Les Gated Communities : la peur des autres dans l’espace urbain.

Vivre en ville c’est vivre ensemble, c’est partager l’espace.

Fabio Mattioli, 2011

Dans une bonne partie de la littérature, les émotions sont au centre de l’action, déterminant les choix de vie des personnages. Qu’il s’agisse de commencer une guerre pour retrouver l’épouse enlevée, comme dans l’Iliade, ou de défendre l’honneur du roi, comme dans Les trois mousquetaires, la centralité des émotions pour l’action dans la vie est souvent présente dans les romans. Cela ne répond pas simplement à une nécessité narrative de rendre un récit plus « beau » ; bien plus, il s’agit d’une analyse que la littérature fait de la société, en soulignant l’importance du sentiment dans la prise de décisions, aussi importantes qu’elles puissent être. Dans l’espace urbain aussi, les choix de vie des citadins dépendent des conditions objectives et matérielles des espaces autant que des sensations que les lieux communiquent aux individus. Choisir d’habiter dans un quartier plutôt que dans un autre n’est pas une décision prise uniquement en fonction des aspects pratiques, (infrastructures disponibles à proximité du lieu de vie) ou de contraintes économiques ; elle dépend aussi de dimensions émotionnelles. La perception des lieux crée aussi les conditions de l’utilisation successive des espaces, car les émotions que les individus peuvent expérimenter dans et à cause de l’espace fondent les activités qu’ils y exerceront. Ainsi de la circulation des enfants à l’extérieur : alors qu’à la campagne les parents les y laisseront jouer librement, ils ont plutôt tendance en ville à vouloir « garder un œil » sur eux, au point qu’il leur est parfois interdit de sortir seul. Cette différence d’attitudes provient très certainement de la perception d’un danger qui n’est pas sans lien avec la réalité de la concentration d’individus dans l’environnement urbain. Pourtant, le nombre d’accidents et le taux de criminalité en ville ne sont pas toujours tels qu’ils justifient l’ampleur de cette méfiance vis-à-vis des espaces urbains.

Dans cette fiche, on explorera la relation entre une émotion, la peur, et les relations dans l’espace, dans le cas des «gated communities». Si la méfiance vis-à-vis de la ville est aussi ancienne que les villes elles-mêmes, elle semble prendre aujourd’hui des contours différents. Et la prise en compte de ces sentiments de « danger », qui peuvent aussi s’exprimer dans le refus d’une proximité physique avec des groupes de population perçus comme « menaçants » (pauvres, SDF ou gens du voyage) passe souvent par des opérations d’aménagement urbain. Il suffit de penser aux digicodes désormais présents dans presque tous les immeubles parisiens ou d’autres grandes villes d’Europe, ou aux systèmes de vidéo surveillance en plein développement, parfois à la demande des citoyens eux-mêmes, souvent à l’initiative des autorités locales ; ou encore au développement des « gated communities » ou des « quartiers fermés ». Au-delà du débat sur l’augmentation de l’insécurité, ne s’agit-il pas également de modifications dans les perceptions mêmes du risque (Beck 2009)?

Toutefois, la question de la sécurité, de la perception du risque et de la peur, ne se réduit pas à une simple mesure statistique. Ainsi qu’il ressort des entretiens que Setha Low et son équipe ont menés à San Antonio et New York aux Etats-Unis, la peur ne concerne pas la simple perte de biens matériels : elle révèle plutôt la peur d’une «perte de contrôle», un sentiment de vulnérabilité de l’individu dans son environnement de vie, la crainte d’une violation de son espace. Un vol ne provoque pas seulement des dommages matériels ; il est souvent perçu comme une violation de l’intimité d’une personne. Or c’est exactement cette violation qui engendre la peur, bien plus que la valeur financière du bien !

Une autre explication possible pourrait être celle de l’intériorisation des tensions globales et de la « peur » avec laquelle notre troisième millénaire a commencé. La peur s’est en fait révélée être un instrument politique très utile : à la suite des attentats du 11 septembre furent prises des mesures de contrôle souvent injustifiées d’un point de vue factuel, mais légitimées par cette peur indéfinie et collective du terrorisme. Michael Moore dans son film Bowling for Columbine souligne comment dès les années 1980 aux Etats-Unis, la peur fut un des éléments les plus exploités à des fins commerciales autant que politiques : le résultat qu’il décrit est une hystérie massive qui induit les individus à acheter des armes et à s’en servir pour résoudre tout type de conflit ou malaise. Bien sûr, après chaque homicide ou massacre, le sentiment d’insécurité s’accroît et de nouvelles armes seront vendues : c’est un cercle vicieux, où la peur engendre d’autres peurs.

