Le territoire, brique de base de la gouvernance du futur
Pierre Calame, Nicolas HAERINGER, Mercedes SAVANE, octobre 1997
Cette fiche est issue de la conférence au congrès NIKAN, le 13 septembre 1997.
La gestion des territoires s’impose comme le fondement de la gouvernance de demain. La tendance historique de transformation des territoires en espace pourrait s’inverser. L’évolution des techniques, qui tendent à polariser l’espace, et de l’économie, incapable de prendre en charge la cohésion sociale, ainsi que la nécessité de penser autrement notre rapport aux écosystèmes montrent l’importance d’avoir une approche territorialisée des problèmes.
Du fait qu’il permet d’articuler des préoccupations de nature diverse à une échelle adéquate, le territoire peut favoriser l’émergence de nouvelles formes de régulations socio-politiques. Le local existe en effet par sa relation au global. C’est, en d’autres termes, à partir du local que peuvent être repensés le global ainsi que les rapports entre global et local, dans le but de concilier unité et diversité. Par-là même, le territoire est confronté à une double exigence : faire apparaître des modalités concrètes de gestion systémique et construire un niveau d’apprentissage de la citoyenneté.
Les réflexions que j’aimerais partager avec vous aujourd’hui sont inspirées par quatre registres d’expérience. Le premier est celui de mon expérience dans le service du public. Je crois à l’importance du service du public. Plus que jamais le service public sera essentiel aux sociétés de demain, à condition de se définir en permanence comme un service rendu à la société et non comme une bureaucratie qui a pour principal souci sa propre pérennité.
Le deuxième registre d’expérience vient de mon engagement professionnel et militant au sein de la fondation Charles Léopold Mayer pour le Progrès de l’Homme (FPH). Convaincus que l’intelligence utile aux femmes et aux hommes d’aujourd’hui se construit moins dans les laboratoires que par l’échange d’expériences, nous nous sommes efforcés depuis plusieurs années de soutenir des démarches de construction d’intelligences collectives.
Mon troisième registre d’expérience vient de mon engagement dans la dynamique de l’alliance pour un monde responsable et solidaire. Nous sommes convaincus que le monde va faire face à d’immenses mutations dans les décennies à venir et que face à ces mutations les États-Nations sont au moins autant des éléments du problème que des éléments de la solution. Les formes d’action collective traditionnelles sont en perte de vitesse. Face à des défis d’ampleur planétaire, chacun se sent impuissant. C’est aux citoyens de cette planète de relever le défi, de se relier, de trouver des modalités nouvelles d’action collective.
Mon quatrième registre d’expérience enfin est tout récent. Dans le cadre de l’alliance, un petit groupe de 15 personnes de quatre continents s’est réuni depuis cinq jours pour mettre en commun expériences et réflexions sur une des dimensions importantes des mutations à venir : la gestion des territoires.
Tous ces partages sont venus nourrir ce que j’aimerais vous dire aujourd’hui. Le chantier de l’alliance que nous venons de réunir regroupait des gens engagés dans l’action, exerçant ou ayant exercé des responsabilités et cherchant à porter en permanence cette double dimension de réflexion et d’action sans lesquelles je crois qu’il est impossible d’avancer.
Convaincu que la gestion des territoires est la brique de base de la gouvernance de demain, je vous proposerai trois axes de réflexion pour la faire évoluer :
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Considérer le territoire comme lieu privilégié de l’invention d’alternatives de développement,
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Proposer des stratégies d’évolution des formes de gouvernance,
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Adopter un nouveau regard sur les relations entre le local et le global.
Puisque l’ensemble de notre conférence est consacré au « développement durable » au niveau local, je crois nécessaire pour commencer de faire un effort de lucidité : qui sommes nous ? de quoi parlons nous ? quel est l’objet d’un colloque comme celui-ci ? j’aurais presque envie d’ajouter : à quoi on joue ? Cette exigence de lucidité pour le présent doit s’accompagner d’une vision d’avenir. Si nous parlons des mutations de demain, nous nous engageons dans un très grand voyage, un voyage compliqué et on ne s’aventure pas dans un tel voyage sans une carte à grande échelle et sans une boussole. Faute de quoi, au nom de l’action, on se fourvoie dans le premier sentier venu. Et pour construire une boussole, une carte à grande échelle, il faut avoir une vision du passé, elle-même à grande échelle, avoir en tête l’histoire des faits et des systèmes techniques, l’histoire des idées, des systèmes mentaux, l’histoire des organisations et des systèmes de gestion. Faute de regarder dans le passé, nous risquons de considérer nos systèmes de pensée et d’action d’aujourd’hui comme des systèmes éternels et nous continuerons à penser le monde de demain avec les systèmes d’hier, à vouloir le gérer avec des organisations et des institutions d’avant hier. Mais pour être conscient de ce décalage entre les systèmes mentaux et les institutions d’aujourd’hui, d’un côté, et les défis de demain, de l’autre, encore faut-il comprendre comment les institutions actuelles se sont constituées au cours de l’histoire. Cela nécessite de renoncer au “ politiquement correct ”, à des consensus faciles, construits par addition des points de vue plutôt que par confrontations, combinaisons et retranchements comme doit se construire une véritable pensée et une véritable stratégie.
L’exigence d’une lucidité tout d’abord. A quoi joue-t-on ? Que signifie ce discours sur le local dans un contexte de mondialisation ? Si l’on n’y prend pas garde, le “ local ” ne sera qu’une vague annexe de la mondialisation, de la même manière que l’on accole “ durable ” à “ développement ” pour espérer changer le cours des choses sans en changer la logique profonde. Ce risque de marginalisation du local peut prendre quatre formes.
Première forme : Le local, c’est la cour où les enfants s’amusent pendant que les grands travaillent.
Les puissants se consacrent aux choses sérieuses, les politiques énergétiques et monétaires, la constitution de nouveaux groupes mondiaux, la guerre économique, l’émergence de nouveaux systèmes techniques. Au moment même où nous faisons un colloque international sur l’action locale, une nouvelle utopie est en train d’émerger sur laquelle je reviendrai, “ l’utopie des 2000 ”. Non pas utopie de l’an 2000 mais utopie de 2000 personnes réellement conscientes et responsables de ce qui se joue dans le monde, grands ministres des finances des grands pays et grands chefs d’entreprises dialoguant entre eux pour faire le monde à notre place. Pendant ce temps là, que les enfants s’amusent dans la cour.
