Nuit Debout  : occupation des places, convergence des luttes et droit à la ville en France

Claudio PULGAR PINAUD, 2016

Collection Passerelle

Ce texte a été écrit en juin 2016 et a d’abord été publié sur le site de l’INVI.

« Ce qui distingue les mouvements sociaux d’autres mobilisations est d’être centré sur un autre projet de société bien plus que sur une revendication spécifique1 ».

Introduction

Depuis le 9 mars 2016, la France vit sous la pression d’un des mouvements sociaux les plus importants de ces vingt dernières années. Cette fois, la goutte d’eau qui a fait déborder le vase a été le projet de réforme du code du travail, véritable institution de ce qui reste de la protection sociale française. Celle-ci s’est construite grâce aux luttes des travailleurs depuis le 19ème siècle, mais surtout depuis les grandes grèves du Front Populaire (1936), du programme du Conseil national de la résistance après la seconde guerre mondiale et des révoltes étudiantes et ouvrières de mai 68. Depuis des années, la cocotte-minute sociale est sous pression. Le gouvernement socialiste actuel n’a fait qu’accélérer le processus en menant ses réformes néolibérales successives et sa politique d’austérité. Les deux attentats de 2015 ont ralenti cette ébullition, mais n’ont pas réussi à démobiliser les gens, qui avaient déjà massivement occupé les rues pendant le deuil national en janvier.

La violente répression, au moment de la conférence de l’ONU sur le changement climatique (COP 21) en décembre 2015, contre les mouvements sociaux et les mouvements écologistes, justifiée par l’État d’urgence, n’a pas non plus découragé les militants.

Le débat parlementaire sur le projet de loi de déchéance de nationalité (proposé par l’extrême-droite et adopté par les socialistes, il a ensuite été rejeté par le Sénat), ainsi que la prolongation de l’État d’urgence après la coupe d’Europe de football en juillet, les expulsions constantes de migrants, la hausse du chômage, les scandales de corruption politique et financière, les affaires d’évasion fiscale qui ont éclaté au grand jour, tout cela a alimenté le mécontentement général, déjà nourri des luttes antérieures.

La convergence des luttes et le nouveau contexte social

L’appel citoyen, qui fut à l’origine de la grande journée de grève et de manifestation du 9 mars, a été le fait marquant du cycle de contestation de 2016. Ce n’était pas un appel des structures syndicales formelles, malgré leur poids toujours significatif en France. Ce fait inédit montre que quelque chose de nouveau était en incubation depuis le début de ce mouvement. Fin février, quand le gouvernement annonça sa réforme du code du travail, tout coïncida pour générer les conditions nécessaires à un grand mouvement social.

Un fait marquant est celui du documentaire « Merci Patron », une critique satirique de l’ambition démesurée des grandes fortunes françaises, avec en fond de toile les délocalisations d’usines et la répercussion du chômage sur la vie des gens. Le film, sans promotion dans les médias, obtint un succès inédit et massif dans les salles de cinéma. Cela motiva un groupe de militants, parmi lesquels le réalisateur du documentaire, et de syndicalistes à organiser des réunions sous le thème « Leur faire peur ». C’est au cours de ces réunions qu’apparut l’idée d’occuper un espace public, en particulier des places telles qu’on a pu les voir depuis 2011. Ce groupe hétérogène se dénomma « convergence des luttes ».

La date choisie fut celle du 31 mars, jour de la grève générale annoncée par la grande majorité des syndicats et les organisations étudiantes et lycéennes. La signature d’une pétition virtuelle contre la réforme par plus d’un million de personnes fut un autre fait inédit.

L’occupation de la place de la République

La manifestation du 31 mars, avec plus d’un million de participants dans les rues malgré une pluie intense, démontra la force du mouvement social et de ses deux composantes historiques, les travailleurs, syndiqués ou pas, et le mouvement étudiant et lycéen. Un troisième front, une nouveauté dans l’histoire des mouvements sociaux français, fait irruption le soir même : l’occupation des places.

