Vancouver, la valorisation foncière comme modèle économique

novembre 2015

La Revue Foncière / Association Fonciers en débat

Le modèle politique de développement urbain de Vancouver, basé sur l’organisation d’une valorisation foncière susceptible d’attirer les capitaux, est devenu assez célèbre, en Amérique du Nord pour provoquer la création d’un néologisme : le vancouverisme. La situation haussière exceptionnelle du marché du logement procède t-elle d’une bulle prête à éclatée, ou bien d’une situation durable entretenue par une politique urbaine durable? Retour sur l’histoire d’une ville.

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Vancouver, la valorisation foncière comme modèle économique

Ville d’importance moyenne au niveau mondial, Vancouver (Canada) s’est néanmoins forgé une notoriété sur la scène internationale. Elle a émergé comme un modèle nord-américain d’urbanisme dense et compact, d’écologie et de qualité de vie : le vancouverisme. Parallèlement, la ville a connu, dès 1985, une forte croissance des prix des logements, avec une accélération depuis 2001. On y constate un découplage de plus en plus prononcé entre les revenus des ménages et les prix de l’immobilier qui en font une des villes les plus inabordables pour ses habitants. Le phénomène a d’abord concerné la ville de Vancouver elle-même (600 000 habitants) et son habitat typique, la maison unifamiliale, mais il se propage aujourd’hui à l’ensemble de l’agglomération (2 500 000 habitants) et touche les logements collectifs.

Les prix immobiliers de la région métropolitaine dépassent ceux de toutes les autres métropoles canadiennes, alors même que son revenu par habitant stagne dans le bas du classement, avec une moyenne située autour de 40 000 $ /habitant. Si bien que les coûts d’accession à la propriété représenteraient 75 % du revenu des ménages de la région 1, ce qui n’empêche pas que 50 % de la population de Vancouver soit propriétaire, un taux qui s’élève à plus de 65 % dans l’agglomération. Sans surprise, le niveau des loyers ne suit pas la hausse des prix. Ainsi, on estime que l’achat d’un appartement à Vancouver ne peut se justifier par son rendement locatif, inférieur aux coûts du service de la dette 2. La rentabilité d’un placement est dépendante de la hausse continue des prix. La problématique de la hausse inédite des prix des logements n’est certes pas spécifique à Vancouver 3 : le Canada tout entier connaît une dynamique haussière importante. Néanmoins, le cas est intéressant car il ne s’agit ni d’une grande métropole productive ni d’une capitale prestigieuse. Comme le remarque le magazine The New Yorker, « Vancouver est certes une belle ville – avec un port en eau profonde dynamique, un site populaire pour le tournage de productions cinématographiques et télévisuelles. Il est généralement admis que c’est un endroit agréable à vivre. Mais rien dans son économie n’explique pourquoi – dans une ville où le revenu médian [par famille] se situe autour de 70 000 $ can - des villas se vendent pour 1 million $ et des appartements ordinaires pour 500 000 à 600 000 $». 4 La hausse spectaculaire des prix défie les fondamentaux et fait couler beaucoup d’encre. Deux pistes d’explication sont privilégiées. Pour les uns, on aurait affaire à une bulle, une situation où le marché est soumis à des tendances spéculatives irrationnelles qui finiront par s’épuiser. Pour les autres la situation est au contraire durable car elle repose sur des investissements refuges venus de l’étranger, d’Asie en particulier. Sans préjuger de la validité de l’une ou l’autre, les hypothèses avancées laissent entrevoir une ville qui serait la victime passive de flux d’investissement. Or, cette caractérisation oublie que le foncier et l’immobilier ont joué et jouent un rôle central dans le modèle économique de la ville et que la situation actuelle a été au moins partiellement construite par les choix politiques. Un regard historique est susceptible d’apporter certains éclairages.