Deuxième forme : Le local c’est un lieu où l’on croit faire avancer les choses parce qu’on agit.
Notez qu’en français, j’agis et je m’agite sont deux termes extrêmement proches. Je vous invite à méditer sur cette ressemblance. Un petit exemple en guise d’interpellation de mes hôtes. Nous avons vécu pendant quatre jours un dialogue intense avec la Région Laboratoire du Saguenay lac Saint-Jean. Dans ma petite tête, « région laboratoire » suscitait un tas d’images. Voilà une région, me disais je, qui a de l’hydro-électricité en abondance, qui fabrique de l’aluminium face aux défis de la réduction de consommation de l’énergie fossile dans le monde. Ce doit être un lieu privilégié pour se mettre à inventer de nouvelles formes de gestion de la mobilité en combinant matériaux légers et ressources électriques, en inventant par exemple de nouveaux véhicules électriques légers très peu consommateurs en énergie. Mais non, on nous a raconté que la région laboratoire avait fait une émission de télévision qui avait rencontré un très bon écho : on invitait pendant l’émission les auditeurs à éteindre leur lumière et on voyait sur l’écran en temps réel que l’on réduisait la consommation d’électricité. Magnifique prise de conscience me disait-on. Mais je ne pouvais m’empêcher de penser en voyant cette ville si peu dense, si dépendante de l’usage de l’automobile et donc de l’énergie fossile : “ en quoi y a-t-il prise de conscience lorsque l’on apprend à économiser un pour mille d’une source d’énergie surabondante ? ” Agit-on ou s’agite-t-on ?
Troisième forme : Le local c’est l’espace des pauvres.
Les gens riches, comme moi, voyagent en avion, circulent dans le monde, n’ont pas le temps de participer pendant de longues heures à la vie locale. Les pauvres ont le temps ; ils n’ont rien à faire ! Un ami uruguayen me disait un jour : « le problème de la démocratie participative, c’est qu’elle est très consommatrice en temps ». Au bout de deux ans et au rythme de deux réunions par semaine la lassitude s’installe. Va-t-on demander aux riches de s’enquiquiner au rythme de deux réunions par semaine pour discuter de queues de cerises ? Bien sûr que non. Les riches, eux, ils demandent des services performants, ils demandent une route qui fonctionne, des hôpitaux qui fonctionnent, ils ne demandent pas une autogestion de l’eau potable ! La participation des habitants c’est extraordinaire, on n’en parle que pour les pauvres ! Comme on n’a pas le moyen de payer les services pour les pauvres, on trouve la décentralisation formidable. Comme les États n’arrivent plus à gérer les effets sociaux de la mondialisation, ils en repassent la charge aux communautés locales. La voilà l’arrivée de l’approche locale !
Dernière forme : L’identification du local et de la sagesse populaire.
Vous en avez de beaux exemples ici avec l’irruption soudaine des discours sur la sagesse des peuples indigènes. Je voudrais vous dire très carrément mon point de vue à ce sujet. Ma conviction, et celle de la fondation que je préside, est qu’un être humain comme un arbre ne pousse pas sans racine. Pas de développement sans connaissance et fierté de ses origines. Fort de ce précepte, la fondation a effectivement soutenu des efforts par lesquels des communautés se réappropriaient leur savoir et leur histoire, s’efforçaient non seulement de les relégitimer à leurs propres yeux mais aussi aux yeux des autres. Pour autant, ne nous laissons pas enfermer aujourd’hui dans la rhétorique classique que l’Occident a construite à propos du “ sauvage ”. Cette rhétorique dure depuis quatre siècles et oscille entre deux modèles du sauvage : le sauvage plus proche de l’animal que de l’homme ; le sauvage comme signe du paradis perdu. Ne réglons pas nos propres fantasmes sur le dos des indigènes. Ne réglons pas à bon compte la culpabilité des anciens dominants ou des dominants actuels par un discours aussi élogieux que vide sur la sagesse indigène. Soyons lucides. Je ne suis pas absolument persuadé que les méthodes de gestion de la nature développées par les chasseurs cueilleurs, pour aussi admirables que soient ces méthodes et leur adaptation au milieu, soient parfaitement adaptées à la gestion d’un monde qui aura bientôt six milliards d’individus.
Voilà pour la lucidité.
Venons en à la boussole et à la carte. Le passage de l’humanité d’un état à l’autre est un long et difficile engendrement. C’est de cela dont il s’agit aujourd’hui et il n’est donc pas inutile de regarder en arrière pour voir comment cet engendrement s’est opéré dans le passé. Je m’en tiendrai à l’Occident que je connais mieux et voudrais réfléchir avec vous à ces deux moments forts de transformation qu’ont été en Europe la Renaissance et l’industrialisation. Ce qui me frappe en lisant les textes de l’époque, c’est de voir à quel point les acteurs de ces deux transformations, de ces deux mues, étaient conscients des mutations qu’ils étaient en train de vivre. Ils voyaient surtout que les différentes mutations étaient liées entre elles. Ils voyaient leurs modèles mentaux et leurs systèmes de valeur évoluer par eux et sous leurs yeux. Ils voyaient que les acteurs dominants d’hier ne seraient pas les acteurs dominants de demain, que les modes de gestion publique, que la gouvernance allaient devoir changer. Ils participaient à la transformation des systèmes techniques et des systèmes de mesure. Alors, aurions-nous moins de lucidité et d’ambition que nos ancêtres qui voyageaient en diligence mais osaient penser l’universel ? Serions-nous si enfermés dans le cloisonnement de nos savoirs disciplinaires que nous ne puissions prendre de l’altitude ?
