Le caractère systémique de la question alimentaire et les verrouillages socio-techniques du système alimentaire industriel actuel

Module 1.2 du Mooc « Acteurs, leviers, outils pour mener les transitions du système alimentaire »

Damien CONARE, Nicolas BRICAS, 2018

Ce module aborde les différentes dimensions de l’alimentation et leurs relations. Il précise la notion de système alimentaire en développant notamment la question des verrouillages socio-techniques du système alimentaire industriel actuel.

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Différentes dimensions inter-reliées

Sans objectif d’exhaustivité, passons en revue les différentes dimensions auxquelles renvoie l’alimentation.

Nous pouvons citer d’abord les secteurs d’activités concernés : production, transformation, distribution, consommation mais aussi tout ce qui concerne l’amont de la production avec la recherche notamment…;

Ensuite, l’alimentation, ce n’est pas seulement produire des aliments pour les manger. C’est aussi des pratiques sociales liées à des conventions culturelles et sociales, à des compétences et connaissances, comme savoir cuisiner ou connaître les bienfaits et méfaits de telle ou telle pratique alimentaire. Ces pratiques sont également liées aux technologies et infrastructures à disposition des personnes (maillage commercial, disponibilité des aliments dans ces commerces, accessibilité…).

L’alimentation est également liée à des représentations de l’espace : où produire ? En ville ou non ? Où consommer ? Dans un espace privé ou public ?

L’alimentation implique bien sûr des enjeux de durabilité : préservation de la biodiversité, de la qualité de l’eau, des sols… et des auxiliaires indispensables à la production même comme les abeilles.

Enfin, l’alimentation s’adosse à des choix politiques et à leurs traductions en termes de lois, normes, instruments…

La question alimentaire est ainsi à la fois fortement liée à la culture et au politique au sens de projet de société. Le caractère multidimensionnel et les interdépendances entre les différentes dimensions de la question alimentaire se traduisent en système. Les orientations prises sur une des dimensions de la question alimentaire va trouver son corollaire dans une autre, contribuant à la création de systèmes robustes qui s’auto-renforcent. Ainsi, si nous choisissons de séparer les zones de production des zones de consommation, il faudra organiser le transport et le stockage, conduisant souvent au choix de variétés facilement « empilables » et s’assurer d’une moindre périssabilité des produits, de même que nous risquons fort d’accroître les déplacements et donc les pollutions.

Notion de système alimentaire

Entre les différentes dimensions de la question alimentaire existent des relations de corrélation, de rétro-action, de causalité.

Exemple d’une approche systémique de l’approvisionnement et de la distribution alimentaires urbains
Vanessa ARMENDARIZ, Stefano ARMENIA, Stanislao ATZORI, p.96 in BRAND C., BRICAS N., CONARE D. , DAVIRON B., DEBRU J., MICHEL L., SOULARD Ch.-T., 2017, Construire des politiques alimentaires urbaines, Editions Quae, 160p.

La croissance de la population urbaine entraîne des besoins nouveaux en infrastructures et en logements et des modifications de l’affectation des sols. Elle diminue l’espace disponible pour les marchés et les routes, contraignant l’activité logistique. A contrario, si on augmente la production agricole locale et la distribution alimentaire locale via des marchés par exemple, on aura besoin d’espaces locaux de stockage et de transformation. Ce qui limitera la disponibilité en espaces et infrastructures pour faire face à une augmentation de la population. Sans entrer dans les détails de toutes ces boucles relationnelles, nous mesurons qu’une action sur une dimension a des répercussions sur d’autres dimensions qu’il convient d’apprécier pour arbitrer entre des objectifs politiques pouvant être contradictoires ou concurrents. Ainsi, vouloir augmenter l’espace et le temps dédié aux marchés, c’est aussi s’attaquer aux besoins en transports et en logistique (en particulier le fameux dernier km) dans des espaces urbains potentiellement déjà fortement contraints, congestionnés et pollués1.

Il est particulièrement difficile s’agissant de l’alimentation de se cantonner à une dimension, indépendamment de ces relations, au risque de ne pas parvenir aux effets souhaités de l’action, voire d’entraîner des effets non souhaités.

Pour rendre compte de ces relations, nous parlerons de système. Nous retiendrions la définition de Louis Malassis, fondateur de l’économie alimentaire, pour qui le système alimentaire, est « la manière dont les hommes s’organisent, dans l’espace et dans le temps, pour obtenir et consommer leur nourriture »2.

Les verrouillages socio-techniques du système alimentaire industriel actuel

Fruit d’une histoire, de choix politiques et socio-techniques, le système alimentaire actuel s’auto-renforce par une série de verrouillages. Ces verrouillages se construisent progressivement autour d’un réseau d’acteurs, de normes et de pratiques qui s’entretiennent mutuellement.

Ce système alimentaire dominant actuel que nous pouvons qualifier d’industriel a pour composante la plus connue l’agriculture industrielle. Ce type d’agriculture qui cherche à maximiser la productivité par la spécialisation et l’intensification de la production est caractérisée par le choix de la monoculture, le recours massif aux intrants extérieurs chimiques, la séparation des activités de production et l’homogénéisation des produits insérés dans des filières longues.

L’agriculture industrielle requiert des investissements lourds et se traduit par des retours sur investissements longs.

Le développement de ce système alimentaire industriel, mondialisé, s’est fait parallèlement et en corrélation avec les évolutions des secteurs de la transformation agro-alimentaire, des transports, de la finance, de l’énergie. Il est aussi favorisé par les politiques publiques. Ainsi, la Politique Agricole Commune et ses aides à l’hectare, indépendantes ou presque du type de production, de la diversité des productions et de l’emploi – malgré quelques évolutions depuis 2013, favorise les grandes exploitations pratiquant une agriculture industrialisée. Enfin, la concentration des pouvoirs au sein de quelques grandes entreprises intégrées de l’amont à l’aval de la chaîne alimentaire concoure, par l’exercice de leur pouvoir d’influence, à limiter le déploiement de systèmes diversifiés, déconcentrés, territorialisés qui ne présentent pas pour eux d’intérêt économique.