Le foncier dans le développement économique de Vancouver

Le développement foncier/ immobilier a souvent précédé et impulsé celui du tissu économique. Les fortunes réalisées dans la spéculation foncière sont réinvesties dans d’autres secteurs économiques permettant à leur tour de soutenir la croissance des valeurs foncières. Inversement, la propriété foncière puis immobilière, ont toujours été un moyen d’investir et de faire fructifier l’argent gagné ailleurs, notamment dans l’exploitation forestière ou minière de la Colombie-Britannique. Les premières élites de la ville ont été directement liées au secteur foncier, et développer la ville reste un enjeu crucial pour sécuriser la hausse des valeurs. Comme dans d’autres villes de l’Ouest cherchant à devenir des centres importants, le « boosterism » est employé pour générer de la croissance urbaine. Il recourt aux effets d’annonce pour attirer habitants et investisseurs, puis mobilise les jeux d’influence et les connexions politiques afin d’obtenir les infrastructures nécessaires pour soutenir la croissance.

1880-1930 :le foncier comme catalyseur du développement économique

Vancouver s’est créée autour d’un « deal » foncier. Son développement est intimement lié à l’arrivée du chemin de fer et une intense spéculation foncière avait précédé l’aboutissement de la ligne. À tel point que la Canadia Pacific Rail (CPR), la compagnie ferroviaire, qui ne possède que peu de terrains dans le site légalisé initialement s’arrangera pour que le terminus soit déplacé 19 km plus loin où ses perspectives foncières sont meilleures. La compagnie obtiendra de la Province 2 540 hectares (soit une bonne partie du centre actuel et tous les quartiers Ouest) en échange du prolongement de la ligne. Contrôlant le transport et des terrains clés, la CPR sera le premier « développeur » de la ville. À l’époque le site n’abrite qu’un village centré autour d’une scierie et de la pêche au saumon. Mais la CPR a d’autres projets, comme en témoignent certaines de ses premières réalisations, incongrues dans un contexte aussi rustique : un hôtel de luxe, un centre d’affaires et un opéra. D’autres acteurs viendront rapidement concurrencer la CPR sur le terrain foncier, et la panoplie d’acteurs se diversifiera au fil des années, même si la CPR garde une forte influence. Ainsi, dès le départ, le marché foncier est guidé par les potentialités réelles et imaginées du site plutôt que par la base économique locale. L’espoir de faire fortune dans le foncier attire des capitaux extérieurs. Mais les valeurs foncières sont spéculatives : leur matérialisation dépendra des réalisations de travaux et du peuplement futur de la ville. Cette contrainte se traduit dans la trajectoire de la ville. Les spéculateurs et promoteurs fonciers jouent un rôle clé dans les organisations civiques (chambre de commerce, conseil municipal) et contribuent au développement en diversifiant leurs activités à partir du foncier vers les services urbains, le transport, la manufacture ou le commerce. Ils sont aussi actifs dans la recherche et la canalisation de capitaux de l’étranger vers les secteurs immobiliers ou les entreprises locales, certains allant jusqu’à effectuer des tournées promotionnelles en Europe. Une bonne partie des emplois générés dépendent ainsi directement ou indirectement de la croissance du secteur foncier-immobilier. À l’intérieur de la ville les décisions liées au développement urbain reflètent avant tout la puissance relative des acteurs du marché, qui luttent pour le contrôle des éléments susceptibles de produire le cercle vertueux de la valorisation: foncier, tracés des lignes de tram, implantation des bâtiments officiels. Les agents de l’urbanisation sont essentiellement des lotisseurs-spéculateurs, alors que la construction résidentielle relève de l’auto-promotion ou de petits constructeurs.

