Une stratégie de transition territoriale repose sur le développement de la capacité de coopération des acteurs

La cohérence de la démarche d’ensemble ne repose pas sur une coordination centralisée amenant à faire contribuer chacun au but commun mais sur une régulation décentralisée reposant sur la coopération entre acteurs autour de projets communs

Pierre Calame, Collectif, décembre 2019

Une stratégie d’ensemble de transition vers des territoires durables repose sur le développement de l’aptitude des différents acteurs à coopérer, à agir en prenant en compte les enjeux et les contraintes des autres parties prenantes. La gouvernance traditionnelle est fondée sur des relations dissymétriques, entre commanditaires et prestataires, entre services publics et population, entre élus et services, etc.. Dès lors qu’est reconnue l’idée que le bien public n’est pas le monopole des services publics mais une co-construction par l’ensemble de la société, les modalités de coopération entre les acteurs doivent être explicitées : la coopération n’implique pas que par un coup de baguette magique les objectifs de tous les acteurs convergent mais, plus pragmatiquement, que chacun soit mieux à même de comprendre et de prendre en compte les objectifs et les contraintes des autres.

1. Deux modèles possibles pour la construction d’un projet de société cohérent : la coordination et la coopération

Dans tous les systèmes complexes, comme un territoire ou une entreprise, faisant intervenir un grand nombre d’acteurs, il peut exister deux modèles théoriques pour assurer la cohérence ensemble : la coordination des acteurs ; l’organisation des coopérations entre eux.

Le premier modèle, de nature centralisée peut être qualifié de modèle « mécanique » : chaque acteur, comme les rouages d’une machine, a ses compétences et sa vocation particulière et le rôle des dirigeants est de combiner ces compétences, à la manière dont on assemble les rouages de la machine, pour les faire concourir à un objectif commun. Le « trépied » traditionnel de la gouvernance – des institutions, des compétences dévolues à chaque institution, des règles de mise en œuvre de ces compétences – est de cette nature. L’ingénierie institutionnelle vise à identifier les fonctions à remplir, les compétences requises pour le faire et à définir les règles de fonctionnement qui feront concourir toutes ces cellules spécialisées au résultat d’ensemble.

Dans une telle approche mécanique, encore largement dominante dans les grandes organisations, les intelligences des acteurs ne sont requises que pour bien effectuer la tâche qui leur est dévolue. Le sens général de l’ensemble du système est défini au sommet de la hiérarchie. L’image du concert convient également assez bien à un système coordonné : chacun des musiciens s’attache à bien jouer de son instrument mais la cohérence d’ensemble est assurée par la partition et le chef d’orchestre.

Le modèle de la coopération s’apparente plus à un écosystème : c’est une régulation décentralisée, reposant sur les interactions entre les différentes composantes du système. On pourrait parler d’intelligence partagée. En terme de gouvernance, un tel système est plutôt associé à un second trépied : des objectifs partagés ; une éthique commune ; des processus de résolution des problèmes qui évoluent dans le temps. Dans ce second modèle, on met l’accent sur la participation de chacun au sens de l’action, sur les espaces d’initiative et sur l’apprentissage des interactions.

Les expériences de conduite de la transition des quatre territoires pilote, Loos-en-Gohelle, Le Mené, Malaunay et Grande Synthe s’inscrivent résolument dans ce second modèle de régulation. Les différents principes directeurs communs à ces expériences sont des déclinaisons de cette idée fondamentale : l’engagement progressif des différents acteurs met en rapport leurs objectifs propres avec l’objectif d’ensemble ; le passage des approches sectorielles à une approche systémique amène chacun à élargir son champ de vision ; l’apprentissage de la coopération est l’apprentissage d’interactions positives entre acteurs doués chacun d’une autonomie.

Parler d’un système de régulation décentralisé ne signifie pas, ni dans un territoire, ni dans une entreprise, que le leadership perde de sa nécessité ou de son importance. Au contraire, la capacité à impulser, à stimuler, à mettre en cohérence est plus nécessaire encore que dans les modèles à coordination centralisée mais le rôle du leader change radicalement de nature : la légitimité à donner des ordres est remplacée par la légitimité à proposer des orientations communes.

2. Les différents types de coopération

Il est étrange à première vue que les quatre territoires pilote insistent sur les vertus et les conditions de la coopération. Sa nécessité ne se donne-t-elle pas pour une évidence ? Et, comme la paix elle-même,  la coopération ne découle-t-elle pas du désir de coopérer sans qu’il soit nécessaire d’en préciser les conditions et les modalités ? Or comme le montrent les quatre expériences pilote, c’est au contraire que dans un monde cartésien, héritier de la Révolution française qui a énoncé la supériorité intrinsèque des élus du peuple sur l’administration, le principe de coopération est bien plus nouveau qu’il n’y paraît. Il résulte d’apprentissages, bouleverse des habitudes et des conforts, déstabilise autant qu’il enthousiasme.