Illustration

Le verrouillage socio-technique de la consommation française de pesticides (J.-M. Meynard, Agronome, Directeur de recherche INRA - département SAD)3

Le plan national Ecophyto, lancé en 2008, qui visait une réduction de l’usage des pesticides de 50% en 10 ans, « si possible », est un échec : la consommation de pesticides a augmenté. Il existe pourtant de nombreuses solutions techniques efficaces à la réduction des pesticides. Alors pourquoi un tel échec ? les actions n’ont ciblé que les agriculteurs et leurs conseillers sans tenir compte des effets de « verrouillage sociotechnique », c’est-à-dire des interdépendances qui relient l’ensemble des acteurs économiques engagés dans la logique de systèmes agricoles, pour lesquels les pesticides jouent un rôle de pivot.

Or, le verrouillage s’exerce dans de multiples dimensions à la fois, ce qui explique tant sa solidité que son emprise sur l’innovation4.

Ainsi :

  • au plan économique, l’amortissement des installations industrielles pousse à la spécialisation régionale des productions et au rejet des solutions techniques qui pourraient entraîner une baisse de la production, comme les itinéraires techniques à bas intrants ;

  • au plan social, aucune organisation n’a de légitimité pour organiser, au niveau des territoires, la gestion

collective que requièrent certaines alternatives aux pesticides (lutte biologique par conservation, gestion durable des résistances génétiques…) ; et il est plus risqué, pour la crédibilité d’un conseiller agricole, de se tromper en disant de ne pas traiter alors que ce serait nécessaire, qu’en conseillant de traiter alors que ce ne serait pas nécessaire (erreur qui passera souvent inaperçue) ;

  • au plan cognitif, la familiarité des solutions simples (à chaque problème, son intrant) n’incite pas agriculteurs et conseillers à s’approprier les méthodes agronomiques préventives, vécues comme plus hasardeuses – et conduit de fait à une perte de compétences sur les solutions traditionnelles (rotations, semis différé…) ;

  • au plan culturel, le prestige du rendement élevé et la représentation collective du « beau champ » (très vert et homogène) chez les agriculteurs, et l’image du « beau fruit » (sans défauts extérieurs) chez les consommateurs renforcent la dépendance aux pesticides ;

  • au plan réglementaire, les autorisations de vente, accordées essentiellement aux variétés pures, font qu’un agriculteur ne peut trouver sur le marché des semences d’associations variétales ; la normalisation de la qualité des fruits privilégie une absence de défauts de l’épiderme impossible à atteindre sans pesticides.

Conclusion

Pour faire évoluer le système alimentaire, l’approche technicienne ne suffit pas. Négliger les interdépendances entre les différentes dimensions accroît les freins et les difficultés auxquelles nous serons de toute manière confrontés.

Comment alors re-territorialiser l’alimentation quand la logique verticale des filières intégrées et financiarisées a pris le pas sur les logiques horizontales ?5

Par miroir avec le système alimentaire dominant actuel, où les logiques verticales, intégrées et financiarisées dominent, et en nous inspirant de la définition proposée par le Professeur Jean-Louis Rastoin de la Chaire Unesco Alimentations du Monde, nous choisissons de définir un système alimentaire territorialisé comme un « ensemble cohérent de filières agroalimentaires localisées dans un espace géographique de dimension régionale » (ici région n’est pas au sens de région administrative française mais bien de cohérence territoriale). Il s’agit ici de « mettre l’accent sur une maximisation de l’intégration locale des filières, par opposition aux filières longues de la mondialisation agroalimentaire. »6

1 BRICAS N., Les enjeux de l’urbanisation pour la durabilité des systèmes alimentaires, pp. 27-28 in BRAND C., BRICAS N., CONARE D. , DAVIRON B., DEBRU J., MICHEL L., SOULARD Ch.-T., 2017, Construire des politiques alimentaires urbaines, Editions Quae, 160p.

2 MALASSIS L., 1994, Nourrir les Hommes, Dominos-Flammarion, Paris : 110 p.

3 Le plan Ecophyto de réduction d’usage des pesticides en France : décryptage d’un échec et raisons d’espérer.

4 MEYNARD J.-M. 2012 Innovating in cropping and farming systems. In : Renewing innovation systems in agriculture and food : How to go towards more sustainability ? Edited by E. Coudel, H. Devautour, C.T. Soulard, G. Faure, B. Hubert. Wageningen Academic Publishers. Chapter 5, 2012, pp 89-108

5 GUIOMAR X. , De la reterritorialisation à la relocalisation des filières, avec ou sans terroir - 2012 in Revue POUR, alimentation et territoires, n°215-216, p. 148

6 RASTOIN J.-L. , Les systèmes alimentaires territorialisés : le cadre conceptuel ? – mars 2015 in Systèmes alimentaires territorialisés en France, 100 initiatives locales pour une alimentation responsable et durable – Journal Resolis #04

Références

Vanessa ARMENDARIZ, Stefano ARMENIA, Stanislao ATZORI, Exemple d’une approche systémique de l’approvisionnement et de la distribution alimentaires urbains p.96 in BRAND C., BRICAS N., CONARE D. , DAVIRON B., DEBRU J., MICHEL L., SOULARD Ch.-T., 2017, Construire des politiques alimentaires urbaines, Editions Quae, 160p.