Une politique d’urbanisme pour stabiliser le marché et consolider les valeurs foncières

Jusqu’en 1891, la politique est entièrement liée à la propriété puisque seuls les propriétaires de biens évalués à plus de 2 000 $ sont éligibles et que le droit de vote est accordé prioritairement aux propriétaires. Propriété et citoyenneté vont de pair. La distinction entre intérêt public, intérêts des acteurs économiques et intérêts fonciers est quasi inexistante. Elles ne divergeront qu’à mesure de la diversification du tissu économique et de son émancipation des intérêts purement fonciers. La fragilité du système est révélée par la volatilité du marché. Un premier retournement en 1890 affectera l’économie de la ville dans son ensemble. Le marché repartira frénétiquement en 1900, soutenu par l’arrivée massive d’immigrants avant un nouvel effondrement des prix en 1913. L’idée d’une politique d’urbanisme est envisagée comme une réponse à ces « méfaits produits par la croissance et qui empêchent la croissance » 5. La coalition qui la porte réunit des réformateurs urbains et la communauté d’affaires de la ville. Si les premiers sont préoccupés par les conséquences sociales et environnementales du développement urbain, la régulation est demandée par le monde des affaires pour lutter contre la volatilité et l’imprévisibilité des valeurs foncières, dans un contexte où le développement est laissé aux forces du marché. Il s’agit notamment de protéger l’homogénéité sociale et fonctionnelle des quartiers. Plus largement, la politique urbaine devient un champ de bataille entre intérêts fonciers localisés et ses dérives pénalisent le bon fonctionnement des affaires. L’urbanisme et sa promesse d’une gestion technocratique et professionnelle (« city efficient ») offre la possibilité de gérer la ville à la manière d’une entreprise. Mais dès le départ son rôle est instable : si le principe du zonage est acquis (car il permet de protéger les quartiers existants) celui de la planification l’est beaucoup moins car elle court le risque de court-circuiter les intérêts des développeurs fonciers.

1945-1975 : l’industrie canadienne, c’est la ville

Si la période précédente avait été celle du laisser-faire et du règne de la spéculation foncière, l’après-guerre est celle de la forte implication de l’État dans la construction du marché et, indirectement des valeurs foncières. L’État-Providence canadien est avant tout libéral et cherche à renforcer et à stabiliser le marché plutôt qu’à se substituer à lui. Le gouvernement fédéral s’implique dans la production de logements pour deux motifs. D’abord, l’ampleur de la demande latente exige une réponse massive, et l’État souhaite le développement d’une véritable industrie immobilière privée. Ensuite, l stimulation du secteur immobilier est vue comme un moyen de stabiliser le développement économique du pays et d’éviter le retour de la dépression. Ce choix s’insère dans un modèle macro-économique plus large. Alors que le pays connaît un manque relatif de capitaux, le gouvernement et les institutions financières font le choix de soutenir en priorité les entreprises canadiennes dans le domaine de l’immobilier, du commerce et de la finance. En revanche, le secteur industriel et celui des matières premières sont amenés à s’appuyer d’avantage sur des investisseurs étrangers, américains en particulier, ce qui les rend plus dépendantes et vulnérables. Les deux mesures de soutien au marché immobilier sont :

1) le développement du crédit immobilier par l’entremise d’une agence ouvernementale, Canada mortgage and housing corporation 6, d’abord pourvoyeuse puis garante du crédit immobilier,

2) la défiscalisation sous différentes formes des profits issus de la promotion immobilière et de la détention de propriétés.

À travers ces deux mesures, le subventionnement du marché privé est très important - et bien supérieur à celui offert aux programmes de logements sociaux – et contribuera à créer une économie foncière-immobilière très concentrée et intégrée.