Quelle qu’en soit la cause, il semble que ce soit surtout les nouvelles classes moyennes qui ont peur, et que cela soit quelque chose de nouveau, comme les personnes interviewées dans le cadre de l’enquête de Setha Low (2003) l’ont elles-mêmes admis. Souvent, un des facteurs, plus ou moins explicitement exprimé au cours des conversations, est la peur des « nouveaux autres » que l’on rencontre dans des villes qui sont toujours plus globales. Parfois s’agissant d’immigrés, mais plus souvent simplement de personnes pauvres, le nombre de personnes qui demandent à se loger loin de ces individus est en croissance. C’est ainsi que naissent les «gated communities». Dans ces espaces résidentiels, des barrières ou murs préservent l’intimité des habitants et leur garantissent un espace protégé. La séparation des groupes sociaux n’est pas réalisée à travers une grande distance spatiale, car slums et maisons bourgeoises peuvent être séparés par un simple mur et des gardes de sécurité. C’est le cas à Skopje, où les maisons des Roms s’entassent littéralement contre le mur de l’enclave fermée et riche ; une fois passée cette barrière, les ruelles malfamées laissent la place aux piscines chauffées et aux illuminations a giorno dans les longues et glaciales nuits d’hiver. Les gated communities sont une solution qui ne nécessite pas de transformation du quartier : sorte d’oasis dans le désert, elles ne résolvent pas les contradictions sociales. Au contraire, elles transforment des espaces voisins et contigus en mondes différents, étrangers.

La paix à l’intérieur des communities a toutefois un prix : l’isolement. Pour entrer et sortir de cet espace, il est nécessaire d’être contrôlé, et cela peut poser de nouveaux problèmes d’intimité : l’un des avantages d’habiter en ville est le fait de ne pas avoir constamment un œil qui nous surveille, et de pouvoir échapper au contrôle social immédiat (parents, voisins, etc.). Cela n’est pas possible dans une gated community, où entrées et sorties des habitants sont enregistrées et notées, donc disponibles à la consultation. Mais le problème principal est l’absence de toute exposition à la mixité. Les personnes qui y habitent appartiennent en fait pour la plupart à la même classe sociale, moyenne ou supérieure, racialement souvent bien identifiable – un euphémisme pour dire qu’ils s’agit de Blancs (Fine 2004, Low 2003, Manalansan 2004, Grant, Jill L. et Gilliad Rosen, 2009). Par conséquent, les sorties de ces havres de paix sont perçues comme des moments de difficulté, susceptibles d’être vécues comme un choc. Des résidents affirment en effet avoir aujourd’hui plus peur qu’auparavant de se rendre au centre commercial du centre ville, où il serait possible de rencontrer de la mixité ethnique. Si une augmentation de l’incapacité à tolérer la différence est une expérience commune parmi les adultes, les enfants semblent n’être même pas capables de la concevoir, et encore moins de la supporter : la seule vue de travailleurs rentrant chez eux provoquent une inquiétude et un sentiment d’insécurité chez certains enfants de ces résidents.

A partir de ces données, il semble possible d’affirmer que la fermeture des espaces provoquée par la peur des autres a eu comme conséquence exactement la reproduction et l’augmentation de cette peur. Ainsi, les habitants de ces espaces évoquent la possibilité que les murs ne soient pas une véritable mesure pour garantir la sécurité, car ils peuvent être franchis. Les gardes, souvent considérés comme trop permissifs sont aussi l’objet de critiques. Finalement, même dans ces enclaves, chaque maison est équipée d’antivols et autres systèmes de surveillance.

Le fait que les dispositifs de sécurité ne servent pas à réduire la peur mais tendent plutôt à l’encourager et à la reproduire est un phénomène bien connu.