Notre idée centrale est simple : le grand mouvement que nous avons connu du 16ème au 20ème siècle a transformé progressivement les territoires en espaces et nous allons dans les décennies à venir assister peut être à la revanche des territoires. Je m’explique. Dans les sociétés traditionnelles et jusqu’au 18ème siècle on pouvait dans une certaine mesure parler de sous systèmes territoriaux autonomes. C’était à la fois des écosystèmes et des systèmes sociaux, politiques et économiques. Ils ne vivaient pas en vase clos. Ils étaient articulés entre eux soit par des systèmes hiérarchisés comme des royautés soit par des systèmes d’alliance et d’échange. Mais, néanmoins, “ l’empreinte écologique ” de la communauté, son lien avec le territoire, avaient un sens immédiat. Quand un décalage apparaissait entre l’évolution de la population, de ses modes de vie et de son nombre, et la capacité des écosystèmes, la société répondait soit par des révolutions technologiques, à commencer par la révolution agricole, soit par des dominations et des conquêtes, soit par des migrations, soit par de multiples formes d’autodestruction. C’est ce lien étroit et spécifique entre une société et un territoire qui donnait toute sa valeur à la notion de territoire. Les événements techniques et politiques des 18ème et 19ème siècle vont progressivement transformer les territoires en espaces. Attardons-nous un instant sur cette transformation qui va s’opérer dans les champs politique, technique et économique. Comprendre cette transformation va nous permettre de nous demander si le discours renouvelé auquel nous assistons actuellement sur les territoires est seulement un discours défensif, de repli face à la mondialisation comme le sont les discours identitaires, ou un discours prospectif dans lequel la revendication identitaire à son rôle mais participe à une dynamique d’ensemble.
Le passage des territoires à l’espace a supposé au plan des valeurs l’émergence de l’individu, par opposé à la communauté, au plan des techniques la mobilisation de l’énergie fossile et au plan des doctrines, le triomphe du darwinisme social. Au plan politique, cela a consisté à transformer la communauté en individus. Le moteur philosophique majeur de cette transformation fonctionne à plein régime dès la Renaissance mais trouve sa pleine expression politique au moment de la Révolution française. A ce moment, on remplace la communauté par les individus citoyens et la juxtaposition des territoires singuliers qui forment la nation en l’espace de la Nation, une et indivisible.
Voilà que s’introduit une première idée fondamentale du passage du territoire à l’espace : on veut une société sans grumeau. Le débat de l’Assemblée Constituante en France, lors de la création des départements appelés à se substituer aux anciennes provinces, est de ce point de vue prodigieux. Aux yeux des Constituants, l’ennemi à combattre c’était la superposition insupportable de territoires singuliers qui caractérisaient l’ancien régime. Les territoires étaient délimités par d’innombrables frontières : celle des espaces fiscaux, celle des évêchés, celle des gouvernements militaires. Et chaque province avait son propre système de mesure, ses propres unités de mesure. Impossible de s’y retrouver. Rien de plus contraire à l’esprit de géométrie. Rien de plus contraire à une nation de citoyens une et indivisible. Alors, les révolutionnaires vont remplacer les territoires par l’espace géométrique de la Nation. Le premier projet de découpage des départements était un projet purement géométrique : on quadrillait les territoires pour créer des espaces tels que l’on puisse aller à cheval au chef lieu depuis le point le plus éloigné du département et le chef lieu devait se créer au centre géométrique de cet espace. L’histoire a eu raison de cette utopie géométrique. Les villes se sont rebellées. Il a fallu négocier. On n’est pas passé d’un coup du territoire à l’espace. Il n’empêche, l’intention des législateurs était parfaitement claire.
Sautons presque un siècle. Après la défaite de la France en face de la Prusse, lors de la guerre de 1870-1871, beaucoup de républicains progressistes se sont expatriés en Algérie et sont devenus des colons. Là, ils combattent les militaires qui avaient jusque là protégé de la colonisation les territoires indigènes. Les forces impériales de Napoléon III avaient résisté aux pressions de la colonisation pour protéger la singularité des territoires et des sociétés. Le mouvement républicain progressiste revendiquait la transformation de ces territoires en un espace homogène, brisant au passage les communautés, réclamant la transformation des biens fonciers communautaires en biens privés négociables sur un marché, etc…
Au plan de la doctrine sociale, ce mouvement de transformation de la communauté en citoyens “ libres ” va s’accompagner du triomphe du darwinisme social. Vous savez que les théories de Darwin ont eu dans la bourgeoisie un succès foudroyant à son époque. Or, du point de vue des preuves expérimentales existantes, il n’était pas possible à l’époque de décider qui avait raison de Lamarck ou de Darwin. Or on sait, dans l’histoire des sciences, qu’une théorie s’impose rapidement non parce qu’elle est vraie mais parce qu’elle répond à une attente. La doctrine de Darwin était en quelque sorte attendue par la nouvelle classe sociale dynamique que l’on appelait la bourgeoisie et qui trouvait dans la combinaison de l’idée de progrès et de l’idée de sélection naturelle la justification morale et la caution scientifique de son propre développement. Vous savez en effet que pratiquement toutes les doctrines sociales cherchent une légitimation dans un parallèle avec les sciences de la nature. Voilà que ce qui se passait sur les îles du Galapagos venait justifier les victoires de la bourgeoisie en Europe occidentale. Voilà la justification de la transformation des territoires en espace. Et, du coup, poursuivant le raisonnement, il faut imposer au Japon, à la Chine d’ouvrir leurs portes. Ils doivent s’ouvrir au progrès. Ils doivent transformer leurs vieux territoires en de nouveaux espaces où puissent se déployer librement la science et l’entreprise.
Mais tout cela n’a été possible que dans la mesure où l’on pouvait abolir en partie cet éternel obstacle de la distance et de l’énergie nécessaire pour s’en affranchir, comme il fallait faire s’affranchir, plus généralement de la dépendance à l’égard des ressources naturelles locales. Chaque communauté avait, avec son territoire, son double dans la biosphère. Elle ne peut s’en affranchir qu’en allant puiser au loin ses ressources, en cessant de s’inscrire dans le cycle fermé de la reproduction de la nature pour rentrer dans une dynamique de cycle ouvert. Mais la technique n’était pas suffisante. La technique n’est d’ailleurs jamais suffisante. Aucune transformation sérieuse qui ne s’accompagne d’une élaboration idéologique et théorique également sérieuse. Regardons comment cet édifice s’est bâti. Il fallait un principe universel, aussi abstrait que l’espace lui-même, pour comprendre ce qui régentait toute chose. Ce principe, on va le rechercher dans l’économie qui se veut dans les sciences sociales l’équivalent de la science physique dans les sciences de la nature. Comment l’économie va t-elle opérer pour construire une idéologie au service des nouvelles dynamiques sociales et techniques ? D’abord, en réduisant l’homme en société à l’individu, en s’intéressant peu à ses liens sociaux et beaucoup à l’expression de ses besoins personnels. L’économie dans le champ des sciences sociales est le pendant de l’affirmation du citoyen dans le champ politique. Puis, en réduisant les échanges sociaux aux échanges monétaires. Ce qui n’est pas monétaire n’existe pas. Enfin, en découpant le temps des hommes entre travail et non travail, entre production et non production. Dans le temps de la production les individus sont substituables les uns aux autres comme dans l’espace les lieux sont substituables les uns aux autres. Et, bien entendu, l’économie réduit le territoire à des facteurs de production et la biosphère a des ressources naturelles.