Le développement d’une économie du foncier

L’économie qui se développera sera d’avantage foncière qu’immobilière. Ses profits découlent en grande partie de la valorisation du foncier, permise notamment par la concentration du secteur, un phénomène brillamment documenté par James Lorimer 7. Celle-ci s’explique en partie par trois phénomènes : les avantages tirés du contrôle des gisements fonciers en périphérie, les profits et allègements fiscaux qui découlent du fait d’être actifs sur plusieurs filières et les critères de prêt des banques qui favorisent les gros promoteurs. Au sortir de la guerre le secteur est composé de petites entreprises de construction. Mais la demande en logements est telle que les réserves de terrains constructibles ne suffisent plus. Les promoteurs se lancent alors dans l’aménagement foncier, achetant de façon anticipée des terrains à urbaniser parfois fort loin en périphérie, ce qui leur donne accès à un foncier bon marché et d’avantage de contrôle sur l’offre de terrains équipés. La concentration du secteur se fera de manière plus tardive à Vancouver en raison d’une fragmentation foncière plus importante. Mais elle prendra de l’ampleur à la fin des années 1960. On observe une série de fusions et d’acquisitions destinées à récupérer les réserves foncières, véritables ressources des compagnies. De très grands groupes de promotion émergent, en passant parfois sous contrôle étranger (comme l’anglo-américain Trizec ou le belge Genstar). La tendance monopolistique ne s’exerce pas uniquement sur le foncier mais aussi sur les différents « produits » immobiliers et leur articulation. Du côté du logement seuls deux produits sont offerts : le pavillonnaire suburbain en propriété et le locatif dans des immeubles multi-résidentiels. Les grands promoteurs sont actifs sur plusieurs filières. Les revenus réalisés sur la vente de parcelles ou de maisons sont réinvestis dans des propriétés de rendement: résidentiel locatif, parcs d’activités, centres commerciaux et tours de bureaux. Un tel contrôle de la production urbaine génère des rendements de situation. Le couple quartier pavillonnaire et centre commercial garantit par exemple des clients pratiquement captifs pour les commerces. Ce schéma présente aussi des avantages fiscaux. En raison de la possibilité de déduire des coûts de dépréciation annuels très élevés sur les immeubles détenus, les promoteurs arrivent à mettre une bonne partie de leurs revenus à l’abri de l’impôt. Payant peu d’impôts, les promoteurs sont également assis sur des propriétés dont la valeur ne fait que s’apprécier. Finalement, encouragées par le soutien public, notamment dans le domaine du logement, où des hypothèques couvrant jusqu’à 90 % de la valeur de marché du bien peuvent être garanties par l’agence gouvernementale, les banques prêtent aux promoteurs contre un apport en fonds propres très faible. En contrepartie, elles sont prudentes dans le type de projets qu’elles soutiennent, préférant des formules éprouvées et standardisées, et exigeant que les rendements locatifs excédent, dès la première année, tous les coûts opérationnels. Ce mécanisme sélectionne les projets les plus rentables et, par l’effet de levier des fonds propres, assure aux promoteurs un retour sur investissement très important. La relation symbiotique entre la promotion et la finance est particulièrement évidente dans l’immobilier de bureau, qui connaît une croissance fulgurante appuyée sur la tertiarisation de l’économie. Les tours de bureaux sont souvent développées en partenariat entre les promoteurs et leurs financeurs, les banques à chartes. Les banques deviennent elles-mêmes locataires des espaces et, par leur poids, attirent d’autres entreprises dont elles sont les partenaires, garantissant le succès des projets.

Des politiques urbaines au service de la croissance

Si les politiques de l’État façonnent le développement d’une industrie foncière-immobilière très rentable à travers le pays, les politiques locales sont également nécessaires à leur succès. Vancouver est gouvernée par le parti pro-business dans lequel les intérêts des propriétaires fonciers et des promoteurs immobiliers sont bien représentés. Les aspirations à un urbanisme technocratique, souhaité dans les premières décennies du siècle, seront véritablement concrétisées. Beaucoup de pouvoir est octroyé à la bureaucratie, alors que la société civile est totalement exclue du processus décisionnel. Le système de zonage en place permet un contrôle global des usages du sol. Mais l’organisation de l’administration permet aussi de multiplier les exceptions lorsque cela s’avère judicieux. L’optique est corporatiste et interventionniste. Elle s’oppose au laisser-faire qui avait prévalu avant, et au chaos qu’il avait généré au nom de la rationalité économique. Dans ce contexte, la politique d’urbanisme ne fait pas beaucoup plus que coordonner les désirs et les ambitions des intérêts privés et faciliter leur mise en oeuvre, en octroyant de hausses de densité importantes ou en obtenant le financement des équipements. La ville utilise aussi son pouvoir d’expropriation et son patrimoine foncier pour offrir du terrain à bas coûts.