La grande différence avec les autres occupations de places de par le monde est que, depuis le premier jour, la Nuit Debout ne fut pas autorisée par les forces de l’ordre à occuper la place en permanence. La première semaine, toutes les nuits à 5 heures du matin, la police expulsait les personnes présentes sur la place. Le mouvement s’adapta et parvint chaque jour à partir de midi à monter un nouveau campement, avec des structures démontables, prévoyant que chaque nuit, tout devait être à nouveau enlevé. Cela devint habituel de voir la police commencer à lancer des grenades lacrymogènes et à matraquer les occupants à partir de minuit.

Cette occupation quotidienne rendit tout son sens à la place, donnant un contenu politique à un espace public qui venait d’être refaçonné quelques temps aupa-ravant. Avec l’aménagement d’une grande esplanade et l’élimination d’une grande partie de la circulation automobile, les conditions de son occupation et de sa réappropriation furent facilitées. Le désir secret de tout urbaniste de construire une « agora » fut ainsi réalisé par les milliers d’habitants qui chaque soir se réunissaient pour discuter en commissions spécifiques ou en assemblée générale, regroupant parfois plusieurs milliers de personnes.Sur la place, c’est une sorte de village qui se construit organiquement, un village où, dès le premier soir, on a pu trouver une infirmerie, une cantine gratuite ou un media center chargé de la communication sur les réseaux sociaux, compo-sante importante du mouvement. Au fur et à mesure des jours d’occupation de la place, plusieurs autres programmes permanents s’établirent, comme une bibliothèque, un jardin, un espace pour les enfants, des ateliers de fabrication d’affiches, des expositions, etc. De plus, les trois médias de communication officielle de la place se consolidèrent : un journal papier, une radio et un canal de télévision, qui transmettaient quotidiennement en direct de la place sur internet. Avec toute cette infrastructure, c’est une autonomie contre-hégémonique qui se construisait dans le réel, autonomie qui aurait été difficile à réaliser sans l’occupation de la place.

La composante festive était présente depuis le premier jour, quand fut donné un grand concert sur un camion. Sur la place, se succédèrent en permanence des interventions artistiques, du théâtre, des projections de films, un orchestre symphonique… Quotidiennement, les assemblées et les discussions politiques se déroulaient du côté Est de la place, alors que du côté Ouest, les activités festives se développaient, les participants circulant d’un côté à l’autre. Certains historiens et anthropologues rappellent que les mouvements de révolte ou de révolution ont toujours eu une part festive importante. Le carnaval par exemple a souvent été un moment propice aux soulèvements et aux révoltes, raison qui explique sa récupération et sa mise sous contrôle.

Nuit debout et le droit à la ville

L’occupation des places est un processus et non un résultat ou un objectif en soi. Le fait d’avoir une rotation importante de participants et d’utiliser l’assemblée comme un espace de discussion et de décision a transformé Nuit Debout en une école de la démocratie radicale et horizontale. De nombreux participants étaient déjà militants, mais beaucoup d’autres se sont politisés dans le processus d’occupation. La « convergence des luttes » était à l’œuvre au sein de plus de 80 commissions qui travaillaient sur la place, donnant au mouvement un caractère systémique, qui va bien au-delà de la contestation de la réforme du code du travail en construisant une certaine « intersectionnalité », dans le sens sociologique du croisement des formes de domination/contestation. Les luttes les plus visibles étant les luttes féministes, la lutte pour le droit au logement, la lutte contre la colonisation, les luttes écologistes, avec une participation constante mais non prédominante des luttes syndicales et étudiantes.