Puis, et ceci était essentiel à l’époque où l’analogie avec les sciences mathématiques et physiques était si importante, l’économie propose une loi universelle d’intégration du système, une règle de passage entre les mécanismes qui opèrent à l’échelle d’un individu et les mécanismes qui opèrent à l’échelle de la société. C’est la loi du marché. La loi du marché fait au plan des sciences sociales le pendant des lois de la gravité, des lois électromagnétiques ou de la thermodynamique dans le domaine physique. Il est d’ailleurs significatif qu’on parle de “ marché parfait ” dans les mêmes termes que l’on parle en physique de “ gaz parfait ”. Dans la réalité des sociétés, il continue à y avoir des grumeaux. Les grumeaux s’entêtent ! Mais ce ne sont là que des défauts du système. Derrière, il y a le modèle du marché parfait comme il y a le modèle des gaz parfaits derrière la friction observée dans les gaz réels.
Enfin, la dernière étape de la transformation concerne le temps. On va substituer au temps historique, marqué par des cycles, par des répétitions saisonnières, par les singularités de chaque période, le temps de la pendule. Un temps rendu à son tour aussi isotrope que l’espace. Le temps des pendules de l’usine, partout et dans toutes les directions.
Rappelons nous des bêtises qui ont été dites à propos de la chute du mur de Berlin, où certains n’ont pas hésité à parler de fin de l’histoire. Que signifie la fin de l’histoire sinon la suppression des grumeaux de temps ! Un temps abstrait, parfait comme les gaz parfaits.
Dans la dynamique de passage des territoires à l’espace abstrait, les systèmes sociaux et économiques anciens se désarticulent. Dans le nouveau contexte technique, philosophique et politique ainsi créé, un nouvel acteur social va se développer jusqu’à devenir presque hégémonique parce que c’était une espèce particulièrement bien adaptée aux nouvelles conditions du milieu : l’entreprise. L’économiste philippin Sixto Roxas, qui participe à notre chantier, souligne que ce qui est nouveau à partir du 18ème siècle ce n’est ni le marché - car les commerçants sont de toujours - ni l’entrepreneur qui lui aussi a un long passé mais bel et bien l’entreprise c’est-à-dire un nouveau type d’institution avec sa logique, sa structure, ses intérêts, son mode d’évaluation de ses résultats. Il est intéressant, en revenant à l’histoire de la Révolution Française, de réaliser que les gens mêmes qui étaient en train de conduire la révolution politique n’étaient pas conscients de ce qui était en train de s’opérer avec l’émergence de l’entreprise. Ils avaient beaucoup réfléchi aux droits politiques, à la démocratie, à la Nation. Mais il y avait un point sur lequel ils n’avaient pas du tout réfléchi : l’entreprise. Ils n’avaient pas perçu la montée, pourtant déjà à l’œuvre sous leurs yeux, de ce qui allait devenir l’acteur dominant des deux prochains siècles. Et cela est si vrai que l’on a mis beaucoup de temps au 19ème siècle pour construire un modèle mental de l’entreprise. Faute de réflexion autonome sur ce nouvel acteur, on s’est pendant longtemps inspiré soit de la famille soit de l’armée pour le concevoir.
Attardons nous un instant sur les raisons du triomphe de ce nouvel acteur social. Pourquoi était-il si parfaitement adapté aux nouvelles conditions du milieu ?
La première raison, c’est que dans un monde dont les modes de production supposaient une transformation physique et chimique de la matière et une articulation de divers savoir faire, l’entreprise était l’espace majeur de médiation entre les savoirs et les produits. Elle le demeure aujourd’hui encore. Il ne faut pas croire que des savoirs théoriques se transforment facilement en savoir faire mis en œuvre dans des produits. Ce n’est pas seulement une question de capital disponible. Cela demande des systèmes de médiation complexes et l’entreprise est un formidable système de médiation entre les savoirs théoriques à un bout et les besoins de la clientèle de l’autre.
Deuxièmement, l’entreprise est un acteur mobile. Bien adapté pour se déplacer rapidement dans un espace isotrope. Une communauté, ça ne sait pas bien se déplacer. Et quand ça cherche à se déplacer ça se voit, comme on le constate avec l’immigration ! Il y a encore et toujours des grumeaux.
Troisième caractéristique, l’entreprise est une espèce sociale particulièrement apte à l’adaptation. Bien plus apte que les individus, que les institutions publiques, sans parler de l’Université ! Car celui qui saura transformer l’université aura véritablement droit à un bon point.
Enfin, l’idéologie de l’entreprise était congénitale au darwinisme. « Vous voyez bien, expliquait-on, que la concurrence, la lutte pour la vie, sont le propre de la nature lui-même, d’ailleurs regardez comment ça se passe pour les animaux ! Toutes les idéologies ont besoin de se construire une fausse anthropologie. Dire que ceci ou cela est “ inhérent à l’homme ”, cela évite de se demander d’où ça sort et comment ça s’est construit ».
Ainsi l’entreprise, cette nouvelle espèce si bien adaptée aux conditions du milieu, a grandi et prospéré. Les sociétés étaient articulées autour des territoires, l’entreprise les désarticule et organise la société autour d’elle. Et il est vrai que dans un premier temps, l’humanité ayant le sentiment d’opérer dans un espace en expansion, du moins l’humanité occidentale, sans cesse à la conquête de nouveaux produits et de nouvelles ressources naturelles, enfin affranchie de la dépendance à l’égard des cycles fermés de la reproduction naturelle, les activités industrielles peuvent se concurrencer et les entreprises entre elles n’ont guère besoin de relation. J’étais au printemps dernier à un séminaire de chefs d’entreprises. L’un d’eux faisait observer : “ c’est curieux, nous passons 80 % de notre vie à coopérer mais dans 90 % de nos discours nous ne parlons que de concurrence ! ” Ainsi au nom de l’individu parfait on dissimulait le caractère essentiel des liens sociaux et au nom de la concurrence parfaite le rôle essentiel de la coopération entre entreprises.