La fin d’une époque

Plusieurs éléments marquent un changement de période. L’opposition politique aux promoteurs s’organise et la ville passe en 1972 aux mains d’un parti réformiste plus sceptique vis à vis de la croissance urbaine et prônant un urbanisme sensible à la qualité de vie. Le processus de planification sera réformé dans l sens d’une protection accrue des quartiers existants. Ensuite, le ralentissement de l’économie s’accompagne d’une flambée des prix immobiliers résidentiels et es coûts de construction, impulsée également par la libéralisation des taux d’intérêt hypothécaires et l’augmentation massive du volume des crédits octroyés. Une bulle spéculative se développe également dans l’immobilier de bureau, alors que les promoteurs se détournent du résidentiel locatif devenu moins rentable. En effet, les loyers ne suivent pas la hausse des prix d terrains, et les avantages fiscaux sont également remis en cause. Mais au début des années 1980, les deux marchés s’effondrent provoquant l disparition ou la transformation de certains grands groupes de promotion Plus fondamentalement, c’est le modèle économique qui est remis en cause. La vitalité du secteur foncier-immobilier reposait sur la croissance quantitative de la population et des emplois, elle-même fortement dépendante des États-Unis. Or la crise des années 1980 secoue le secteur des matières première qui est contraint de se restructurer. Le chômage atteint 14,5 % en 1985 et les finances publiques sont en crise.

1980-2015: l’urbanisme au coeur des stratégies de développement

Alors que l’enjeu de la période précédente était de capturer et de valoriser localement les avantages d’une économie croissante, la ville et la Province se retrouvent à devoir prendre un rôle actif pour produire de la croissance. Fidèles à leurs vieilles formules, elles vont chercher à attirer habitants et investisseurs étrangers via le marché immobilier. L’objectif est de faire redécoller l’économie foncière et immobilière entraînant dans son sillage celui de la ville. En ciblant les immigrants asiatiques, c’est tout le lien vers l’économie pacifique que la ville espère aussi développer. La démarche est lancée par la Province. Alors même qu’elle effectue des coupes importantes dans les budgets sociaux, elle procède simultanément à de nombreux achats fonciers, dont celui d’une grande zone industrielle plus ou moins en friche au centre-ville. Elle choisit d’y réaliser une exposition mondiale (Expo 86) – initialement contre la volonté de la ville qui craint la perte de sa seule grande zone industrielle restante. Le terrain, décontaminé, sera vendu à l’un des plus importants tycoons de Hong-Kong pour un prix largement en-dessous du marché. L’effet d’annonce est important et opportun. L’instabilité politique à Hong-Kong crée, en effet, une demande mondiale pour des investissements sûrs. De plus, le gouvernement canadien a mis en place une politique d’encouragement à l’immigration « d’affaires » qui cible les entrepreneurs et investisseurs fortunés 8. Le projet réalisé comprend presque exclusivement des tours d’appartements à la vente (condominiums), et le marketing se fera en avant-première à Hong-Kong. L’opération représente un financement public massif pour booster le marché local. Le marché des condominiums connaîtra d’ailleurs une reprise, avec une hausse des prix de 44 % entre 1986 et 1996, alors que la ville connaît, par ailleurs, sa pire crise du logement avec un taux de vacance des appartements locatifs proche de 0 %.

