes que ceux opérés pour le réseau traditionnel, et le réseau est chloré une première fois avant utilisation, pour éviter toute contamination. En moyenne, il faut huit mois pour que chaque module soit achevé, testé et mis en marche.

L’idée de la coopérative de travailleurs locaux permet d’augmenter l’acceptabilité sociale des travaux et le soin prêté au réseau construit. En contrepartie, la compagnie exige un paiement des factures d’eau, pour passer du régime de la connexion illégale à la conscience de l’eau comme bien partagé et représentant un coût. La somme demandée reste minimale (autour de 10 pesos par mois), mais symbolique d’une insertion dans le réseau officiel. Au final, les visites sur les chantiers de construction révèlent une attente très forte des habitants, prêts à payer une somme symbolique qui sera compensée par des bénéfices sanitaires non négligeables. Le taux de recouvrement des factures dépasse les 50 %, ce qui est un premier pas, sachant que le manque d’adresse de certains usagers rend leur facturation plus ardue. En un sens, l’adduction d’eau rejoint ici un problème d’urbanisme plus général, qui fait également l’objet d’une attente sociale importante.

3.Des résultats probants

En quatre ans, le programme a déjà réussi à capitaliser des résultats assez probants. Près d’un million de nouveaux usagers sont déjà connectés ou en voie de connexion au réseau. Par ce biais, l’idéal d’un service universel devient un horizon accessible. Des populations autrefois exclues bénéficient désormais d’un réseau fiable.

Le succès est tel que la compagnie AySA a lancé, depuis 2010 et de façon exploratoire, un modèle similaire pour la construction des réseaux d’assainissement. Le projet n’en est qu’à ses balbutiements, et seules 19 000 personnes en avaient bénéficié en juillet 2011. Il est cependant probable que sa mise en place comporte des obstacles techniques plus nombreux, la construction d’un réseau d’assainissement et d’eaux usées étant techniquement plus complexe que le creusement d’une tranchée et l’adduction d’un réseau d’eau. La mise en place d’un tel programme, Agua Mas Cloaca Mas Trabajo, témoigne toutefois d’une certaine réussite sociale du volet concernant l’adduction d’eau.

4.Une critique double

Pour autant, ce programme a pu faire l’objet de certaines critiques. Deux critiques principales peuvent être retenues. La première fut une mise en cause de pratiques clientélistes, favorisant telle zone ou telle coopérative. Il est difficile de trouver des éléments prouvant leur réalité ou leur inexistence ; en revanche, l’ampleur du programme et ses résultats permettant l’inclusion d’un nombre considérable d’usagers traditionnellement oubliés car non solvables permettent de nuancer cette critique.

La seconde critique a en revanche une portée plus grande, et concerne le manque de diffusion de ce programme à d’autres régions. Seule la région métropolitaine de Buenos Aires bénéficie en effet de ce programme. Cela s’explique en bonne partie par des raisons électoralistes, le gouvernement refusant de financer des programmes similaires dans des régions tenues par des partis d’opposition, et près d’un tiers des électeurs vivant dans la région du Gran Buenos Aires.

Cette nuance rappelle que l’eau reste un objet éminemment politique et politisé, et que l’universalisation du réseau reste conditionnée à la fois à des conditions socio-économiques et à une volonté politique. C’est d’ailleurs l’un des enseignements à tirer de ce programme Agua Mas Trabajo et de la vision pro-pauvre que suit la politique publique dont il est le symbole : l’acteur public reste absolument central et joue un rôle décisif dans les travaux d’extension des grandes infrastructures de réseaux. Là où les opérateurs privés voient leurs marges de manœuvre corsetées par l’exigence de solvabilité des usagers, seul l’acteur public peut souvent prendre à son compte la charge de ces travaux nécessaires pour construire un réseau incluant l’ensemble de la population. C’est sur ce modèle que se sont d’ailleurs construits les réseaux dans les pays développés5 et qui ont permis un accès universel aux services urbains de première nécessité. La réalisation de ce type de projets reste malgré tout dépendante de la volonté politique et de la capacité financière des autorités publiques.

1 Pour une mise en perspective théorique sur le sujet, cf. Bakker, 2010. Privatizing water. Governance failure and the world’s urban water crisis. Cornell University Press

2 La citoyenneté matérielle est un concept issu des études post-coloniales, et en particulier de la branche des subaltern studies, et a été largement développé par Chatterjee, notamment dans Politics of the governed (2004, NY Columbia University Press). La critique de la citoyenneté subtilisée par l’absence d’accès aux réseaux urbains de base a été également développée, dans la littérature francophone, par Marie-France Prévôt-Schapira

3 Un rapport public de 2003 dénonçait en particulier le caractère critique de la situation sanitaire dans les villes de La Matanza et de Lomas de Zamora, liée en bonne part à la mauvaise qualité de l’eau utilisée.

4 La logique de raccordement au réseau est d’autant plus importante que nombre de ces puits connaissent des contaminations par nitrates, sodium et arsenic.

5 La France faisant quelque peu exception en la matière.