Il est frappant de voir comment cette forme de désarticulation, ou plus exactement de restructuration de l’activité autour de produits, s’est étendue aux services publics eux-mêmes. La gouvernance, par imitation de l’entreprise, se met à définir elle-même comme la délivrance au moindre coût d’une série de services séparés des uns des autres.
Et, comme le notait un autre participant à notre chantier, Larry Oristo, ce qui ne se mesure pas ne se gère pas. Or, que mesure t-on aujourd’hui des liens sociaux, des relations entre entreprises ou entre territoires ? nos systèmes comptables sont polarisés sur l’analyse des flux monétaires, qu’il s’agisse de la comptabilité de l’entreprise ou de la comptabilité nationale. Ce faisant, c’est toute la connaissance de la réalité des échanges au niveau local qui disparaît faute d’instrument de mesure. J’ai beaucoup pratiqué l’aménagement du territoire en France. Il y a extrêmement peu d’analyses des circulations de biens et de services au niveau local, encore moins de comptabilité consolidée d’un territoire. En faisant disparaître la mesure, on fait disparaître l’objet.
La revanche des territoires
Pourquoi penser que le mouvement séculaire de disparition des territoires au profit de l’espace est en train de s’inverser ? Sous l’influence me semble t-il de deux grands courants. Le premier tient à l’évolution des techniques et de l’économie elles-mêmes. Le second à la nécessité de repenser nos relations avec les écosystèmes. Pour comprendre le premier courant, il suffit de se rappeler que l’acteur collectif le plus dynamique du monde à l’heure actuelle n’est ni Général Motors, ni IBM, ni Renault, mais bel et bien la Diaspora chinoise. C’est la diaspora chinoise qui joue un rôle déterminant dans le développement de la Malaisie, de l’Indonésie, de Hong Kong, de Thaïlande. C’est l’acteur collectif le plus dynamique du monde. Quel sacré grumeau dans la pâte ! Car, en effet, c’est quoi la diaspora chinoise ? C’est avant tout un fabuleux système de relations organisé autour de quelque chose que nous tendions à considérer comme archaïque, la famille élargie. Ainsi, le support de l’économie de demain serait précisément une forme jugée archaïque de la société ? A peine avait-on passé la soupe sociale au tamis fin pour en tirer des citoyens isolés et des “ homo-économicus ”, que les grumeaux se reforment et quels grumeaux !
La deuxième dynamique extrêmement frappante est celle des villes. Lorsque j’ai commencé ma carrière dans le domaine de l’aménagement urbain, il y a plus de trente ans, la plupart des prospectivistes annonçaient la fin des villes. Ils se basaient sur le fait que le développement des communications à distance, comme celui des capacités de calcul, retirait les justifications historiques des liens de proximité. La transformation du monde semblait leur donner raison puisque l’économie manufacturière avait entamé un gigantesque processus de délocalisation. Dès lors que la proximité n’avait plus de raison déterminante, on allait assister à une occupation beaucoup plus homogène de l’espace. Or, trente ans après, que constate t-on ? Partout au monde un fabuleux processus de métropolisation. Or qu’est ce que la métropolisation sinon la polarisation de l’espace ? On avait tout fait pour fabriquer un espace homogène et on se retrouve avec un espace complètement polarisé. Regardez Singapour, regardez la Silicon Valley : à l’intérieur de chaque pays on voit une différenciation des zones absolument extraordinaire. A quoi tient cette polarisation de l’espace ? Tout simplement au fait que l’on passe d’un système pyramidal d’organisation de savoirs segmentés à un système d’articulations complexes des savoirs et des savoir faire.
J’ai analysé il y a une dizaine d’années l’évolution des entreprises dans leurs rapports avec le territoire. Que constate t-on ? Qu’au sein d’une entreprise, les échanges formels sont faciles à gérer à distance, à l’intérieur d’un ensemble structuré. Que la billetterie de British Airways soit traitée en Inde ne pose aucun problème : tout fonctionne à l’intérieur de procédures codifiées de traitement de l’information. Il n’en va pas de même pour la gestion des échanges informels, de l’information peu codifiée donc de l’information la plus riche, la plus chargée de sens. C’est le cas des relations de l’entreprise avec son environnement extérieur. C’est même le cas à l’intérieur des entreprises dès lors que l’on sort du modèle de l’industrie manufacturière, où les tâches sont rigidement codifiées, pour aller vers des processus techniques et organisationnels où des personnes doivent se mettre à travailler ensemble, mener des projets, articuler le technique et le social : en un mot ne plus seulement ajouter des compétences mais relier des passions, confronter des représentations du monde. Il est significatif à cet égard que l’on évolue progressivement vers des entreprises en réseau.
A la place de systèmes pyramidaux, on installe des systèmes où les différents nœuds du réseau ont de plus en plus d’autonomie entre eux. Ce faisant, s’estompe la distinction radicale que nous étions habitués à faire entre l’intérieur et l’extérieur de l’entreprise. Les liens d’un nœud du réseau avec son environnement sont souvent de même ampleur que les liens entre les nœuds du réseau au sein de l’entreprise. De la même manière on voit dans certains métiers, par exemple l’informatique, des solidarités professionnelles, donc transversales aux entreprises, de même intensité que les solidarités au sein d’une entreprise. Il n’est pas étonnant dans ces conditions que l’économie de cette fin de 20ème siècle ressemble plus à l’économie marchande du 18ème, avec ses pôles urbains d’échange et de circulation de l’information, qu’à l’économie manufacturière du 19ème avec ses échanges inter-industriels.
Cette évolution se trouve portée par l’évolution même des systèmes techniques qui permet la réduction de taille des équipements, la réduction de taille des séries, la différenciation des marchés. Tout ce mouvement fait redécouvrir le territoire, la diversité, la gestion systémique au sein même de l’entreprise. C’est encore au sein de l’entreprise que l’on voit depuis quelques années se développer un mouvement encore timide mais très dynamique d’écologie industrielle. C’est-à-dire que l’on se met à regarder le système industriel du 19ème siècle, composé d’entreprises juxtaposées dont chacune puise dans son environnement des matières premières et rejette des déchets, comme un système transitoire, juvénile, immature, appelé à céder le pas à des systèmes plus mûrs où les échanges entre entreprises sont beaucoup plus denses et où les déchets de l’une sont la matière première de l’autre.