Un nouveau modèle vertueux

La ville trouve son compte dans cette opération, sans doute plus par opportunisme que par stratégie. Compte tenu du prix faible du foncier et des marges considérables, elle va pouvoir négocier toute une série d’aménités publiques qui coïncident bien avec ses nouvelles orientations urbanistiques et lui permettent de réagir à la problématique de la fourniture de biens sociaux (crèches, logement social) dans un contexte de coupes budgétaires importantes. Le succès de ce projet signale le début d’un nouveau modèle « vertueux ». L’invention légale du condominium (en 1966) a donné aux promoteurs un nouveau débouché pour les tours résidentielles qui permet d’externaliser le risque vers les acheteurs, et de valoriser d’avantage le foncier. Pour la ville, favoriser un habitat dense au centre-ville est un moyen d’offrir un semblant de réponse à la crise du logement, tout en s’appropriant de nouveaux codes de la durabilité. Mais c’est aussi une double source de rentrées financières. En plus des nouvelles recettes fiscales, la ville récupère également une partie des plus-values foncières produites. Cette source de financement tend aujourd’hui à prendre de l’ampleur. Ainsi les « contributions » des promoteurs dan l’agglomération de Vancouver sont passées de 78 à 424 millions $ par an entre 2002 et 2012. Un chiffre équivalent à 9% des ressources municipales 9.

L’urbanisme prend un rôle plus central et complexe. D’abord, c’est l’attractivité de la ville en elle-même qui devient un argument de vente. La gestion de la qualité urbaine et de l’habitabilité sont, dès lors, des tâches publiques importantes. Le modèle fonctionne sur une économie de la rareté. Alors que la mutation des quartiers résidentiels traditionnels est rendue pratiquement impossible, la production de nouveaux logements est essentiellement confinée au centre et y permet l’explosion des valeurs foncières. Finalement, l’urbanisme est également amené à devoir gérer les contradictions qu’un tel modèle produit, en négociant une certaine proportion de logements sociaux dans les projets, financées par la plus-value. Le succès du modèle repose cependant sur l’existence d’acheteurs prêts à absorber ces nouveaux produits immobiliers. C’est ici que se boucle la question initiale de l’article : comment une telle hausse des prix a-t-elle été rendue possible ?

L’envers du modèle : une dynamique immobilièrequi témoigne de la faiblessede l’économie locale ?

Qui sont les acheteurs ? Difficile à dire en raison du manque d’information à ce sujet. Ce qui est sûr c’est que la stratégie de promotion a atteint son but. L’immigration asiatique s’est fortement accrue entre 1980 et 2000. Or sa hausse est corrélée à celle des prix 10. Mais il n’est pas certain que la stimulation qu’elle a insufflée se soit diffusée à travers l’économie. Dans nombre de cas, les véritables aspirations entrepreneuriales des immigrants se seraient heurtées à la difficulté du contexte canadien et les capitaux investis dans la ville figés ou repliés sur l’immobilier au lieu d’aboutir à la création de nouvelles entreprises. Par ailleurs, cette immigration se distingue des vagues européennes précédentes en raison de la bi-résidentialité et des liens économiques très étroits qui sont maintenus avec le pays de départ, parfois justement parce que l’économie locale n’offre pas de véritables opportunités. Dès lors, marché du logement et marché du travail ne vont pas forcément de pair. Cette déconnexion, s’amplifie aujourd’hui, avec le arissement de l’immigration en provenance de Hong-Kong. La hausse spectaculaire des prix qui s’est enclenchée depuis début 2000 s’est fait avec une immigration plus faible. On peut alors se demander : Les nouveaux immigrants achètent-ils proportionnellement plus ou plus cher ? Les investisseurs n’immigrent-ils pas ? La demande est-elle alimentée par les dynamiques du marché local ? Ce qui est sûr, c’est qu’il existe des incitations fortes à la propriété dans le contexte d’un marché en hausse. Depuis 1971, la propriété d’une résidence principale bénéficie d’une exonération fiscale et les plus-values réalisées lors de la vente d’un logement ne sont pas taxées. Cela en fait un moyen privilégié pour la constitution d’un capital. Par ailleurs, en raison de la hausse continue des prix immobiliers depuis la fin de la guerre, les patrimoines accumulés dans l’immobilier sont considérables et sont un capital qui peut être transmis aux enfants pour l’achat d’un premier bien. Cet effet patrimoine peut contribuer à maintenir une dynamique endogène. Enfin pour tous les autres, la libéralisation du marché du crédit s’est accentuée depuis 1969, faisant croître le volume des capitaux. Les exigences en fonds propres se sont abaissées et les durées d’amortissement allongées, si bien qu’en 2006, il devenait possible d’emprunter sur 40 ans avec seulement 5 % de fonds propres (voire 0 % sous certaines conditions), avec une garantie de l’État en cas de défaut, et des taux historiquement bas, à partir de 2000. Toutes les conditions étaient réunies pour faire du logement un investissement des plus désirables. Il est fascinant de noter certains parallèles entre la situation de Hong-Kong et celle de Vancouver. Dans les deux villes, l’immobilier est une pièce maîtresse du développement économique et une source de rente pour l’État. Il sert de véhicule privilégié pour faire fructifier des fortunes réalisées dans d’autres secteurs et il est financiarisé à l’extrême. S’y retrouve liée une valorisation très forte de la propriété en tant que marqueur social et une association entre développement économique et développement immobilier. Bon nombre des immigrants arrivant à Vancouver dans les années 1980-1990 avaient déjà fait fortune dans l’immobilier. Justifiée par les hausses de prix, une conviction forte existe au sein de la population : c’est l’immobilier, et non pas le travail qui permet de s’en sortir. Une conviction qui pourrait également expliquer les risques importants que les ménages canadiens sont prêts à prendre pour entrer dans le jeu immobilier. Une attitude qui, sous certaines conditions (libéralisation de l’accès au crédit, ou existence d’un capital important), pourrait même justifier un renversement de la relation entre revenus et prix. En d’autres termes, au lieu d’avoir des prix calqués sur la croissance des revenus, c’est la relative décroissance des revenus qui justifie une demande plus élevée pour la propriété, en tant que seul espoir d’ascenseur social.

