Les favelas dans la ville : entre fragmentation et inclusion urbaine

Michael CHETRY, 2012

Au Brésil, les favelas sont des lieux fortement marqués dans l’espace social et physique des grandes villes et sont présentées aujourd’hui comme les symboles de la fragmentation des grandes métropoles aux côtés des espaces résidentiels fermés et sécurisés. On distingue couramment quatre dimensions de la fragmentation urbaine : spatiale, économique, politique et sociale. Dans son aspect socio-spatial, celui qui nous intéresse ici, la fragmentation établit un lien entre la société urbaine et l’espace urbain au sens physique. Plus précisément, la fragmentation spatiale correspond à des situations urbaines caractérisées par un aspect éclaté, hétérogène et peu articulé physiquement et visuellement (discontinuité du tissu, hétérogénéité des paysages, des équipements et des services urbains, absence d’articulation entre les fragments). La fragmentation sociale, quant à elle, décrit l’émergence de territoires dans lesquelles les populations vivent repliées sur elles-mêmes et où s’exprimerait l’absence de référence à la société globale1. Cette perception témoigne ainsi de la permanence d’une vision dualiste de l’espace urbain dans laquelle les favelas sont considérées, depuis leur apparition sur la scène urbaine, comme des espaces étrangers à la ville et leurs habitants sont associés aux segments marginaux. Pour autant, en plus d’un siècle d’existence, les favelas ont connu de nombreuses transformations physiques et leurs habitants ne sont pas restés à l’écart de la société urbaine. Au-delà des apparences, l’exploration de ces espaces et de la vie quotidienne de leurs habitants montrent des signes évidents d’une intégration à la ville, qui reste toutefois empreinte, à l’image de la société brésilienne, d’une profonde inégalité.

Discontinuité dans la forme urbaine entre les favelas et la ville

Au regard du paysage, la fragmentation semble apparaître comme une évidence, tant la discontinuité de la forme urbaine entre les favelas et la ville contribue à cristalliser la perception de deux espaces totalement différents. A l’origine de cette discontinuité se trouve notamment la singularité du paysage urbain des favelas. Celui-ci se caractérise par une densité d’occupation élevée résultant d’un mode d’occupation spontané et non réglementé ; une morphologie du bâti caractéristique tant au niveau de l’architecture des constructions, que des matériaux employés ou du niveau de finition ; un tissu urbain irrégulier découlant d’une trame viaire labyrinthique dans laquelle les tracés n’ont pas été planifiés mais déterminés par les usages. L’ensemble de ces éléments urbanistiques confère aux favelas un aspect inachevé et désordonné, produisant généralement un fort contraste avec l’environnement. Dans certains cas, la discontinuité dans la forme urbaine peut aussi être occasionnée par l’existence d’une séparation physique entre les favelas et le reste de l’espace urbain, qu’elle soit intentionnelle comme avec l’édification de murs ou de barrières autour de certaines favelas par les pouvoirs publics à Rio de Janeiro, ou causée par l’implantation d’aménagements destinés à articuler les espaces à une échelle supérieure (voies rapides, voies ferrées, ponts, etc).

Cependant, cette démarcation visuelle est loin de se traduire automatiquement par des disparités ou un déficit d’articulation avec la ville. Ainsi, même si les habitants rencontrent des complications dans leurs déplacements quotidiens selon l’éloignement des favelas par rapport au centre-ville ou la topographie du site sur lequel elles sont implantées, dans l’ensemble, les voies d’accès et des moyens de transport relient les favelas au reste de l’espace urbain. Dans certaines d’entre elles, la desserte est encore améliorée par un réseau de transport alternatif (vans, moto-taxis) qui circule dans la favela et assure la liaison vers les quartiers voisins. On assiste également à une diffusion toujours plus vaste des réseaux de communication dans les favelas. La multiplication des boutiques de téléphonie mobile en est un signe. La démocratisation de l’accès à Internet est sans aucun doute l’élément le plus révélateur de cette tendance. Les cybercafés ont connu un développement spectaculaire ces dernières années. Ils sont aujourd’hui présents dans la plupart des favelas et prennent une forme variée et parfois surprenante : du cybercafé de fortune, où quelques ordinateurs sont installés dans le séjour d’une maison, dans le coin d’un salon de coiffure ou au fond d’une épicerie, au centre de connexion plus sophistiqué où une trentaine de machines sont à disposition des utilisateurs et divers services annexes proposés (impression de documents, réalisation de CV ou de démarches administratives, etc.).

Quant à l’accès aux différents services de base (eau, électricité, égouts), il est globalement bien assuré dans les favelas de Rio de Janeiro. La quasi-totalité des domiciles des favelas ont aujourd’hui accès aux services urbains de première nécessité : selon les données du recensement effectué par l’IBGE en 2000, 94,9% ont accès à l’eau courante, 82,8% sont raccordés au réseau d’assainissement, 97% bénéficie de la collecte des déchets. Ces taux peuvent être supérieurs à ceux présentés par certains quartiers de Rio de Janeiro et même par d’autres villes du Brésil comme Recife par exemple. Toutefois, on observe une déficience dans la qualité du service fourni, les infrastructures rencontrant de nombreux dysfonctionnements en raison de la politique de sous-investissement des entreprises gestionnaires qu’elles justifient par la fréquence des raccordements clandestins dans ces espaces. La situation est sensiblement identique en ce qui concerne la présence d’équipements publics. La plupart des favelas sont en effet dotées d’écoles et de postes de santé mais dont le service offert est de médiocre qualité compte tenu d’un manque récurrent de moyens humains et matériels. Cette situation a pour conséquence la mise en place de stratégies de contournement de la part de certains habitants qui scolarisent leurs enfants dans les écoles des quartiers voisins ou vont se soigner directement dans les hôpitaux publics, ainsi que le développement de services privés dans les favelas où la demande est conséquente.