Tout pousse ainsi l’entreprise elle-même, qui avait été le premier acteur de la désarticulation des territoires, à réinvestir le territoire.
L’autre raison de la redécouverte du territoire, c’est évidemment l’impuissance de l’économie à assurer la cohésion sociale. C’est Herman Daly, l’économiste américain, qui fait observer que comme la relation sociale ne faisait pas partie des hypothèses de l’économie, celle-ci est impuissante à mesurer les dommages qu’elle crée à cette relation sociale : puisqu’elle ne l’a pas vue au départ, elle n’a guère de chance de la voir à l’arrivée. Conséquence, lorsque le système des entreprises, lorsque l’économie ne parviennent pas à assurer à chacun un travail stable, à offrir dans son sein la relation sociale qui s’est brisée à l’extérieur d’elle, la cohésion sociale se trouve gravement menacée. Un ami africain me disait un jour, “ si ça continue, dans les villes africaines, la moitié de la population sera payée pour assurer le gardiennage et la sécurité de l’autre moitié ”. Chacun perçoit bien l’impasse. Face au risque qui pèse sur la cohésion sociale, les chefs d’entreprises sont aussi désarmés que vous et moi. J’ai eu l’occasion de m’en entretenir avec quelques chefs d’entreprises au mois de Juin lors du séminaire dont je vous ai parlé. Très souvent, le chef d’entreprise répond : “ ma femme serait tout à fait d’accord avec vous ! ” Essayons de décoder le message. Il signifie simplement : “ en tant que citoyen privé, je suis d’accord avec vous, mais je ne suis pas en mesure de transposer ces préoccupations privées au plan institutionnel ”. Cette désarticulation de la société se retrouve en quelque sorte dans les têtes. Ce que l’on voit monter dans le monde d’aujourd’hui, dans la finance, dans l’entreprise, sans parler du monde militant est la schizophrénie, c’est-à-dire une tendance à la coupure entre l’univers privé où l’on se pose des questions et l’univers public.
Pour l’instant on répond au problème posé en disant : il faut toujours plus, encore plus de ce qui a créé des problèmes. Voit-on des problèmes créés par les sciences et les techniques ? Plus de science et plus de technique y pourvoiront. Voit-on des problèmes créés par un fonctionnement social basé sur l’entreprise, plus de libertés données aux entreprises permettront de revenir au plein emploi. Voit-on les dégâts sociaux et écologiques d’un mode de croissance, relançons la croissance et nous saurons y répondre. Mais le grand problème, tout le monde le voit, c’est qu’une telle relance de la croissance selon les modèles de développement en vigueur, accroîtrait encore plus la pression sur la biosphère, ne permettrait pas de réduire notre empreinte écologique. La solution est évidemment élémentaire à énoncer : pour avoir plus de croissance et moins d’empreinte écologique, moins de pression sur les ressources naturelles, il suffit dans les produits d’incorporer beaucoup plus d’intelligence, de travail, d’échange social et beaucoup moins de matière et de transport. Et là, à quoi se heurte t-on ? Tout simplement aux outils de mesure. L’économie, étant fondée sur l’analyse des flux monétaires, sait très mal distinguer dans la valeur la part des ressources utilisées et la part du travail humain. En Europe, par exemple, nous avons développé un système sophistiqué de comptabilité de la valeur ajoutée tout le long d’un processus de production, pour des raisons fiscales, pour déterminer la taxe à la valeur ajoutée. Par contre, nous ne nous sommes pas dotés des mêmes outils pour suivre l’empreinte écologique, pour voir comment tout au long du processus de production et d’échange le produit acheté vient en quelque sorte s’alourdir de son fardeau supplémentaire de ressources naturelles non renouvelables ou faiblement renouvelables consommées.
D’où l’on déduit qu’au lieu de taxer la valeur ajoutée, donc l’incorporation de travail humain au produit, donc se qui en fait sa valeur sociale, il vaudrait peut être mieux taxer son empreinte écologique qui n’incorpore pas d’échange social et comporte en germe les déséquilibres entre l’homme et la planète. Si on le voulait, il ne serait pas plus difficile de suivre à la trace cette empreinte écologique que de suivre à la trace la valeur ajoutée.
Mais élargissons à nouveau la réflexion. L’économie, parce qu’elle se fonde sur l’analyse des flux monétaires ignore l’essentiel de l’échange qui est non marchand. Dans l’avenir, il faudrait réunir le travail marchand et le travail non marchand sous le même chapeau de l’échange social et au contraire isoler dans l’échange l’empreinte écologique du travail humain incorporé. De toutes façons, une telle démarche conduit à substituer des services à des biens. C’est effectivement un mouvement déjà en cours dans l’économie. Ce que les spécialistes de l’écologie industrielle appellent la “ relocalisation de l’industrie ”. Et qui dit relocalisation dit redécouverte du territoire comme espace majeur de l’échange. Voilà le territoire qui prend sa revanche.
Cette revanche du territoire va redonner à son tour ses lettres de noblesse aux régulations socio-politiques. Dans un système mondialisé d’entreprises, régi par le principe intégrateur du marché, les régulations sociales n’ont guère d’autre rôle en théorie que d’organiser les conditions de la concurrence. Et l’on voit bien comment le rôle des États-Nations et l’exercice du pouvoir politique à cette échelle se trouvent progressivement vidés de leur sens. L’espace politique est vide et permet le déploiement sans limite de la très grande entreprise. Or c’est un danger pour l’entreprise elle-même : géante dans l’exercice effectif de la responsabilité elle reste un nain dans l’exercice juridique de cette même responsabilité : en étant comptable de ses actes seulement devant ses actionnaires, elle crée un déséquilibre entre responsabilité de fait et responsabilité de droit dont elle finira elle-même par pâtir. Partout au monde, on prend conscience de la nécessité de nouvelles formes de régulation socio-politique, opérant aux nouvelles échelles réelles des interdépendances. Mais quelles vont être ces nouvelles régulations politiques ? Nous pouvons le pressentir à partir des utopies en présence. Il est important de voir si notre réflexion sur le territoire participe à une de ces utopies et si oui à laquelle.