Quatre types de coopérations sont évoqués, certaines de manière plus détaillée que d’autres

Les deux premiers types peuvent être qualifiés de « coopération verticale » : entre différents niveaux de gouvernance ; entre élus et services. C’est le second qui retient surtout l’attention des quatre territoires : le cadre juridique de l’action publique permet au mieux une bonne coordination. Coopérer nécessite de sortir de ce cadre. Chacun prend des risques. Il faut donc développer une culture du risque partagé qui suppose en contrepartie des protections, des règles du jeu, des références communes.

La coopération horizontale au sein des services publics locaux n’est pas, elle non plus, évidente. Le cadre juridique de l’action publique (statuts, filières, grades) ne la favorise pas. Promouvoir la coopération au sein des services suppose donc d’adapter les modalités de recrutement, de faire venir et faire partir des agents, de modifier le plan de formation, de faire évoluer les modalités de gestion comme par exemple les rituels entretiens d’évaluation annuelle aujourd’hui centrés sur des objectifs individuels à atteindre et ignorant donc l’importance de la coopération.

Enfin, les coopérations entre des acteurs de nature diverse, en particulier entre les collectivités locales et les habitants, nécessitent de sortir de l’invocation classique de la « participation des habitants » qui en pratique sous-entend participation à des projets définis en dehors d’eux, pour aller vers une compréhension réciproque des enjeux de chacun et une action menée avec la contribution de chacun.

3. La pratique de la coopération est le fruit d’un processus apprenant de la longue durée

Comme le notent les quatre territoires pilote, la coopération ne se décrète pas, elle se développe au travers d’occasions. Elle a besoin de se nourrir de tous les événements de la vie, pas seulement des moments directement utiles. Avoir pu « traîner ensemble » : cette expression souligne l’importance d’un compagnonnage vécu. On peut et doit valoriser ces apprentissages à travers des retours collectifs d’expériences permettant de suivre ensemble les évolutions, les avancées, les difficultés mais c’est autant de ruptures par rapport aux habitudes prises « d’évaluation de projets » par des indicateurs fixés )à l’avance et des « livrables ».

Le développement de nouvelles aptitudes à coopérer, à reconnaître les enjeux et les contraintes des autres et à gérer les tensions qui découlent des différences, constitue l’illustration du développement du capital immatériel d’un territoire. La coopération ne présuppose pas un unanimisme des objectifs et des valeurs qui feraient des divergences, des tensions, des malentendus un défaut de coopération. Bien au contraire, son apprentissage repose sur la reconnaissance des divergences, sur les possibles conflits, dont on ne prend souvent conscience qu’en prenant le temps de revenir en arrière, d’analyser tranquillement les conflits, d’imaginer comment améliorer les convergences. C’est en faisant de ces conflits, tensions et difficultés des réalités normales que l’on peut éviter l’épuisement des acteurs : le retour sur l’expérience a une double valeur de développement collectif des compétences et de ressourcement.

4. La pratique de la coopération fait sa place aux émotions

Parce que la coopération implique un partage du sens de l’action, les émotions et leur gestion sont aussi importantes que les compétences strictement professionnelles. On rejoint ici les spécialistes des neurosciences, comme Antonio Damasio, qui montrent l’absurdité de traiter les émotions et les arguments rationnels comme deux champs séparés.

5. L’apprentissage de la coopération

Dans une société caractérisée par une crise des relations entre les personnes, l’apprentissage de la coopération n’est pas seulement le moyen de mieux gérer les projets, c’est aussi, en soi, une manière de retisser la société.

6. Le mode de management des collectivités locales doit être cohérent avec le discours sur la coopération

On connaît trop bien, dans les collectivités territoriales comme au sein de l’État ou dans les entreprises, le hiatus entre les discours des dirigeants, prônant le respect mutuel, la transparence ou la coopération tout en ayant une pratique inverse. Les dirigeants qui se lancent dans une telle aventure doivent donc être conscients de ce que cela implique pour leur mode de management, leur rapport aux autres, leur propre aptitude à coopérer.

Ils vont devoir innover, souvent à la marge du système, des procédures ou des dispositifs. Les élus doivent accepter de travailler de manière transversale tant entre eux qu’avec les services, sortir du « domaine réservé », encourager les initiatives, introduire le droit à l’erreur, accepter l’idée d’un pilotage partagé entre les élus et les services. Or, aujourd’hui, dans beaucoup de collectivités territoriales, les adjoints au maire sont jaloux de leurs territoires de pouvoir, voient parfois même d’un mauvais œil des relations trop intenses entre les services et la population, qui peuvent implicitement mettre en cause leur légitimité de représentants du peuple.