La gouvernance, une question éternelle en quête de nouvelles réponses
Pierre Calame, juin 2005
Cette fiche propose une mise en perspective historique de la notion de gouvernance et de sa nécessaire réinvention face aux enjeux du 21e siècle. C’est une note de travail élaborée à l’occasion du premier « Forum gouvernance de Pékin » de Juin 2005.
En Chine, l’idée de gouvernance est nouvelle mais elle est parfois interprétée comme une « idée occidentale post-moderne ». D’où l’importance de souligner d’une part que c’est un concept au contraire vieux comme le monde, d’autre part que chaque civilisation est appelée à inventer ses propres modalités de gouvernance. Cette note est consacrée au premier aspect. Après avoir montré que la gouvernance n’était rien d’autre que le souci éternel d’assurer la survie et l’épanouissement des communautés humaines, la note explique qu’à chaque époque la gouvernance doit se réinventer pour répondre à l’évolution des sociétés. Cette réinvention est particulièrement urgente en ce début de 21ème siècle où les formes de gouvernance n’ont pas suivi ce rythme d’évolution. Puis elle se conclut sur les grandes fonctions que doit assumer la gouvernance.
Le mot « gouvernance » semble nouveau ; en réalité il s’agit d’un vieux mot, utilisé en France dès le Moyen Age et lui-même hérité du latin, avec le même sens que « gouvernail » pour les moyens de guider le navire.
En le remettant à la mode nous ne faisons donc que reconnaître le besoin de repenser aujourd’hui, dans le contexte du 21ème siècle, la manière dont nous pouvons, dont nous devons guider la marche de la société. La gouvernance est une question éternelle mais nous devons inventer, époque après époque, les modalités de sa mise en œuvre au fur et à mesure que changent les défis auquel est confrontée la société.
Comment définir la gouvernance en une phrase ? C’est la capacité des sociétés à créer les régulations – en leur sein, avec les voisines, avec leur environnement – nécessaires à leur survie et à leur épanouissement. Les êtres humains ne sont pas les seuls être vivants à vivre en société, dans la dépendance les uns des autres et même à former de vastes groupes stables dotés de mécanismes de régulation. Les plantes et les animaux en offrent de multiples exemples. Le propre de la nature humaine ce n’est donc pas l’existence de régulations mais le caractère conscient, volontaire, multidimensionnel de ces régulations. Dans ma définition, la gouvernance ne se réduit pas, tant s’en faut, à des techniques de bonne gestion publique. Elle englobe les notions de législation, de droit, de politique, les institutions et l’administration publique mais elle va plus loin, en amont et en aval.
En amont elle inclut les systèmes de pensée, les représentations du pouvoir et de la communauté, tous ces fondements culturels majeurs qui constituent notre socle, les conditions du « vivre ensemble ». En aval, au delà de la théorie, elle s’intéresse à la manière dont les choses fonctionnent en réalité, à l’organisation pratique des institutions publiques, à la mentalité de ceux qui les font fonctionner, aux liens qui se nouent ou ne se nouent pas entre les pouvoirs publics et les autres secteurs de la société, à la légitimité des gouvernants non en tant que principe théorique mais en tant que relation de confiance – ou de méfiance – de la population avec eux.
La gouvernance est donc un fait social total. Elle reflète la psychologie profonde d’un peuple et son histoire, car la gouvernance reste toujours marquée par un lointain passé et se compose de strates historiques, voire de modèles successifs qui se complètent ou s’entrechoquent et qui servent de filtre, de grille d’interprétation, parfois même de masque pour la réalité présente. Elle reflète aussi ou devrait être capable de refléter les défis actuels et futurs des sociétés et leur état de développement technique et humain.
La gouvernance, question éternelle. De tout temps les sociétés ont compris qu’il fallait canaliser les passions, modérer les pouvoirs, freiner les rapacités, assurer la justice, définir les modalités d’un sage gouvernement dans lequel les uns et les autres puissent se sentir participer à un bien commun qui transcende les intérêts individuels, organiser et gérer les ouvrages collectifs, prévenir les catastrophes, gérer les risques, assurer l’équilibre à long terme entre la société et son environnement – les sols, l’eau, les forêts, les ressources naturelles - , conjuguer cohésion de la communauté et autonomie de ses membres, faire face aux menaces extérieures.