La première utopie est celle d’une démocratie mondiale, d’une société faite de six milliards de citoyens isolés. Une immense soupe sans grumeau. Je n’y crois guère avant longtemps et c’est tant mieux.
La seconde utopie est celle que j’appellerai “ utopie de Davos ”. Davos est une petite ville de Suisse où se réunit annuellement le Forum Économique Mondial. Ce forum est un phénomène extrêmement intéressant. Son statut n’est pas plus officiel que celui du colloque Nikan. Le forum n’est pas une institution, c’est simplement une association, sans aucun pouvoir formel. Mais, la réputation aidant, viennent annuellement à ce forum les élites mondiales de l’économie, de la science, de la politique et même maintenant du journalisme et du syndicalisme pour discuter de ce qui est en train de se passer dans le monde. Progressivement ce forum débouche sur l’utopie des “ 2000 personnes en réseau qui dialoguent entre elles ”. 2000 personnes en charge de grandes responsabilités qui dialoguent entre elles par des vidéos conférences c’est après tout plutôt rassurant ! C’est mieux que rien du tout, surtout pour nous qui avons parfois le sentiment qu’il n’y a pas de pilote dans l’avion. Mais cela reste une utopie où il y a, pour prendre la métaphore scolaire que j’ai déjà utilisée, la cour des grands et la cour des petits. Et je dois dire que cela ne me séduit guère.
La troisième utopie, celle qui me préoccupe par dessus tout, c’est l’utopie totalitaire. Il se trouve que j’ai participé à deux séminaires internationaux l’an dernier, l’un avec des chercheurs, l’autre avec des acteurs administratifs et politiques. Dans les deux cas, le séminaire portait sur les relations entre démocratie et long terme. Dans les deux cas le couplage des deux mots était suivi d’un point d’interrogation. Cela signifie tout simplement qu’un doute est en train de se diffuser dans nos esprits. Nous doutons que le système démocratique, avec ses petites échelles de gouvernance, avec ses petites échéances électorales, avec ses petits jeux politiques soit en mesure de concevoir et conduire les mutations à long terme que nous savons pourtant indispensables. Alors, on commence à penser, sans le dire, à une espèce de gouvernement des savants. Je crois important de prendre garde à cette utopie.
Quatrième utopie en présence, celle que je qualifierai d’utopie des “ pilgrims fathers ”. L’idée est simple : le monde va à sa perte, c’est la catastrophe, jamais le monde, jamais l’humanité n’ont eu la sagesse de réagir avant que la catastrophe ne soit là. Mais nous, nous ferons partie du peuple élu qui saura échapper à la catastrophe pour reconstruire un monde idéal.
Face à ces utopies je défends celle de la construction d’une société mondiale avec grumeaux. Le territoire est la brique de base de la gouvernance de demain parce qu’il est indispensable de réintégrer le social, l’économique et l’écologique, le technique et le culturel. On sait bien qu’aucun plan environnemental au niveau national n’aura de véritable pertinence parce qu’il sera toujours marginalisé par rapport au “ vrai ” sujet que sont la finance et l’économie. C’est seulement à des échelles adéquates de territoire que l’on peut réarticuler des préoccupations de différents ordres.
Le local, la gestion du territoire, se trouvent investis, face au défi futur de la gouvernance, d’une double mission : mettre en place des modalités de gestion systémique ; créer un niveau d’apprentissage de la citoyenneté, citoyenneté qui devra s’exercer ensuite à d’autres échelles. En effet vous vous rendez compte comme moi que la citoyenneté, si elle est réduite au jeu de la démocratie locale, n’est qu’une vaste plaisanterie. Citoyenneté veut dire participation à la gestion des affaires de la cité. Si la cité est planétaire, la gestion de la commission scolaire au niveau local est bien intéressante pour le développement de relations sociales mais n’est pas en soi réelle citoyenneté. Mais, pour construire une citoyenneté, qu’elle soit locale ou planétaire, il faut bien commencer par en faire l’apprentissage quelque part et c’est au niveau du territoire local.
Quand je dis “ brique ” de gouvernance, je veux rappeler qu’un tas de briques n’est pas un édifice. Le “ local ” n’existe pas sans sa relation au “ global ”. Par contre, il doit être pensé dans des termes radicalement nouveaux. Je n’aime pas, je l’avoue, le slogan classique : “ pensons globalement, agissons localement ”. Pourquoi ? Parce que dans ce slogan on ne sait pas qui pense globalement et à ma place et on ne sait pas mieux en quoi une pensée globale peut relier entre elles les différentes dimensions de la vie en société. Et quand on me dit “ agir localement ” je répugne s’il s’agit de mettre en œuvre des directives et des mots d’ordre venus d’ailleurs, en fonction d’un agenda et au nom de savoirs dont je n’ai pas la maîtrise. Pour moi le problème actuel est exactement inverse. C’est à partir du local qu’on peut renouveler la pensée, y compris sur les systèmes de développement. Mais pour cela il faut avoir une pensée sur l’articulation des niveaux locaux entre eux et avec le niveau global. Ce lien ne pourra plus demain être un lien pyramidal, encore faut-il concevoir ce nouveau lien. En d’autres termes la pensée locale ne sort de la marginalité que dans la mesure où elle est aussi pensée sur les relations entre le local et le global.
Je voudrais pour terminer décrire rapidement les pistes de réflexion et d’action qui sont ressorties de notre chantier de travail. Je rappelle qu’il y en a trois : le local est un lieu privilégié pour inventer des alternatives de développement ; il faut transformer en profondeur la gouvernance des territoires ; le passage du local au global peut s’opérer par de nouvelles formes de fédération des territoires.