Le droit à la ville, dans le sens défini par Lefebvre, de réappropriation et de prédominance de la valeur d’usage, prend forme dans les occupations de places, fonctionnant dans le même temps comme une remise en cause de la ville mercantilisée et privatisée. Nuit Debout fonctionne comme un laboratoire de production de commun, pour utiliser le langage des situationnistes, depuis la production de l’espace par le faire et la praxis. Ce n’est pas seulement l’espace que l’on se réapproprie au travers de l’occupation, mais aussi le temps, la nuit se transformant en un temps récupéré pour l’auto-organisation, pour la démocratie et le débat. L’occupation de la place construit un espace-temps d’expérimentation, avec la constitution d’une cité autre, légitimant de fait ce que les pouvoirs publics traitent d’illégal. La place a été rebaptisée « Place de la Commune » (pour la Commune de Paris de 1871) : cette décision fut prise en assemblée générale le 32 mars (les jours étaient désormais comptés à partir de la date d’occupation de la place le 31 mars) et n’était pas anodine. La Commune de Paris est connue comme un moment révolutionnaire d’autogestion de la cité par le peuple de Paris en armes, moment qui est, jusqu’à maintenant, considéré par beaucoup comme l’unique moment historique de tentative de réalisation d’un socialisme autogéré à l’échelle d’une ville entière.

L’occupation de la place en tant que résistance et désobéissance contraste avec d’autres processus qui se sont développés ces dernières années en France et qui peuvent servir de point d’origine ou de comparaison. Les ZAD (zones à défendre), par exemple, sont des occupations de territoires par des militants et des habitants contre de grands projets inutiles et imposés (comme le projet d’aéroport à Notre Dame des Landes sur un site de forêt humide). Les campements de migrants ou de roms – le plus emblématique d’entre eux, mais pas le seul, étant la Jungle de Calais – sont un autre exemple. Il s’agit d’espaces où se construisent des « autonomies territoriales » qui contestent la société et la cité actuelles et fabriquent des alternatives ici et maintenant. L’occupation de la place est aussi une opposition à la privatisation des espaces publics, tellement banalisée et naturelle avec les terrasses de bars et les événements privés de marketing des marques, autorisés par les pouvoirs publics. C’est aussi un espace pour les rencontres et l’interaction entre habitants, qui, en temps normal, s’ignorent ou n’ont même pas l’occasion de se rencontrer : jeunes précaires, migrants, travailleurs pauvres, syndicalistes, personnes à la rue, entre autres. L’occupation fonctionne comme un espace de construction de confiances et d’empathies qu’il est difficile de rencontrer dans la cité actuelle, faite de flux et de consommation.

La composition des participants de Nuit Debout

Les médias de masse et la classe politique ont attaqué constamment les participants de Nuit Debout, arguant qu’ils n’étaient que de « jeunes blancs diplômés de petite bourgeoisie (les bobos) ou des hippies jouant du tambour», mais plus de 30 sociologues ont évalué sur le terrain la réalité des participants à Nuit Debout2 : plus de la moitié ont plus de 33 ans et 20 % ont plus de 50 ans. Les deux tiers sont des hommes. Quarante pour-cent des participants viennent des banlieues et les parisiens viennent principalement des quartiers nord-est, les plus populaires de la capitale. Soixante pour-cent sont diplômés (la moyenne nationale est de 25 %) et 24 % sont des ouvriers ou des employés, plus du double de la moyenne parisienne. L’enquête et son analyse montrent que la diversité des participants est grande, mais que la faible participation des jeunes issus des banlieues est un manque révélateur des fractures de la société française.