De même que l’écriture naît de la nécessité comptable d’enregistrer les transactions pour éviter les contestations ultérieures et assurer la justice, les premiers textes produits par les sociétés sont, si l’on peut dire, des textes de gouvernance : de Confucius en Chine au code d’Hammourabi en Mésopotamie, du Dentéronome de la Bible qui régit à la fois les relations à Dieu et au sein de la société, de Solon en Grèce qui dit que la loi est le bouclier qui évite la violence entre riches et pauvres à l’Égypte où la gestion des crues du Nil est le fondement de l’organisation sociale, des vertus du bon prince énoncées au Moyen Orient aux traités pour l’enseignement des rois au Moyen Age Français, du traité des passions de Saint-Augustin aux lois de l’Economie d’Adam Smith, de l’organisation des pouvoirs et des autonomies locales dans l’Empire romain ou de la Charte de l’empire Mandé au Sahel africain à l’Esprit des lois de Montesquieu, chaque société, au fil des millénaires, a eu à trouver des réponses et des fondements philosophiques, moraux, religieux à ces quelques questions simples. A contrario, il n’est pas exagéré de dire, hier comme aujourd’hui, qu’une gouvernance mal adaptée à la réalité de la société, jugée non légitime ou inefficace par une majorité de la population, conduit presque inéluctablement une société à s’autodétruire, par la destruction de l’environnement dont sa survie dépendait, par les déchirements internes, par l’incapacité à s’adapter aux changements du contexte, par l’absence de références ou de projets communs, par l’incapacité à résister aux menaces extérieures, par des coûts de fonctionnement devenus trop lourds à supporter.
Pour reprendre l’expression de Malraux nous savons que nos civilisations sont mortelles et nous savons que l’inadaptation de la gouvernance est la source première de leur mort.
Car il ne suffit pas de suivre les recettes du passé, ni même d’imiter le voisin auquel cela a réussi pour que les modalités de gouvernance deviennent la condition de la survie et de l’épanouissement d’une société. Encore faut-il que la gouvernance réponde à la culture profonde d’une société mais aussi à la nature des défis, à leur échelle et à l’état technique des sociétés à chaque époque.
Pourquoi cette inadaptation peut-elle se produire alors que la gouvernance est l’émanation même de la société ? Pour deux raisons principales : la société a importé des modèles de gouvernance qui ne lui sont pas adaptés; l’évolution de la gouvernance n’a pas suivi celle de la société.
La première raison, le plaquage sur une société de modèles de gouvernance qui lui sont étrangères, que ce plaquage ait résulté de 10 contraintes ou de l’effet d’imitation, se retrouve dans de nombreux pays autrefois colonisés ou que leur faiblesse met dans la dépendance des prescriptions des institutions internationales. La population ne se reconnaissant pas dans la manière dont elle est gouvernée elle en vient à perdre confiance en ses dirigeants et jusqu’au sens du bien commun.
La seconde raison est plus générale. Depuis 150 ans et, plus encore, depuis 50 ans, la réalité technique et économique de nos sociétés, la nature des interdépendances au sein des sociétés, entre elles et avec la biosphère ont évolué bien plus rapidement que nos systèmes conceptuels et que nos institutions. Nous voulons gérer le monde de demain avec les idées d’hier et les institutions d’avant hier ! Cela se traduit concrètement par un décalage entre les échelles, les objets et les méthodes de la gouvernance d’une part, la nature des besoins des sociétés de l’autre.