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Penser et inventer les alternatives de développement. Tout d’abord, comprendre. C’est au niveau local en effet qu’on peut le mieux comprendre les pathologies du modèle de développement actuel. Qu’on peut comprendre que ce qui ne va pas ne résulte pas de la mauvaise volonté des acteurs mais des gènes du système lui-même. Comprendre, au plan étymologique, cela veut dire prendre ensemble, remembrer, analyser ensemble la réalité locale pour passer de là à la réalité du monde. Je crois que l’on comprend mieux le monde à partir du local que le local à partir du monde ! Ensuite, mesurer. Il faut étayer notre compréhension par des outils de mesure car ces outils structurent notre réalité. J’en ai pris plusieurs exemples tout à l’heure à propos de la place hégémonique des mesures de flux monétaires. C’est pourquoi nous pensons qu’il faut promouvoir des outils de comptabilité globale des communautés : tant que la richesse des échanges au sein d’une communauté ne sera pas mesurée alors que la réalité comptable et économique de l’entreprise fait l’objet de mesures extrêmement fines, la première sera réduite à un discours sympathique sur la démocratie participative. Pour comprendre, il faut changer de lunettes, il faut interroger nos modèles mentaux, nos catégories de raisonnement. Car nous voyons le monde à travers des lunettes et le plus difficile, comme disait en substance Heidegger, est de voir nos lunettes et d’en changer. Il faut par exemple interroger l’opposition entre privé et public, entre travail et non travail, entre productif et improductif ; nous restons convaincus que la satisfaction de besoins matériels sans cesse recréés à coup de publicité, que l’accumulation de l’avoir nous permettent d’accéder au bonheur des êtres ; nous faisons comme si l’entreprise était nécessairement et à tout jamais l’acteur social dominant. C’est toutes ces catégories qu’il faut réinterroger à partir du local. Mais il ne s’agit pas seulement de penser même si, je crois l’avoir assez souligné, la pensée est essentielle pour passer de l’agitation à l’action. Il faut aussi expérimenter. C’est au niveau local qu’on retrouve la joie d’agir et d’inventer.
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Deuxième orientation, la gouvernance et les processus de changement. Notre mode de gestion devra changer. Je me bornerai à en donner deux exemples : le rôle des processus de dialogue et la construction de représentations communes.
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Rôle des processus de dialogue tout d’abord. Nous nous sommes habitués à concevoir le débat politique comme une procédure de choix, sanctionnée par le vote, entre deux solutions prédéterminées. Mais, dans un système complexe, ce n’est pas ça la politique ; c’est plutôt l’art d’organiser les débats pour construire une solution. La question centrale ne se situe pas au niveau de la procédure de choix mais au niveau du processus collectif d’invention. En un mot il faut passer d’une gouvernance par les procédures à une gouvernance par les processus.
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Construction de représentations communes ensuite. Nous avons beaucoup débattu au sein de notre atelier de la question du conflit. Nous sommes attentifs à éviter une vision irénique du développement durable, selon laquelle les conflits d’intérêt disparaîtraient au profit du bien commun. Non, le conflit est bien une des manières de progresser. Par contre, lorsque le conflit est simplement vu comme une procédure d’élaboration de compromis entre des intérêts définis à l’avance, il n’y a plus de place pour l’invention, il n’y a de place que pour le rapport de force. Or, précisément, le fondement du politique, le fondement des processus de gouvernance c’est la transformation progressive des représentations : représentation du monde et représentation de l’autre. Une des grandes faiblesses des multiples tables rondes organisées par les gouvernements ou les négociations internationales c’est de mettre autour de la table non pas les véritables acteurs du changement mais des représentants institutionnels de ces acteurs : des fédérations d’entreprise, des permanents des syndicats, des fonctionnaires, etc…Ce faisant, on met en scène un débat entre des rôles figés. Aucune des personnes autour de la table n’a véritablement liberté de reconnaître que sa vision s’est transformée parce qu’il ne parle pas en son nom propre mais au nom de ses mandants. Pour dépasser ce blocage, il faut parvenir à créer des espaces de dialogue où les véritables acteurs sont en présence, ce qui, soit dit en passant, exclut en général que ce dialogue soit médiatisé dès le départ. Pour changer la gouvernance, il faudra aussi bien sûr faire évoluer nos corps professionnels et nos institutions publiques. Nous avons besoin d’organisations apprenantes, d’organisations capables d’inventer, de se transformer progressivement par essais et erreurs. Une des grandes faiblesses des institutions publiques que je connais est d’être très largement amnésiques. Elles n’ont pas de procédure de construction de leur mémoire. Mais sans mémoire, pas de possibilité d’apprendre et de se transformer.
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Enfin, la dernière orientation concerne l’articulation du local et du global. Nous devons évoluer de manière parallèle à celle des entreprises qui sont passées de la pyramide au réseau. Dans ce processus, l’échange d’expériences a un rôle majeur à jouer. Non pas l’échange d’expériences éphémère, celui que nous vivons l’espace d’un colloque, mais un échange structuré, permanent. J’ai développé par ailleurs le concept de subsidiarité active. Il repose sur une idée simple : dans la conception classique des sciences politiques, ce qui comptait c’est l’exercice de l’autorité et la mise en œuvre des régulations socio-politiques à une échelle de territoire donnée. Dans la gouvernance à inventer, la tension se déplace de la gestion d’un territoire à l’articulation entre différentes échelles de territoire. Dans les sociétés humaines, le grand défi de la gouvernance c’est de concilier l’unité, qui reflète nos interdépendances, et la diversité qui nous enrichit. Cette dialectique de l’unité et de la diversité se joue très largement au niveau de l’articulation entre deux échelles de gouvernance : entre les régions du monde et les nations, entre les nations et les provinces, entre les provinces et les villes, entre les villes et les communes, entre les communes et les quartiers. Aucun des grands problèmes d’aujourd’hui ne peut être résolu à une seule de ces échelles. Là où nous étions habitués à penser en terme de partage des compétences nous devons commencer à penser en terme de responsabilité partagée. L’espace de la diversité s’exprime dans la liberté laissée à chaque entité élémentaire d’inventer des solutions. L’espace de l’unité s’exprime par le fait que ces solutions doivent satisfaire à un minimum de cahier des charges qui garantie la cohérence avec le reste du système. Au cours même du colloque Nikan, vous vous êtes donnés comme objectif de dégager de la multiplicité des expériences présentées par les uns et les autres un cahier des charges du développement durable au niveau local. C’est exactement ce qu’il faut faire, ce qu’il faut poursuivre : inventer des solutions à partir des expériences, transformer la confrontation d’expériences en un cahier des charges et ceci peut s’opérer de proche en proche aux différentes échelles de la gouvernance.C’est ce que j’appelle le principe fractal de la gouvernance : les relations entre deux niveaux successifs du système sont les mêmes quels que soient ses niveaux.