De l’occupation du centre à l’occupation des quartiers

Le mouvement d’occupation des places a commencé à Paris et dans vingt autres villes en même temps. Plus de 200 places occupées dans toute la France ont été recensées jusqu’à maintenant. Plus de trois semaines après l’occupation de la place de la République à Paris, des assemblées de quartier commencèrent à s’organiser en parallèle, assemblées qui apparaissent comme le futur possible du mouvement. Le déplacement des assemblées vers les places d’autres communes et quartiers a été un effet non prémédité de Nuit Debout. Les gens qui ne voulaient ou ne pouvaient pas aller vers cette « centralité », ont ainsi pu participer. Cela a aussi permis de discuter de thématiques et d’actions plus locales et qui allaient plus loin que la lutte « contre la loi travail et son monde ». Grâce à ces espaces de rencontre, des voisins qui ne s’étaient jamais rencontrés avant ont pu échanger et tisser des liens entre les quartiers, comme exemple entre les assemblées du 19ème et du 20ème arrondissements de Paris (Place des Fêtes, Ménilmontant et Belleville). Les luttes ont aussi pu converger, à des échelles différentes : de la loi sur le travail au niveau national, à l’installation de nouveaux supermarchés dans les quartiers par exemple, avec une analyse systémique de ces problèmes. Ce qu’il s’est passé en France au printemps 2016 est fondamental pour ce qu’il se passera en Europe et dans le monde par rapport aux avancées ou recul du néolibéralisme. Ce n’est pas pour rien que la France a toujours été un laboratoire politique des révolutions et des contre-révolutions au cours de l’histoire. Jusqu’à maintenant, la France était le seul pays d’Europe de l’ouest à résister à la mise en place de politiques néolibérales structurelles. Bien que le projet néolibéral y soit largement implanté depuis les années 1980, il n’a pas pu jusqu’à maintenant briser la trame complexe de la sécurité sociale française, au contraire de ce qu’il s’est passé en Allemagne ou en Angleterre. On ne peut que s’étonner encore et toujours que les gouvernements socialistes ou travaillistes de ces pays soient les responsables des réformes néolibérales dans ces pays, comme l’affirme Jean-Pierre Garnier en désignant les socialistes comme faisant partie de la « deuxième droite ». Cette nouvelle ère de résistances qui s’ouvre dans la France de 2016 donne un air de jouvence aux résistances globales contre le néolibéralisme. L’occupation de la ville et des places – fait innovant – montre de nouveau le rôle du droit à la ville dans les luttes anticapitalistes.

En mai et juin 2016, le mouvement social a vécu des moments particulièrement agités. Le mouvement a mené une série d’actions pour bloquer les flux économiques, dans lesquelles les syndicats ont joué un rôle central, diminuant ainsi le côté « spontané » de l’occupation des places de Nuit debout. Pendant ces mois-ci, les raffineries ont presque été totalement bloquées et la moitié environ des stations-services étaient ainsi privées d’essence. Les syndicats de l’électricité et des centrales nucléaires ont rejoint le mouvement de grève pour bloquer l’économie. De nombreux ports ont été bloqués, les syndicats de tous les transports se sont aussi mis en grève (camions, bus, trains, métros) ainsi que les éboueurs, laissant Paris sous les poubelles pendant plus d’un mois. Ces convergences des différents secteurs exigeaient le retrait de la loi sur le travail. Depuis le début du mouvement en mars, et ce jusqu’en juillet, plus d’une douzaine de journées de manifestations nationales de grande envergure ont eu lieu. Les premiers mois surtout, les étudiants et les lycéens qui ont bloqué des centaines de lycées et universités ont rejoint le mouvement de grève et les manifestations, ce qui a eu pour effet de donner au mouvement de la force dès le début, force développée ensuite par l’occupation des places puis par le rôle joué par les syndicats et leurs grèves.

Cependant, malgré la force du mouvement et de ses divers fronts d’action, le gouvernement socialiste est resté intransigeant, au point de passer outre le débat parlementaire – car il n’y avait pas de majorité – et il a fini par faire adopter le projet de loi en recourant à l’article 49-3 de la constitution. Pendant ce temps, le mouvement social a fêté ses cent jours et bien qu’il soit moins intense (tout semble jouer contre lui : une violente répression depuis quatre mois, les médias qui le fustigent, l’arrivée des grandes vacances, la coupe d’Europe de football, le tour de France etc.), il a introduit de nouvelles formes d’organisation et de luttes. La France du mois de juin n’est pas celle du mois de mars. Il faudra attendre quelques années pour voir les effets à long terme de ce mouvement.

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