Par exemple, nous sommes empêtrés dans l’idée d’États présumés souverains alors que le monde est devenu notre espace domestique ; nous imaginons que des sociétés homogènes font face à un monde extérieur différent d’elles alors qu’il faut gérer à tous niveaux et simultanément la diversité et l’unité ; nous donnons des rôles séparés et nous partageons les responsabilités entre les différents niveaux de gouvernance alors qu’il faudrait les faire concourir ensemble au bien commun en définissant les règles d’une responsabilité partagée ; nous opposons institutions publiques et acteurs privés, services publics et biens marchands alors qu’il faut développer les partenariats et fonder sur d’autres bases les liens entre action publique et marché ; les multiples interdépendances font de la gestion des relations entre les acteurs, entre les échelles, entre les domaines de la vie, entre les activités humaines, entre les gens et les choses une priorité de la gouvernance alors que nos systèmes institutionnels, politiques et mentaux restent fondés sur le cloisonnement ; l’évolution des sciences et des techniques est décisive pour notre avenir mais elle reste en dehors du champ de la démocratie ; nous vivons à l’ère d’internet mais la démocratie représentative demeure l’héritière des déplacements à cheval ; nous privilégions l’idée de choisir entre des politiques alternatives là où le véritable problème est de trouver les moyens et les méthodes pour élaborer des politiques prenant en compte la complexité du monde et la diversité des intérêts ; nous fondons nos équilibres sociaux sur la croissance matérielle en contradiction avec la finitude de la biosphère.
Ce sont ces décalages multiples et graves qui expliquent l’urgence d’une véritable révolution de la gouvernance.
Sur quels principes fonder cette révolution ? Est-il possible, en égard à l’infinie diversité des situations et à la multiplicité des échelles de gouvernance, de s’appuyer sur quelques principes simples et universels ? La réponse est oui.
Einstein disait « le plus incompréhensible est que le monde soit compréhensible ». Il exprimait par là son émerveillement de voir que l’immense complexité des systèmes naturels et humains pouvaient se rattacher à un petit nombre de lois physiques fondamentales. Il en va de même pour le gigantesque jeu de construction que constitue la gouvernance. D’un pays à l’autre, d’une échelle de gouvernance à l’autre, les principes fondamentaux sont étonnamment semblables, même si les modalités concrètes de traduction de ces principes sont à chaque fois spécifiques. Ces similarités résultent du fait que chaque société a les mêmes exigences à satisfaire et la gouvernance les mêmes fonctions à remplir. Ainsi peut-on pour inventer des réponses nouvelles, adaptées aux nécessités d’aujourd’hui et de demain, nous appuyer sur les exemples du passé et tirer parti de l’expérience des voisins. Au delà de la spécificité de chaque société, de chaque époque ou de chaque échelle de gouvernance on peut dégager des invariants, quelques principes communs, quelques éléments de cahier des charges qui peuvent nous servir d’inspiration, de guide et de méthode.
C’est ce que j’ai appris de plus important en près de 40 ans de vie professionnelle, d’abord comme praticien de la gouvernance au sein de l’État français pendant près de 20 ans, puis comme observateur – acteur – consultant ayant le privilège rare d’aller d’un continent à l’autre, d’une échelle de gouvernance à l’autre, d’un thème à l’autre.
Dès lors que l’on ne confond pas ces invariants, les grandes fonctions éternelles de la gouvernance, avec des modèles concrets, qui ne sont que des énoncés, circonscrits dans le temps et dans l’espace de la manière d’assurer ces fonctions, l’échange d’expérience, d’une culture à l’autre, d’une échelle à l’autre, d’un thème à l’autre, est la condition même du progrès :
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car il permet de découvrir les invariants sous les différences
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car il ouvre les horizons à d’autres solutions difficilement imaginables autrement tant chacun est prisonnier de ses habitudes.
Je retiens six grandes fonctions :
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La construction de la communauté et de la cohésion : l’entretien du désir et de la capacité de vivre ensemble, de construire une société harmonieuse ; le processus par lequel se forme la volonté collective;
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la légitimité de l’exercice du pouvoir qui inclut son contrôle et le respect des règles convenues ; le lien intime entre l’éthique et la gouvernance ;
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L’équilibre entre le moi et le nous, le couple indissociable des droits et des responsabilités, la capacité à produire, au service du destin commun, à la fois plus de diversité et plus d’unité, plus d’autonomie et plus de cohésion ;
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La capacité à assurer à la fois la permanence et l’évolution de la société ;
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La capacité à gérer les relations ;
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L’aptitude concrète à produire des institutions, des procédures, des politiques et des modes de faire capables de construire la convergence des intérêts autour de solutions prenant en compte les différentes facettes de la réalité.