Ainsi, il ne fait aucun doute que les transformations subies par les favelas au cours du temps traduisent un mouvement de rapprochement avec les standards de la ville. La plupart d’entre elles ont connu, à des degrés divers, un processus d’urbanisation, soit à l’initiative des pouvoirs publics, soit par l’action directe des habitants ou leur mobilisation pour revendiquer une intervention. De ce point de vue, bien que toujours présentes, les disparités entre les favelas et le reste de la ville, principalement en termes d’équipement, d’infrastructure voire d’articulation, vont en diminuant.

Apparition de formes de citadinité

Il en va de même pour les habitants qui présentent des formes de citadinité, certes incomplètes. Ainsi, leurs pratiques urbaines (de commerce, de travail, de loisirs) et de sociabilité ne se restreignent pas complètement à leur lieu de résidence et peuvent s’inscrire dans de nombreux lieux de la ville, même si elles restent polarisées dans les zones de proximité. Elles peuvent se traduire par des déplacements à l’échelle de l’espace urbain, témoignant alors de la recherche de commerces et de loisirs, comme le centre-ville ou les shoppings centers, et des espaces publics comme les plages et les parcs. Dès lors, les habitants ont la volonté d’accéder aux différentes ressources mises à disposition par la ville, hélas limitée par leur faible mobilité, liée au coût de transport mais aussi au fort sentiment d’insécurité ressenti dans ces villes et qui touche d’ailleurs l’ensemble des individus toutes classes confondues. A noter que cette forme de participation à la vie urbaine par les pratiques ne résultent pas de processus globaux ou collectifs, mais relèvent avant tout de stratégies individuelles, qui dépendent alors de la capacité de chaque individu à mobiliser à cet effet les ressources financières ou sociales nécessaires. Dans ce contexte, l’intégration à la ville demande, certes, un niveau de vie minimum que n’ont pas toujours les plus pauvres, mais indépendamment du fait qu’ils habitent ou non une favela.

Pour autant, cela ne signifie pas que des processus de séparation ne seraient pas à l’œuvre dans les métropoles. On observe également dans les favelas des phénomènes pouvant alimenter une perception fragmentée de la ville, plus ou moins marquée. Ainsi, la localisation des favelas dans l’espace urbain, le profil social de leur environnement, leur taille, leurs caractéristiques (degré de consolidation, présence d’équipements publics et de commerces, accessibilité, domination par un groupe criminel armé à Rio, etc.) peuvent être autant de facteurs qui, plus ou moins directement, contribuent à une mise à l’écart de ces espaces du reste de la ville. Par exemple, les favelas se distinguent par le fait qu’elles sont fréquentées quasi-exclusivement par leurs habitants, les personnes extérieures hésitant le plus souvent à y entrer. On peut également y observer des tendances au repli. Pour certains habitants, la favela joue un rôle prépondérant, pour ne pas dire exclusif, dans leur vie quotidienne. Ces attitudes se déterminent à un niveau individuel dépendant des caractéristiques des habitants, selon le sexe, l’âge, le niveau de revenus ou de scolarité, ou encore l’ancienneté de résidence en ville. Ainsi, certains se montrent plus disposés que d’autres à un espace de vie resserré autour du lieu de résidence : les plus démunis, contraints à l’immobilité, des femmes de par leur charge familiale ou encore les migrants récents qui ne sont pas encore adaptés au mode de vie citadin sont quelques exemples.

Une intégration inégale et asymétrique

Au final, les processus de fragmentation peuvent prendre des formes variées et plus ou moins intenses et si l’intégration des habitants des favelas à la ville apparaît de plus en plus assurée, c’est une intégration qui reste inégale, asymétrique, dans une ville traversée par des divisions internes de plus en plus rigides, reflet d’une société profondément marquée par l’injustice sociale. Cette conclusion nous amène à un double constat. Tout d’abord, l’analyse des favelas en termes de fragmentation permet ainsi de rendre compte de la complexité des processus qui prennent place dans les métropoles, intégrant à la fois des dynamiques de séparation et d’isolement mais aussi d’intégration (même empreinte de domination). Le second constat pose la question de l’échelle d’observation des phénomènes de fragmentation. L’aspect spectaculaire de la présence des favelas au cœur de la ville occulte d’autres divisions moins visibles qui s’inscrivent à d’autres échelles. Ces divisions peuvent traduire des formes de repli de la vie quotidienne, qui ne correspondent pas forcément aux limites de la favela mais qui s’inscrivent le plus souvent à des échelles plus larges comme celles du quartier ou d’une partie de la ville réduisant ainsi les relations avec l’espace urbain dans son ensemble (c’est le cas à Rio de Janeiro par exemple, avec la distinction entre la Zone Sud et la Zone Nord de la ville). De ce point de vue, la fragmentation semble être moins le résultat des caractéristiques internes des favelas et de leur population que du fonctionnement global de la société et de la ville dans son ensemble.

Références

  • NAVEZ-BOUCHANINE, Françoise, 2001, « Des villes entre fragmentation spatiale et fragmentation sociale: une approche critique de la notion de fragmentation », in DORIER-APPRILL, Élisabeth, Vocabulaire de la ville. Notions et références, Paris, Édition du temps, p.109-118.