1 Vancity Credit Union, mars 2015 « Downsizing the canadian dream : homeownership realities for millenials and beyond », 9 p.

2 City Space Consulting, 2009, Vancouver condominium rental study, Vancouver, 92 p.

3 Voir l’article de Yann Gérard, La revue foncière, n° 1.

4 Surowiecki, James, « The financial page. Real estate goes global », The New Yorker, 26 mai 2014, traduction par l’auteur.

5 Bottomley, J., 1971, Ideology, planning and the landscape. The business community, urban reform and the establishment of town planning in Vancouver, British Columbia 1900-1940. Département de géographie, University of British Columbia.

6 L’équivalent de Fannie Mae et Freddie Mac aux USA.

7 Lorimer, J., 1978, The developers, Toronto: James Lorimer & Company publishers.

8 Programme terminé en 2014. Un nouveau programme a été lancé à la suite mais avec des conditions un peu changée (Immigrant investment program)

9 Lammam, C., MacIntyre, H. (2014). The state of municipal finances in metro Vancouver. Vancouver, Fraser Institute: 38 p.

10 Ley, D. (2010) Millionaire migrants: trans-pacific life lines, Oxford: Wiley.

En savoir plus

  • The Story of Vancouver : www.vancouver-historical-society.ca/blog/

  • Ley, D. (2000). Seeking Homo Economicus: The Strange Story of Canada’s Business Immigration Program, Vancouver, Research on immigration and integration in the metropolis.

  • Lorimer, J. (1978) The developers, Toronto: James Lorimer & Company publishers.

  • Gutstein, D. (1975) Vancouver Ltd, Toronto: James Lorimer and Company.

  • MacDonald, R. (1995) Making Vancouver 1863-1913, Vancouver: UBC Press.

  • Punter, J. (2003) The Vancouver achievement : urban planning and design, Vancouver: UBC Press.

  • Tang, W.-S. (2008) « Hong Kong under chinese sovereignty: social development and a land (re)development regime », Eurasian geography and economics, 49(3), pp.341-361.