Il faut prendre acte de la présence d’un sentiment de peur dans certaines situations, mais il faut être capable d’affronter la question, plutôt que de l’exploiter et de la reproduire à des fins électorales. Fatalement, nos villes sont et seront toujours plus exposées à des différences sociales et économiques, comme conséquence de la globalisation. Il y a deux aspects à approfondir dans ce phénomène : d’une part, le sentiment immédiat d’insécurité, souvent très présent dans les discours des élus, puisqu’il s’agit d’un thème qui « paye » bien au moment des élections. Il existe toutefois un autre côté « caché » de la question, concernant le futur moins proche : il s’agit du type de société auquel les actions d’aujourd’hui donneront naissance demain. Il s’agit de penser comment ces mesures sécuritaires influenceront les nouvelles générations, leur perception de la société et du « bien commun ». Ainsi que ces études l’ont montré, la fréquentation d’espaces communs, donc la présence d’une diversité dans la ville, est un préalable pour penser, concevoir et se sentir partie d’un même corps civique ; en d’autres termes c’est un préalable à une dimension vécue de la citoyenneté.

Bien sûr, il ne s’agit pas d’ignorer les problèmes de sécurité présents dans l’environnement urbain. Toutefois, une approche durable de ces enjeux ne peut pas proposer seulement des solutions de court terme, visant tout simplement à satisfaire des émotions, notamment la peur. Ces politiques sécuritaires pourraient entraîner une spirale sans fin, où à chaque mesure de protection correspondraient de nouvelles peurs, nécessitant des interventions encore plus fortes. Il n’est pas nécessaire de rappeler les dangers de ces types de situations, et les possibles dérives autoritaires qui se sont produites dans l’histoire.

Une évaluation des gated communities est à faire en prenant en compte les conséquences de ces espaces résidentiels pour l’ensemble de la ville. Ces espaces détruisent-ils la possibilité d’une vie commune ? Quels instruments autres que la clôture et l’érection de barrières peuvent être mobilisés pour prévenir le malaise social ? Certes, on ne peut pas être certain que la peur puisse être vaincue à travers le contact et la connaissance quotidienne ; on ne peut être sûr non plus que les conflits entre riches et pauvres, blancs et noirs, ouest et est cessent par le simple fait de partager un lieu. Cependant, un constat ne fait aucun doute : il n’y a pas d’autres moyens de vivre ensemble que partager l’espace. L’enjeu qui devrait être affronté n’est pas la peur de certains, mais la gestion des conflits, qui sont normaux dans toute vie en commun. Par exemple on pourrait chercher à construire des espaces où les problèmes entre individus seraient résolus sans être délégués à une autorité extérieure. Pourquoi ne pas résoudre la peur des viols en récréant des tissus de solidarités dans le quartier, qui ne soient pas des formules de patrouille ou de vigilantisme ? Parler aux jeunes bruyants au lieu d’appeler la police est plus qu’un simple signe de civilité : c’est un des moments où se construit une communauté des citoyens. En ce sens, l’espace bâti de la ville devrait être conçu comme un tissu partagé d’espaces dans lequel les conflits peuvent être affrontés et résolus de manière collective, et non pas comme un ensemble d’îlots pacifiques mais irrémédiablement isolés.

Références

  • Monahan, T. 2006, “Electronic Fortification in Phoenix: Surveillance Technologies and Social Regulation in Residential Communities”, Urban Affairs Review 42(2): 169-192.

  • Peck, J., and Tickell, A. 2002, “Neoliberalizing Space”, Antipode 34(3): 380-404.

  • Manalansan IV, M. 2005, “Race, Violence, and Neoliberal Spatial Politics in the Global City”, Social Text 23(4): 141-155.

  • Grant, Jill L., and Gilliad Rosen, 2009, “Armed Compounds and Broken Arms: The Cultural Production of Gated Communities”, Annals of the Association of American Geographers, 99(3): 575-589.

  • Fine, M. 2004, “Witnessing Whiteness/Gathering Intelligence” in M. Fine, L. Weis, L. Powell Pruitt, and A. Burns, eds., Off White: Readings on Power, Privilege, and Resistance. NY: Routledge, 245-56.

  • Low S. M., 2003, Behind the gates : life, security, and the pursuit of happiness in fortress America, New York, Routledge.

  • Beck, Ulrich. 2009. World at risk. Cambridge: Polity.